André Breton
Hommage
A qui s'applique moins à balayer du revers des doigts les raisons, prétextes et différences à nous tous proposés par les tenants d'un monde inconsistant et très précisément perverti, qu'à les pousser à bout, à les presser d'un doute rigoureux, à les interroger sans fatigue sur leurs sources et leurs preuves et comme à les saouler d'eux-mêmes, il apparaît plus ou moins vite que les illusions patiemment dénoncées et les lois enfin découvertes ne demeurent probables, et si l'on veut ne tiennent le coup qu'au prix d'une transmutation de leurs éléments, impensable sinon indicible, et telle qu'il ne puisse pénétrer — il le décèle, à l'instant d'une évidence peu soutenable — dans le domaine à lui promis par on ne sait quelle assurance, qu'à la condition d'être en toute circonstance capable d'échanger le mot pour l'idée (ou l'idée pour le mot), la matière pour l'esprit, le haut pour le bas, la gauche pour la droite.
Lui, ne rejette pas, pour autant, ses inventions antérieures : simplement il les pèse et les jauge. Il s'absente un moment. Il tente d'ajouter à chacune d'elles cette part de secret. Or c'est ici qu'il rencontre André Breton, solidement posté sur cette place, et maître de ce moment. Il admire qu'un homme puisse assumer de primesaut ce qu'à peine osait-il attendre de la grande patience et de l'exténuement. Il observe avec timidité ce cristal au centre de la tourmente, cette transparence au croisement des rayons noirs. Il voit se dresser la main qui fume encore un peu, comme une branche mal éteinte, et d'un revers des doigts, balaie...
Jean Paulhan, 1950, in Œuvres Complètes.
Un héros du monde occidental
Je ne vois pas un éloge que ne méritent les doctrines à la mode. De leur point de vue s'entend. Elles sont subtiles et vastes. Elles n'avancent prudemment qu'à mille petits pas. Elles se complètent l'une l'autre. Sartre a donné mauvaise conscience à plus d'un bourgeois satisfait, mais Freud a guéri de sa mauvaise conscience plus d'un bourgeois anxieux. Marx a fait des empires (où d'ailleurs il aurait peine à se reconnaître). Mais Einstein a trouvé le moyen de nous débarrasser des empires, et du même coup des continents qui les portent. Les progrès de la médecine infantile nous valent chaque année quelques millions d'enfants de trop ; mais les progrès de la science atomique nous promettent à bref délai la suppression des mêmes enfants, sitôt parvenus à l'âge adulte. D'ailleurs modestes, ces doctrines, et qui n'aspirent, loin de le connaître, qu'à changer le monde et se supprimer du même coup. Qui songerait encore à lire Marx dans une société sans classes, Freud dans un monde libre de complexes, Einstein dans un univers réduit à quelques citoyens errants ? A côté de tels mérites, les doctrines en question offrent pourtant un singulier défaut.
C'est qu'elles sont décevantes : elles expliquent tout, et plus rien ne semble valoir la peine qu'on l'explique. Chaque événement devient clair, et il est mystérieux, il est proprement incompréhensible — je cite Einstein — que chaque événement soit clair : c'est comme si on l'avait fait exprès. D'ailleurs, si bien agencés qu'ils soient, leurs mondes ne ressemblent guère au nôtre. On n'y trouve ni les émois d'un premier amour (et même d'un second, ou d'un troisième) ni les effrois de la nuit. Ils ne donnent pas envie de planter un arbre, ni de se rouler dans l'herbe. A vrai dire l'on n'y trouve rien qui vaille la peine de vivre.
Où s'en va l'espoir ? Ah ! certes pas du côté des sociétés de pensée, ni même des religions établies — trop établies, et d'ailleurs en doute sur elles-mêmes, trop soucieuses de se mettre à la page. Pourtant (se dit-on), il y suffirait d'un homme, d'un geste, d'un regard. D'une voix : j'ai pensé longtemps que ce pourrait être celle de Breton. Saint Augustin dit quelque part qu'il est donné aux pauvres gens que nous sommes de prononcer, sans l'avoir prévu, des phrases propres à faire de nous les égaux de Dieu, des phrases proprement divines. Ce serait, pourquoi pas :
J'accepterais d'acquitter le droit que je m'étais donné une fois pour toutes de n'exprimer d'autres idées que les miennes.
ou
mon refus d'en passer par où presque tous les autres passent, qu'ils soient dans un camp ou dans l'autre...
Il s'agit, pour saint Augustin, d'user en tout cas des mots, non seulement avant qu'ils résonnent, mais avant même que l'âme forme la moindre idée de leur bruit. André Breton dit encore :
Les siècles boules de neige n'amassent en roulant que de petits pas d'hommes.
(où l'on aurait bien tort de voir une “image”. D'ailleurs, quelle image ?) Et :
Dada ne se donne à rien, ni à l'amour, ni au travail. Il est inadmissible qu'un homme laisse une trace de son passage sur terre.
Au plus près :
Ses yeux (je n'ai jamais su dire la couleur des yeux : ceux-ci pour moi sont seulement restés des yeux clairs), comment me faire comprendre, étaient de ceux qu'on ne revoit jamais.
Et encore :
C'est assez, pour l'instant, qu'une si jolie ombre danse au bord de la fenêtre, par laquelle je vais recommencer chaque jour à me jeter.
Je ne dis pas que l'influence assez mystérieuse de ces phrases se laisse analyser. Non, c'est le contraire : tout se passe comme si elles étaient plus faites pour expliquer qu'explicables :
Cette royauté sensible qui s'étend sur tous les domaines de mon esprit, et tient ainsi dans une gerbe de rayons à portée de la main.
ou :
Cet enchantement continue et continuera à ne faire qu'un avec vous, il est de force à surmonter en moi tous les déchirements du cœur.
Qui songe cependant à l'histoire du surréalisme : à tant de manifestes à grand fracas, d'exclusions, de congrès et de fédérations universelles (Trotsky en fût-il président), n'évite pas de penser, non sans tristesse, qu'il n'est pas toujours possible à un homme de dire ce qu'il sait. Breton est mort. Tout est à recommencer.
Jean Paulhan, 1967, in Œuvres Complètes.
Ressources
André BRETON – Documentaire légendaire : Passage Breton (1970)
André Breton, Une vie, une oeuvre - France Culture
Entretien avec André Breton (1960)
En 1961, André Breton raconte et explique le mouvement surréaliste
André Breton raconte la naissance du surréalisme
Qu'est-ce qu'un rêve surréaliste ?
La véritable histoire de "Nadja" de Breton
Le Surréalisme après le Surréalisme - France Culture
Ressources André Breton — site Mélusine
10 épisodes.
Correspondance : André Breton & Jean Paulhan, 1918 - 1962
Expositions :
Actualités :
- Ecrire la Terreur (Sorbonne-Nouvelle, Paris), appel à communication – 2023-03-04
- Nadja, un itinéraire surréaliste – 2022-04-25
- André Breton, Jean Paulhan, Correspondance (1918-1962) – 2021-12-02
- Chercher l’or du temps : surréalismes, art naturel, art brut, art magique – 2021-09-08
Voir aussi, de Jean Paulhan :
- Congrès de Paris, 1921
- Quelques lettres à Joë Bousquet
- Quelques lettres à Paul Éluard
- Note de travail de Jean Paulhan envoyée à Jacques Rivière (6 mai 1920)
- Note de travail de Jean Paulhan envoyée à Jacques Rivière (17 mai 1920)
Mention de André Breton dans un texte sur Jean Paulhan :
- Le bouquet de violettes de Jean Paulhan de Paule Thévenin
Mention de André Breton dans un texte sur la constellation :
- Esquisse d'un double portrait de Léon Pierre-Quint et de Jean Paulhan en maîtres de jeu de Bernard Baillaud
Texte de André Breton dans la constellation Paulhan :
- Au grand jour de André Breton
- Lautréamont envers et contre tous de André Breton
Bibliographie des textes parus dans la NRF
Les textes qui suivent, publiés dans La Nouvelle Revue Française, sont regroupés en quatre grands ensembles, les textes de André Breton, les notes et chroniques de l'auteur, les textes sur l'auteur et enfin, s'ils existent, les textes traduits par l'auteur.
Textes de André Breton
- Pour Dada, 1920-08-01
- Limites non frontières du surréalisme, 1937-02-01
- Constellations, 1959-03-01
Notes de André Breton
Ces textes de André Breton peuvent être des notes de lecture d'ouvrages, des notes d'humeur, des critiques de spectacles, des faits-divers, des textes inédits... Ils ont paru dans une "rubrique" de la NRf : Chronique des romans, L'air du mois, Le temps comme il passe , etc. ou dans un numéro d'hommage.
- Lettre à A. Rolland de Renéville, 1932-07-01, Correspondance
- Sur la mort de René Crevel, 1935-08-01, Correspondance
- Francis Picabia, 1954-03-01, Chroniques
- Le surréalisme même, 1956-08-01, Les revues, les journaux
Textes sur André Breton
Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, des entretiens menés par lui, ou des ouvrages édités par lui.
- Clair de Terre, par André Breton, par Jean Paulhan, 1924-02-01, Notes : la poésie
- Les vases communicants, par André Breton (Éditions des Cahiers Libres), par Julien Lanoë, 1933-02-01, Notes : la poésie
- Point du Jour, par André Breton (Éditions de la N. R. F.), par A. Rolland de Renéville, 1935-01-01, Notes : la poésie
- L'Amour Fou, par André Breton (Éditions de la N. R. F.), par A. Rolland de Renéville, 1937-04-01, Notes : la poésie
- La Clef des Champs, par André Breton (Éditions du Sagittaire), par Georges Perros, 1953-11-02, Notes : littérature
- L'Art magique, par André Breton (Club Français du Livre), par Henry Amer, 1957-10-01, Notes : les arts
- (André Breton) Plénièrement, par Julien Gracq, 1967-04-01, Hommages
- (André Breton) Souvenirs, par Philippe Soupault, 1967-04-01, Témoignages
- (André Breton) Heptaèdre Héliotrope, par Michel Butor, 1967-04-01, L'œuvre
- (André Breton) Un discours à crête de flamme, par Philippe Jaccottet, 1967-04-01, L'œuvre : les Mythes, la Poésie
- (André Breton) Breton? Un beau classique, par Étiemble, 1967-04-01, L'œuvre : Philosophie et Morale
Répartition temporelle des textes parus dans la NRf (1908—1968)
On trouvera représenté ici la répartition des textes dans le temps, réunis dans les quatre catégories précédemment définies : Textes, Notes, Traductions, Textes sur la personne.
Bibliographie des textes parus dans la revue Commerce
Les textes qui suivent, publiés dans la revue Commerce, sont regroupés en deux ensembles, les textes de André Breton et les textes traduits par l'auteur.
Textes de André Breton
- Introduction au discours sur le peu de réalité (p. 27-57), hiver 1924 [258 p.]
- Nadja (première partie) (p. 79-120), automne 1927 [196 p.]
Bibliographie des textes parus dans la revue Mesures
Les textes qui suivent, publiés dans la revue Mesures, sont regroupés en deux ensembles, les textes de André Breton et les textes traduits par l'auteur.
Textes de André Breton
Bibliographie des textes parus dans les Cahiers de la Pléiade
Les textes qui suivent, publiés dans les Cahiers de la Pléiade, sont regroupés en trois ensembles, les textes de André Breton, les textes traduits par l'auteur et les textes dont il est le sujet.