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portrait d'André Breton

Lautréamont envers et contre tous

par André Breton

Philippe Soupault

Toutes les recherches sur Lautréamont sont restées vaines. Le 2 avril 1921, Félix Vallotton, auteur du portrait de Lautréamont paru dans le Livre des Masques, nous écrivait : « Ce portrait est une invention pure, faite sans aucun document, personne, y compris de Gourmont, n'ayant sur le personnage la moindre lueur. Cependant je sais qu'on chercha. C'est donc une image de pure fantaisie, mais les circonstances ont fini par lui donner corps et elle passe généralement pour vraisemblable. » L'ombre n'a fait que s'étendre au fur et à mesure qu'on exhumait de nouvelles « œuvres » de Lautréamont, ne fussent que les Poésies et quelques lettres, qui ne permettent, qu'avec beaucoup de mauvaise foi, de passer à l'ordre du jour. L'image de pure fantaisie a fini par avoir raison de l'image véritable, celle qui se serait soustraite aux contingences de temps, d'humeur, de lecture. Tous les portraits de Lautréamont, dont aucun n'est d'après nature, se suivent et se ressemblent. L'auteur du dernier en date, M. Philippe Soupault, a fait ses preuves. Nous le connaissons depuis trop longtemps. Il mettra son nom, de plus en plus ignoble, au front de tous les livres que nous croyions fermés sur nous pour toujours.

L'humanité est dans le sac et les œuvres complètes de chacun ne cessent de paraître. Celles du Comte de Lautréamont (mais je me vois vivre, tu te vois vivre, ils meurent, nous sommes transparents comme si Lautréamont avait mille ans) ces œuvres paraissent pour la sixième et la dernière fois (1). Toutes les études, tous les commentaires, toutes les notes passés, à venir, par Philippe Soupault. « Allez la musique. » Mais quelle musique ! La fin du XIXe siècle, les chanceliers, l'exotisme, le bizarre, les maisons bourgeoises, Edgar Quinet, les citations à pleurer, l'Ecole Polytechnique, la nostalgie imbécile des femmes et du reste, Ducaise, Ducaire, Dutiers ou Duquart, ces « grands papillons qu'on nomme aujourd'hui encore les prostituées », ce qui se fait en moins ou en plus d'un an, le désespoir des locataires, les petites tasses de café et la grande tasse, savoir où l'on va, la critique littéraire, le fatal bouillon du génie, un Plutarque pour écrire les Vies des Editeurs illustres, les offres plus séduisantes que les demandes, les déménagements, la grosse Madame Lacroix, la morale qui peut faire penser à celle de Robespierre ou de Saint-Just mais non à l'une des deux, les enterrements non suivis qui vont au grand trot et qui arrivent trop tard, l'absence de dossier à la préfecture de police, tout cela, tout cela, tout cela pour que nous soyons des lâches, des lâches comme le préfacier, pour que nous usions notre coeur sur les marches, pour que la porte soit fermée, pour que nous râclions nos langues sur le haut des murs, et que l'effraction s'arrête là, tout cela entoure ce livre, le cache, le souille, le banalise, l'éteint sous les petites passions de ceux qui le lisent, sous la trahison de ceux qui feignent de le comprendre, sous le détachement gratuit de ceux pour qui il n'est pas fait.

Certains révolutionnaires amateurs n'ont d'autre envie que de se servir aujourd'hui de tout ce qui nous aide à vivre pour nous faire le coup du père François. On abusera de notre amour de Lautréamont et de notre espoir dans le communisme pour les ramener à une seule et même expression, de manière à les discréditer à nos propres yeux, à nous abandonner à une sorte de point mort d'où nous ne puissions plus distinguer l'absolu du relatif. Pour nos ennemis, tout serait évidemment plus commode si de l'esprit à la vie, il n'y avait qu'un pont à franchir. Il n'en est rien. Que Lautréamont ait été ou non un militant révolutionnaire, qu'il ait parlé ou non aux foules, peu nous importe. Mais, jusqu'à plus ample informé, tout nous porte à croire qu'il s'est suffi désespérément à lui-même et que c'est en vain qu'on eût voulu, tant qu'il vivait, le brandir sur une estrade. Nous tenons à faire savoir que le nommé Ducasse qui, dans les réunions publiques de 1869, prit la parole pour citer des épîtres de saint Paul et tirer des effets oratoires du tic Gnouf-gnouf ne fut pas Isidore Ducasse, celui dont nous nous réclamons envers et contre tout. Notre ami Robert Desnos, quand il suggéra que l'auteur des Chants de Maldoror et l'orateur cité par Vallès dans L'Insurgé pouvaient ne faire qu'un, ignorait que le second fut identifié par Charles Da Costa qui l'avait connu intimement, ainsi qu'Alphonse Humbert, Breuillé, Charles Longuet et Ménart (2). Le Ducasse en question s'appelait Félix Ducasse (Cf. : Les Blanquistes, par Charles Da Costa, Librairie Marcel Rivière). Le Comte de Lautréamont, que les problèmes politiques ne semblent pas avoir autrement agité, n'avait donc de commun avec Félix Ducasse que l'homonymie très vulgaire qui en impose à M. Soupault pour une « ressemblance accablante. »

Nous disons que M. Soupault triche, le plus apparemment, le plus misérablement du monde, à la seule partie où il se devait peut-être de ne pas tricher. Il triche, non pour tricher, mais pour gagner ce qu'en échange de son pire renoncement, lui octroient les éditions du « Sans Pareil ». Combien ?

Cependant, il fut jadis question de refuser la part du pauvre et de gonfler à bloc le silence, la seule dignité que le Comte de Lautréamont méritât. Autant dire qu'il était une attitude au monde qui défiait hautement toute entreprise de vulgarisation, de classement intéressé, toute volonté d'opportunisme, qui ne relevait de rien que d'éternel. Nous nous opposons, nous continuons à nous opposer à ce que Lautréamont entre dans l'histoire, à ce qu'on lui assigne une place entre Un Tel et Un Tel (3). Sur terre, Monsieur Soupault, si même la place de Lautréamont était au coin de la terre, du feu, de l'air et de l'eau, où pourrait bien être la vôtre, sinon entre le vin et l'eau qui le coupe ?

Mais, comme la place de Lautréamont est ailleurs, vous n'êtes plus.

Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard


    1 - Ne parlons pas de l'édition (illustrée !) que prépare le relieur d'art Blanchetière. L'exemplaire : 1 200 francs. A ce prix, nous sommes déchireurs.
    2 - Tous cinq avaient été condamnés à quinze jours de prison à la suite d'une manifestation contre l'empereur d'Autriche lors de sa venue à Paris en 1867.
    3 - Par exemple, entre Baudelaire et Rimbaud. (Bande du volume des « œuvres complètes ».)