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couverture de la revue Le Grand Jeu

Esquisse d'un double portrait de Léon Pierre-Quint et de Jean Paulhan en maîtres de jeu

par Bernard Baillaud

Jean Paulhan

Léon Pierre-Quint

Pierre Minet

René Daumal

Roger Gilbert-Lecomte

En exergue à la relation de Jean Paulhan au Grand Jeu, on serait tenté de retenir le lot d'injures sans quoi une avant-garde semblerait manquer à l'appel du combat. André Breton donne le ton dans deux lettres à Paulhan, brièvement, en mars 1926, et de façon plus développée, le 5 octobre 1927, suivi par Paul Eluard le 10 octobre, et par Joe Bousquet en 1928. Avançons seulement, par souci de synthèse, que ce sale con au style de morpion, ce laveur d'écuelles orné d'une Légion d'Honneur de merde méritait bien, semble-t-il, un bon coup de bite sur la tête (1). On sait qu'une note de Jean Guérin, parue dans la NRF du 1er octobre 1927, aggravée par la récente décoration de Jean Paulhan, déclenchait cette vague d'injures, qui n'est pas tout à fait sans lien avec la relation de Jean Paulhan au Grand Jeu et à Léon Pierre-Quint. La première lettre d'injures de Breton à Paulhan est en effet contemporaine de la rencontre de Léon Pierre-Quint avec Pierre Minet, puis avec Roger Gilbert-Lecomte.

L'index des noms, dans les œuvres complètes de Paulhan déçoit, puisque seuls Daumal et Gilbert-Lecomte y sont mentionnés (2). Mais on recourra aux nombreuses correspondances des membres du Grand Jeu adressées à Jean Paulhan. Trois d'entre elles émergent, celle de René Daumal, Pierre Minet et André Rolland de Renéville. La première est aussi la plus abondante ; elle a été pour partie disséminée dans les trois volumes de la correspondance de Daumal ; elle a fourni la matrice d'un article de Pascal Sigoda paru en 1994 dans Europe (3). La seconde s'échelonne de 1927 à 1966 et contient quelques documents intéressants sur les œuvres et la santé de Pierre Minet, mais aussi sur l'œuvre posthume de Roger Gilbert-Lecomte. La troisième est quantitativement équivalente à celle de René Daumal et s'étend de 1932 à 1956.

Mais à ces tracés duels, sources de nombreux contresens, parce qu'ils simplifient abusivement les relations et parce qu'ils placent Paulhan dans une position centrale mais ambivalente, l'influence s'y métamorphosant en abus de pouvoir, l'amitié en maîtrise perverse, et l'incontestable générosité en gestion de la déception, je préfère les figures en étoile ou en constellation, qui disent mieux, me semble-t-il, la part collective de l'effort littéraire et postulent la pluralité des galaxies, contre le discours, parfaitement compréhensible mais tellement fallacieux dans son mimétisme, de la solitude de l'écriture ou de la dualité de l'amitié. Du peu d'empressement à assumer leur propre histoire, les poètes du Grand Jeu ont donné de nombreux signes, dont je ne retiendrai que la courte notice bibliographique demandée à Daumal par Paulhan pour le volume des Poètes de la NRF. Daumal hésite sur la place à donner au Grand Jeu parmi les revues auxquelles il a collaboré : d'abord situé entre Europe et Fontaine, Le Grand Jeu est replacé, d'une flèche, entre Les Cahiers du Sud et Commerce. Sur le même document, Daumal omet de dater Le Contre-Ciel, portant seulement "date ?" au-dessus du titre. L'inventaire récent des correspondants de Jean Paulhan permet de s'assurer de l'absence de Pierre Audard, André Delons, Hendrik Cramer, Artür Harfaux, Joseph Sima et Roger Vailland ; apparaissent en revanche les noms d'Antonin Artaud, Joe Bousquet, Roland Dumas, Léon Pierre-Quint, Jacques Prével et Georges Ribemont Dessaignes. L'exemple de Joseph Sima, absent sur cet inventaire, mais dont on connaît au moins une lettre qui lui a adressée Paulhan, et un mot adressé à Dominique Aury, montre que le plus bel inventaire du monde donne un peu plus que ce qu'il a.

La rencontre de Jean Paulhan et de Léon Pierre-Quint semble bien avoir été d'abord celle de deux éditeurs et de deux lecteurs. Trois auteurs au moins les rapprochent, Sade, Lautréamont et Proust. De Proust, Paulhan a corrigé les épreuves d'imprimerie pour les éditions de la NRF, avant que Léon Pierre-Quint n'écrive son ouvrage (4). La lecture de Lautréamont provoque l'écriture d'un livre chez Léon Pierre-Quint comme chez Paulhan, Le Comte de Lautréamont et Dieu et Jacob Cow le pirate. On aurait tôt fait de trouver à Pierre-Quint et Paulhan une ressemblance, le portrait de Léon Pierre-Quint par Cassou ("cette ironique ironie, cette ironie satanique en même temps que de parfaite bonne volonté était le propre de Léon Pierre-Quint et faisait son charme" (5)) valent aussi, tendanciellement, pour Jean Paulhan. Pierre-Quint a confié au Grand Jeu la lettre de Rimbaud à Izambard qui fait l'orgueil du deuxième cahier (6). Il laisse parfois transparaître cette image d'un collectionneur de manuscrits, attentif, sans excès de jalousie, aux apparences de sa propre supériorité, conscient des hypocrisies sociales, qu'il juge nécessaires, requis par un sens certain de l'oisiveté, et parfaitement capable de regretter que Lénine et Mussolini parlent aux foules de production, chacun dans les mêmes termes (7). Tous deux appartiennent à la gauche non-communiste, Paulhan fréquente de près les milieux anarchistes, assez loin de la gauche radicale-socialiste que Pierre-Quint connaît bien et dont Paulhan se rapproche en 1935. Si Paulhan n'a pas d'autre fortune professionnelle que celle que lui donne son génie éditorial, alors que Léon Pierre-Quint est un propriétaire de l'édition, tous deux n'ont cessé de réfléchir à la condition de l'écrivain, l'un en parlant de ses droits, dans un livre discret et passionnant, l'autre en concentrant son effort sur l'idée que l'on peut se faire, en littérature, du langage même. Quand naît la revue du Grand Jeu, Léon Pierre-Quint est en effet déjà l'auteur, outre ses romans et ses activités critiques, des Droits de l'écrivain dans la société contemporaine, que publient les Cahiers de la quinzaine en 1928 ; quand elle disparaît, seuls Léon Pierre-Quint et Jean Paulhan figurent dans l'annuaire général des lettres (8), l'un comme critique littéraire à La Revue de France, l'autre comme collaborateur de La Nouvelle Revue française et de Commerce. Tous les autres acteurs du Grand Jeu sont absents de cet annuaire, réservé aux professionnels. C'est à ce titre que Pierre-Quint, depuis Anjouin dans l'Indre, recommande à Paulhan son protégé, Léon Weinigel, dit "Bob", pour le Prix Fénéon (9). Mais quand Léon Pierre-Quint dispose en permanence d'un papier à en-tête personnel, et offre le sien à la revue du Grand Jeu, régulièrement utilisé par Daumal dans ses lettres à Paulhan, Jean Paulhan lui-même n'utilise que les différents papiers de la NRF, revue ou éditions, sans jamais, à l'exception de cartes de visite tardives, faire imprimer son propre en-tête.

La correspondance conservée de Léon Pierre-Quint à Jean Paulhan commence sous les hospices de Lautréamont et de Rimbaud, et sur le mode du litige, en août 1930, après que Paulhan a fait paraître dans sa revue une note négative de Jacques Spitz (10), dont c'était la première apparition dans la revue, sur l'étude de Léon Pierre-Quint, Le Comte de Lautréamont et Dieu :

Cher Monsieur & Ami,
La note de M. Jacques Spitz sur mon livre : "Le Comte de Lautréamont et Dieu", est d'un caractère si violent, systématique et méprisant que je me permets de vous demander si vous portez, à l'égard de ce livre, le même jugement. Je ne me rappelle pas avoir jamais lu dans la NRF une critique aussi sommaire et brutale. Elle a surpris et indigné mes amis (entre autres André Breton, René Daumal, Jacques de Lacretelle...) qui m'en ont parlé ou qui m'ont même écrit particulièrement à ce sujet. Quel que soit mon talent, je crois avoir toujours gardé une noblesse de pensée. Aussi, depuis que j'écris, je n'ai jamais reçu une "coupure" aussi offensante. Que celle-ci ait paru dans la NRF m'ahurit (11)

Nous ne connaissons actuellement la réponse de Paulhan que par la deuxième lettre de Pierre-Quint à Paulhan :

Cher Ami,
que vous n'approuviez pas M. Jacques Spitz, j'en ai pris connaissance avec satisfaction.
Vous me dites que Lautréamont représente un absolu pour lui. Je ne peux pas cependant ne pas trouver paradoxale cette attitude plus surréaliste que celle des surréalistes. Je ne crois pas, d'ailleurs, que Breton ait jamais considéré Lautréamont comme un "intouchable". Il ne s'agit pas pour lui de savoir si on peut ou non parler de Lautréamont, que de savoir comment on en parle. Ce qui lui importe dans un livre de critique sur ce sujet, ce sont moins les appréciations artistiques sur la forme et les images, que la compréhension de l'attitude de révolte du poète. De ce point de vue, un livre de critique ne saurait être trop clair ou trop efficace. C'est ce qui a justement choqué un "absolutiste" littéraire comme M. Jacques Spitz. Que le romantisme échevelé de Lautréamont puisse être dépassé par la vie, voici ce qu'il ne comprend pas ou ce qui le rend malade.
C'est à cause de cette concordance d'idées entre mon livre et l'attitude de Breton que je crois à sa parfaite sincérité et, en particulier, à celle des lettres particulièrement chaleureuses qu'il m'a envoyées à plusieurs reprises à ce sujet. C'est depuis la publication en revue — parue il y a deux ans, — de la première partie de mon essai qu'il est venu à moi et que nous sommes devenus amis. C'est encore spontanément qu'il a été, tout récemment, un de ceux qui m'ont écrit après la note de la NRF. (12)

En août 1930, Jean Paulhan a déjà inséré, un an auparavant et en place discrète, l'article de Jean Cassou sur L'Homme Mithridate de Pierre Minet (13) ; surtout, Jean Guérin a longuement référencé Le Grand Jeu dans "La Revue des revues" de septembre 1929. Note remarquable, en ce qu'elle associe les deux premiers numéros du Grand Jeu à "un ordre de recherches ou de soucis, sans quoi la littérature n'est qu'une plaisanterie assez médiocre (14)" — on se souvient que la première NRF a été fondée pour contrer l'influence de la littérature académique de salons — mais aussi parce qu'elle compose un ordre tripartite dans lequel René Daumal, Roger Gilbert-Lecomte et André Rolland de Renéville se voient associés, le premier au fait occulte que constitue la pensée, le second aux traits et conditions de la révolte, le troisième à la poésie, rimbaldienne au premier chef. Ce dispositif critique — signature intellectuelle de Paulhan — prend acte de la foi que les auteurs placent dans la littérature en tant que mode de pensée, nomme les acteurs du jeu en leur attribuant un rôle déterminé — et place le signataire de la note en maître de jeu. Ce n'est donc pas l'incident Spitz qui génère l'intérêt de Paulhan pour le Grand Jeu et pour son aire. L'épisode n'est même pas le premier contact de Paulhan avec les poètes rémois, puisque René Maublanc a participé en septembre 1920 au numéro de la NRF sur le haï-kaï, et Paulhan, en 1923, à la fameuse livraison du Pampre sur "Le Haïkaï français". Mais l'incident Spitz est productif puisqu'il provoque la note de René Daumal, "Le Comte de Lautréamont et la critique" (15), son premier texte dans la revue de Paulhan.
Daumal peut bien paraître prendre le rôle d'un truchement volontaire de Léon Pierre-Quint — lequel n'a pourtant pas la réputation d'apprécier particulièrement Daumal — celui-ci place le débat sur un terrain qui convient parfaitement à Paulhan, celui de "la fonction critique à l'égard d'I[sidore] Ducasse" (16). Mais on est aussi frappé, à lire ces deux lettres de Léon Pierre-Quint à Jean Paulhan, par la formulation naïvement moraliste ("Quel que soit mon talent, je crois avoir gardé une noblesse de pensée"), induite sans doute par la position en défense de Pierre-Quint, mais aussi par l'habitude de sa position sociale, et si loin, en tout cas, de l'esprit du Grand Jeu. Les lettres de Pierre-Quint à Paulhan permettent de mesurer la distance qui le sépare des adolescents disponibles du Grand Jeu, et pour cette raison même, la séduction fascinée, toute sublimation assumée, qu'ils exercent sur lui. Naturellement, l'éloquence du corps de Roger Gilbert-Lecomte, trépignant et frénétique sur les plages de Berck, y entre pour une bonne part. Léon Pierre-Quint avait déjà marqué sa distance critique vis à vis des avant-gardes en écrivant dans son Lautréamont et Dieu que "toute une jeunesse est loin d'avoir épuisé encore Les Chants de Maldoror, qu'elle juge inimitables" (17) — marquant par là qu'il n'en faisait pas tout à fait partie (18). Dans sa chronique de La Revue de France, intitulée "Lectures", Léon Pierre-Quint écrivait en mai 1928 qu'il attendait encore "l'écrivain qui, utilisant la voie nouvelle ouverte par le surréalisme, [saurait], au bout de son voyage, retrouver malgré tout l'humain, l'esprit, la pensée. (19)". A propos du premier livre de Pierre Minet, Circoncision du Cœur, Léon Pierre-Quint note la "surenchère à la jeunesse" dont Radiguet est pour lui l'exemple, la dévalorisation du génie par le lexique de la réclame, le suivisme de la critique et la naïveté des jeunes rimbaldiens, "épris du côté 'sale gosse' qu'avait Rimbaud", mais dénués de ses qualités et peu disposés à comprendre qu'une :

plaquette de vingt-trois pages (avec beaucoup, beaucoup de blancs) peut être due à quelques hasards heureux, mais ne se recommence pas. Considération qui pourrait s'appliquer peut-être à beaucoup de débutants, mais ici plus frappante encore. Mais il y a plus : l'art lui-même n'étant plus considéré comme une valeur (il n'ya que les surréalistes qui mettent l'évasion poétique au-dessus de toutes les réalités, mais ils sont ici bien mal compris), ces jeunes poètes n'ont même pas une vraie vocation. Un grand amour bouleversera leur vie et les ramènera peut-être un soir au giron des traditions morales et bourgeoises. Rimbaud n'a-t-il pas d'ailleurs renoncé à écrire et travaillé ? Ah ! fatal exemple ! Parodie suprême ! (20)

Le regard que porte Léon-Pierre-Quint sur les auteurs qu'il publie pourtant est loin, en effet, de la complaisance systématiquement admirative. Financier et propriétaire, critique er éditeur, Léon Pierre-Quint sympathise avec les animateurs du Grand Jeu sans partager toutes leurs idées. Malgré les conseils et les soutiens financiers que prodigue Léon Pierre-Quint à des animateurs si novices qu'ils savent à peine corriger des épreuves d'imprimerie, jamais Le Grand Jeu n'apparaîtra comme la revue de Léon Pierre-Quint, au sens où La NRF apparaît comme la revue de Jean Paulhan ou de Jean Schlumberger. Ce maître de jeu ne parle pas à la place de ses protégés : il ouvre la voie et s'efface, il dégage pour leur parole un espace dans lequel lui-même omet de s'assigner une place.

Le moins qu'il faille dire de Jean Paulhan, c'est qu'il aura assumé la postérité du Grand Jeu. Depuis le quatorzième arrondissement de Paris (16bis, rue Bardinet), le 2 juillet 1942, Roger Gilbert-Lecomte lui écrit une lettre déférente, pour le remercier d'avoir pensé à ses poèmes (21). Et Paulhan de noter, en tête de cette lettre de Gilbert-Lecomte, pour transmission, le nom de "Drieu", d'un trait noir encadré de rouge. "La halte du prophète" paraît avec le seul "Palais du Vide(22)", côtoyant, au sommaire, une étude de Rolland de Renéville sur Edgar Poe. Le mardi 16 mars 1943, Arthur Adamov attire l'attention de Paulhan sur l'état de santé de Roger Gilbert-Lecomte :

G.L. se trouve en ce moment dans une situation particulièrement terrible. La syncope est à craindre, d'un jour à l'autre, il risque de s'écrouler dans la rue et ce qui pis est, de tomber entre les mains de la Police. Il faut à tout prix éviter cela. Vous rendriez un immense service à G.L. si vous pouviez décider le Dr Le Savoureux à s'occuper un peu de lui, pendant un mois ou deux (G.L. en est à de si petites doses que la chose me semble possible) et aussi, et surtout, car ceci est urgent (23).

L'enfoncement de Roger Gilbert-Lecomte accuse a contrario ceux que Pierre Minet appelle successivement "les fiers-à-bras de l'avant-gardisme (24)" et les "grosses têtes de l'avant-gardisme (25)". Mort au soir du 31 décembre 1943, Roger Gilbert-Lecomte, comme Antonin Artaud, aura littéralement été nourri par Jean Paulhan.

Comme si son propre cycle nostalgique accompagnait la croissance de la notoriété du Grand Jeu, onze ans après l'hommage des Cahiers du Sud de 1944 où il rappelait le rôle de Paulhan dans la publication des huit pages du Miroir noir aux Éditions Sagesse (26), Léon Pierre-Quint revient une dernière fois sur la période mythique dans une lettre à Paulhan de novembre 1955, pour lui proposer, compte-tenu de ses difficultés financières, un dernier article sur Roger Gilbert-Lecomte et le Grand Jeu (27). Dans la lettre suivante, en février 1956, Léon Pierre-Quint précise : "Je rentre à Paris en mars et je me ferai un plaisir de vous apporter personnellement le texte dont nous avions parlé — Souvenirs sur Gilbert Lecomte et le Grand Jeu" (28). Ce retour d'écriture fut aussi un retour sur l'écriture, puisque dans la même période, si l'on en croit Jean Cassou, Léon Pierre-Quint revoit le texte de son Lautréamont, base de l'édition définitive, en 1967, chez Fasquelle (29). Je ne connais cependant pas d'autre état du projet de 1955 que les deux lettres à Jean Paulhan que je viens de citer. "L'intervention de Léon fut souvent bénéfique et [...] sans elle, il est probable que le Grand Jeu n'aurait jamais vu le jour (30)" confirmait Pierre Minet, qui écrivait aussi : "Sans Léon Pierre-Quint, certainement pas de Grand Jeu" (31). Mais au-delà de la réaffirmation du rôle de Léon Pierre-Quint dans la naissance du Grand Jeu, la permanence des noms propres frappe le lecteur : il s'agit toujours, trente ans après, de Breton, Daumal, Lautréamont et Rimbaud.

La publication du Contre-Ciel, recueil majeur, directement issu de la période de la revue, échappe à la collection du "Club des soixante" dirigé par Pierre-Quint avant de passer du côté de Paulhan, qui en oriente jusqu'au choix du papier, un velin d'Auvergne à la forme, habituellement obtenu par Henri Pourrat et Péraudeau. Les trois protagonistes mentionnés dans la note de Jean Guérin du mois d'août 1930 entrent dans la collection "Métamorphoses", seule collection des éditions Gallimard dans laquelle Paulhan ait (presque) les coudées franches : La Grande Beuverie destinée à Jean Paulhan : "à Jean Paulhan / qui a beaucoup aidé ce / livre à prendre forme / puis naissance / et à Germaine Paulhan, / avec gratitude et amitié / René Daumal" (32). De ces trois volumes, Testament rencontre l'écho le moins consensuel, comme l'atteste la note de Pierre Oster (33), si proche de Paulhan à ce moment-là, puis la réponse parue dans La Tour Saint-Jacques (34).

D'autres indices d'un intérêt de Paulhan pour le Grand Jeu sont perceptibles. En 1962, Jacques Masui prépare le premier numéro de la nouvelle série d'Hermès et s'en remet à Paulhan pour un texte de Gilbert-Lecomte (35). Paulhan lui envoie un extrait de la troisième livraison du Grand Jeu, dont nous avons l'accusé de réception. Le premier volume de la correspondance de René Daumal a été constitué par Véra Daumal et Jacqueline Paulhan, belle-fille de Jean Paulhan, dont le nom ne figure pas sur le volume, mais qui accueillera cordialement, après la mort de Paulhan, le jeune Michel Random. Le second est entre les mains de Jacques Masui, en accord avec Jacques Daumal et Robert Gallimard. Le jeune Bruno Roy enfin, alors étudiant en sciences politiques, propose à Paulhan l'édition d'un volume constitué de textes de Roger Gilbert-Lecomte acquis auprès de Pierre Minet, parmi lesquels Paulhan choisit, mais pour sa revue, "L'horrible révélation... la seule" (36). Quatre ans plus tard, Bruno Roy prend l'initiative d'éditer Monsieur Morphée, volume dont Paulhan accuse réception, "aussi frais qu'au premier jour" : "Mais les héritiers sont redoutables : ils nous empêchent en ce moment de publier quoi que ce soit de Roger G.L. On leur fait un procès, sans grand espoir. (37)" Si bien qu'il était opportun, pour le jeune éditeur, de passer outre : "Pour Monsieur Morphée, nous n'avons rien demandé à personne, sachant l'opposition des héritiers. Mais j'espère que le procès entrepris les ramènera à la raison (38)"

La genèse de l'Association des Amis de l'Œuvre de Roger Gilbert-Lecomte obéit à une scansion lente. Il s'agit d'empêcher Dame Urbain, ancienne gouvernante d'Edmond Lecomte, qui en avait fait sa légataire, d'être, comme le dit Roland Dumas, "maîtresse du jeu (39)" dans l'édition des œuvres du poète. Le 1er décembre 1962, Paulhan accepte la proposition qui lui est faite, sans qu'il soit explicitement question de présidence : "Il va sans dire que je serai content d'entrer dans l'Association des Amis de Gilbert-Lecomte. Mais je suis souffrant, et par ailleurs surmené. Je crains de ne pouvoir m'y rendre très utile. (40)" Dix mois plus tard, Pierre Minet le remercie "d'avoir bien voulu accepter de prendre la présidence de l'Association des Amis de Roger Gilbert-Lecomte (41)" Paulhan en reçoit les statuts par le même courrier. Pierre Minet appelait alors ses interlocuteurs à l'"aider de [leur] nom et de [leur] influence" contre Madame Urbain : "Madame URBAIN — qui, notons-le, n'a aucun lien de parenté avec le poète — prétend servir et la mémoire de M. Edmond LECOMTE et la cause de la littérature française, qu'elle apprécie à travers l'exiguïté de ses lectures et le prosaïsme certain de son esprit. (42)"

Trois lettres de Roland Dumas permettent de préciser la chronologie et la position de Paulhan : l'une, datée du 18 novembre 1963, deux autres, des 22 et 29 avril 1964, s'assurent du règlement de sa contribution. Par leur caractère factuel, ces trois lettres permettent également de mesurer la distance active avec laquelle Paulhan assume son rôle de Président de l'association. Malgré l'insistance de Pierre Minet (43), Paulhan n'assistera pas, en effet, le 7 mars 1964 à 15 heures, chez Roland Dumas, à la première assemblée générale de l'association qu'il préside. Une procuration et un "bon pour..." adressé à Roland Dumas y suppléeront. Le compte-rendu ronéotypé lui en parvient donc par Pierre Minet. A cette occasion, sont acceptées notamment les candidatures de Valentine Hugo, André Pieyre de Mandiargues, Fernand Marc, Claude Sernet, Roger Vrigny et Patrick Waldberg. Mais dès le 26 juin 1965, après un incident cérébral qui l'a mené à la clinique Hartmann, Paulhan écrit à Pierre Minet : "Je ne puis guère songer à écrire une note sur Gilbert-Lecomte, ni même demeurer président de l'Association des amis. Il faut bien que vous, et nos amis, m'excusiez. (44)" Marcel Arland prendra en effet la place de Jean Paulhan avant la mort de ce dernier.

En acceptant de présider l'association Roger Gilbert-Lecomte, Paulhan accomplit le programme dessiné par Léon Pierre-Quint, qui protestait avec compétence, dans Les Cahiers de la Quinzaine de 1928, contre ce destin absurde que la mort impose à certains artistes, saisis post-mortem, en effet, dans leur œuvre, par une famille intempestive. Pierre-Quint signalait aussi les difficultés créées par la divulgation des surnoms affectueux (45), invention verbale dont on connaît l'abondance chez les acteurs du Grand Jeu. Au fond, Jean Paulhan joue son rôle à distance, dans un scénario juridique prévu de longue date par Léon Pierre-Quint, qui écrivait en 1928, à propose de l'écrivain :

Vivant, il était pareil à un étranger, sans protection. Mort, il appartient à sa famille qui l'étouffe. [...] Les lois et les coutumes sont ainsi faites que les siens veillent sur sa mémoire, mais le plus souvent pour la détruire. C'est qu'il est considéré comme un mort pareil aux autres morts, alors qu'il vit encore pour un temps plus ou moins long, qu'il reste, dans une certaine mesure, immortel. [...] Mais des parents maladroits, idiots ou malveillants mettent la main sur sa dépouille, la prennent au collet, lui passent les menottes, emprisonnent sa pensée (46).

Les tribunaux, craint-il, donneront toujours raison aux prétentions de la famille (47). L'oubli faisant son œuvre, si le nom de Léon Pierre-Quint apparaît au moment du procès lui-même, ce n'est pas pour ses positions juridiques novatrices — dont Roland Dumas n'a pas pris connaissance. La distance active de Paulhan, dans les dernières années de sa vie, a contribué à débloquer une situation que Pierre-Quint avait su décrire quarante ans auparavant.

Passons sur le paradoxe d'un titre, académicien français, employé au service d'un poète et d'une œuvre aussi éloignés que possible des valeurs associées à l'Institut, et disons simplement que l'usage du nom de Jean Paulhan, et de son titre, "de l'Académie française", au service de la cause de Roger Gilbert-Lecomte, n'est pas sans rappeler la réflexion de Paulhan sur l'effet des mots et des proverbes. Paulhan prête la part d'efficacité que son nom comporte et continue, pour ce qui le concerne, à construire ses propres œuvres complètes. En tant que présidence, sa présidence est aussi une non-présidence.

Paulhan aura connu deux déceptions comparables : en 1932, lors du "séminaire" manqué — le mot n'est pas de Paulhan, et fleure son Heidegger — avec les acteurs du Grand Jeu et vers 1964 lors des séances de travail de l'Académie française, constituées de longs discours et dans lesquelles, selon lui, il n'était jamais question des mots — et du langage encore moins. Une longue cérémonie des adieux, ponctuée d'enterrements manqués, commence avec la mort de Roger Gilbert-Lecomte. Dans sa dernière lettre à Jean Paulhan, "jeudi 23 mars [1944]", René Daumal adresse ses condoléances à celui qui vient de perdre sa mère : "Nous avons été très peinés par cette brutale nouvelle. Nous aimions votre mère. Je revois vivement sa figure. Nous pensons beaucoup à vous et sommes près de vous et de Germaine." De même que Pierre Minet n'a pu assister à la levée du corps de Roger Gilbert-Lecomte, Paulhan n'a pu assister aux obsèques de Daumal. "J'étais très étonné de ne pas vous voir à l'enterrement de Daumal (48)", lui écrit Arthur Adamov le 9 juin 1944. La prudence veut alors qu'Adamov ignore où se trouve le résistant Jean Paulhan : stratégiquement à contre-front, chez un ami d'Action Française qu'il était impossible de soupçonner de cela, et pour sauver sa vie. Des protagonistes du Grand Jeu, bien peu suivirent Paulhan jusqu'à sa mort, à l'exception notable de Sima — dont le plus beau livre, Le Paradis perdu de Pierre Jean Jouve, avait été, pour les poèmes, dédié à Jean Paulhan — et qui écrivit alors à Dominique Aury : "Joseph Sima très douloureusement frappé par la disparition du cher ami de toujours, vous prie d'agréer ses condoléances émues et ses respectueux hommages (49)".


    1 - Voir, pour la lettre de Breton, Mark Polizotti, André Breton, Gallimard, 1999, p. 325.
    2 - J. Paulhan, Œuvres complètes, Gallimard, IV, 275 et V, 404 (Daumal) ; IV, 269 (Gilbert-Lecomte).
    3 - P. Sigoda, "Jean Paulhan, René Daumal et Le Grand Jeu", Europe, 72e année, n° 782-783, juin-juillet 1994, p. 85-95.
    4 - Léon Pierre-Quint, Marcel Proust, sa vie, son œuvre, Au Sagittaire, 1946, 447 p.
    5 - J. Cassou, "Préface" à Léon Pierre-Quint, Le Comte de Lautréamont et Dieu, Fasquelle, 1967, p.12.
    6 - Voir la note de la rédaction, p. 5 de la livraison du printemps 1929, sous la "Lettre inédite d'Arthur Rimbaud".
    7 - L. Pierre-Quint, "Les droits de l'écrivain dans la société contemporaine", Les Cahiers de la quinzaine, dix-huitième cahier de la dix-huitième série, achevé d'imprimer le 25 septembre 1928. p. 12.
    8 - Annuaire général des lettres, 1931, p. 506 et 507, p. 1035 et 1042. À noter l'absence du Grand Jeu, contrairement à Documents (p. 383) et à La Révolution Surréaliste (p. 405), dans la rubrique "Presse littéraire" (p. 373-414).
    9 - L. Pierre-Quint à J. Paulhan, lettre datée du "9 février".
    10 - J. Spitz (1896-1963), "Lautréamont, par Léon Pierre-Quint", La NRF, 18e année, n° 203, 1er août 1930, p. 273-274. Sur le même ouvrage, voir aussi la note de Jean Audard dans Raison d'être, n° 7, juillet 1930, p. 37.
    11 - L. Pierre-Quint à J. Paulhan, papier à en-tête "L. P.-Q.", datée "11 août 1930".
    12 - Léon Pierre-Quint à Jean Paulhan, "27 août [19]30"
    13 - Jean Cassou, "L'Homme Mithridate", par Pierre Minet, La NRF, 16e année, n° 191, 1er août 1929, p.286-287 ; Pierre Minet, L'Homme Mithridate, avec un potrait de l'auteur par Lilian Fisk gravé sur bois par G. Aubert, Éditions de la NRF, 1928, 101 p. [achevé d'imprimer le 15 novembre 1928].
    14 - Jean Guérin, "Le grand jeu", La NRF, 17e année, n° 192, 1er septembre 1929, p.433.
    15 - R. Daumal, "Le Comte de Lautréamont et la critique", La NRF, 19e année, n° 206, 1er novembre 1930, p. 738-745.
    16 - Ibid., p.739
    17 - L. Pierre-Quint, Le Comte de Lautréamont et Dieu, Fasquelle, 1967, p. 55.
    18 - On sait que Pierre Minet, dans Un Héros des abîmes, décrit l'adulation dont Lautréamont faisait l'objet chez les surréalistes, baptisés "surmoralistes" pour l'occasion, en les caricaturant en courtisans de rois et princes nommés Lautréamont, Rimbaud et Jarry, en lieu et place , respectivement, de Louis XIV, Racine et La Fontaine (P. Minet, Un Héros des abîmes, Belfond, 1985, p. 53).
    19 - L. Pierre-Quint, "Lectures", La Revue de France, 8e année, t. III, 15 mai 1928, p. 333.
    20 - Ibid., p. 336.
    21 - R. Gilbert-Lecomte à Jean Paulhan, "Paris 2 juillet 1942".
    22 - R. Gilbert-Lecomte, "Poèmes", La NRF, n° 341, juillet 1942, p. 63-64.
    23 - A. Adamov à J. Paulhan, "mardi 16 mars [19]43".
    24 - P. Minet, Les Hérauts du Grand Jeu, La Maison des amis des livres, 1997, p.13.
    25 - ibid., p.19.
    26 - L. Pierre-Quint, "In memoriam", Les Cahiers du sud, 31e année, t. XXI, n° 266, juin-juillet 1944, p. 397-401. L. Pierre-Quint y donne(p. 399) la date de 1936 pour cette plaquette de R. Gilbert-Lecomte, Le Miroir noir, Sages, s.d., [8 p].
    27 - L. Pierre-Quint à J. Paulhan, sur papier à en tête "Léon Pierre-Quint", datée "3, rue Eugène-Flachat Paris 17e / 6 novembre [19]55".
    28 - L. Pierre-Quint à J. Paulhan, sur papier à en tête "Léon Pierre-Quint", datée "9 février [1956]"
    29 - J. Cassou, "Préface", in L. Pierre-Quint, Le Comte de Lautréamont et Dieu, Fasquelle, 1967, p. 14.
    30 - P. Minet, Les Hérauts du Grand Jeu, La Maison des amis des livres, 1997, p. 37-38.
    31 - P. Minet, "Récit d'un témoin", L'Herne, n° 10, 1968, p. 230.
    32 - R. Daumal, La Grande Beuverie, Gallimard, 1938 [n° VI de la collection "Métamorphoses", volume achevé d'imprimer le 28 janvier 1938] (coll. part.)
    33 - P. Oster, "Le 'Testament' de Roger Gilbert-Lecomte", La NNRF, 3e année, n° 36, 1er décembre 1955, p. 1142-1147.
    34 - P. La Tour Saint-Jacques, n° 3, mars-avril 1956, p. 48-62.
    35 - Jacques Masui à J. Paulhan, "Corsy/La Conversion (Vaucl.), le 7.IX. [19]62"
    36 - Bruno Roy à J. Paulhan, "2 avril 1962"     37 - J. Paulhan à Bruno Roy, "Paris, le 26 septembre 1967"
    38 - Bruno Roy à J. Paulhan, "3 octobre [19]67"     39 - Roland Dumas, Plaidoyer pour Roger Gilbert-Lecomte, Gallimard, 1985, p. 104     40 - J. Paulhan à P. Minet, "1er décembre 1962"     41 - P. Minet à J. Paulhan, "7 octobre 1963"
    42 - "Cher Ami,", deux feuillets dactylographiés, accompagnant la lettre de P. Minet à J. Paulhan datée du "7 octobre 1963".
    43 - P. Minet à J. Paulhan, "28 février 1964".
    44 - J. Paulhan à P. Minet, "26 juin 1965".
    45 - L. Pierre-Quint, "Les droits de l'écrivain dans la société contemporaine", op. cit., p. 14.
    46 - Ibid., p. 33 et 38.
    47 - Ibid., p. 43-44.
    48 - A. Adamov à J. Paulhan, "vendredi 9 juin [19]44".
    49 - J. Sima à D. Aury [octobre 1968], catalogue de la librairie Jean-Yves Lacroix, Nîmes, juin 2003, n° 222.