In Memoriam Roger Gilbert-Lecomte
par Léon Pierre-QuintRoger Gilbert-Lecomte
Ce n'est sans doute pas par hasard que, pendant que j'ouvrais à nouveau, après dix ans, Les Chants de Maldoror, la nouvelle de la mort de Roger-Gilbert Lecomte est venue me frapper. C'est lui qui, jadis, m'avait lu passionnément, à haute voix, tant de strophes de Lautréamont et inspiré l'ouvrage que j'ai consacré à ce poète : mon livre lui était dédié. En reprenant ces jours-ci les Chants, j'entendais sa voix claire ou violente, douce ou orageuse, revivre comme un accompagnement qui donnait à cette poésie sa juste intonation. Mon oreille, comme un disque, l'avait enregistrée : il parlait devant mes yeux, qui faisaient resurgir son image. Cependant il était mort ; il est mort. Et ma solitude s'accroît davantage...
Dans un de ses plus beaux Chants, Maldoror, génie du mal, sensible à la pitié, évoque l'image de la bourgeoisie fermée, férocement fidèle à ses principes. Sur l'impériale d'un omnibus, sont assis « des hommes... l'œil immobile comme celui d'un poisson mort, pressés les uns contre les autres et qui paraissent avoir perdu la vie ». Au reste, ajoute le poète, « le nombre réglementaire n'est pas dépassé ». Derrière l'omnibus, courant après, un petit enfant. — « Arrêtez... je vous en supplie. Je n'ai pas mangé depuis hier... [Accordez-moi] une place... je suis un petit enfant de huit ans et j'ai confiance en vous ». Mais sur l'impériale chacun pousse son voisin du coude : l'un se plaint de ces gémissements « au timbre argentin », l'autre baisse imperceptiblement la tête pour se replonger dans l'immobilité de son égoïsme. Le lendemain, un chiffonnier ramasse dans la poussière le corps de l'enfant « aux petites jambes endolories ». Tel m'apparait le destin de Roger-Gilbert Lecomte, abandonné par ses parents, par ses amis, et mort à l'hôpital à 35 ans, dans la douleur et la détresse.
Il fut bien, durant toute son existence, celui qui courut derrière l'omnibus complet. Il n'avait pas accepté la vie ; il avait toujours dit : — Non, à la vie. Il était réellement resté un petit enfant : il adorait l'enfance et la sienne propre. Il se sentait encore, bien après la mort de sa grand'mère, son petit-fils et gardait pour elle une vénération. Il croyait aux fées, aux mages, aux anges. Roger-Gilbert Lecomte avait le regard bleu clair, limpide, d'une pureté dure, une bouche sensuelle, un nez très droit, un visage ovale d'androgyne et un long corps mince. Il vivait dans un monde intérieur, qu'il avait prolongé en deçà de la naissance, étayé avec ses notions philosophiques et occultistes et qu'il a approfondi tout au long de son adolescence. C'est uniquement au sein de cette vision prénatale, lointaine et pour lui magnifique, qu'il sentait un bonheur possible. Cet être, fort par la pensée, mais frêle et faible, qui n'était pas fait pour cette terre, a vécu entre les deux plus grands cataclysmes guerriers de l'histoire. En 1914, à 7 ans, il fuyait hagard, dans les rues, accroché au bras de sa mère, Reims bombardé et en flammes. A Paris, en 1942, il connut soudain la prison, où il faillit également périr. Il se croyait maudit, et aussi entravé par une fatalité familiale héréditaire. Je l'ai connu, vers 1925, par Pierre Minet, alors âgé de quinze ans, tombé du ciel de Reims, venu seul à Paris et qui, à l'instar d'illustres exemples, lisait ses poèmes au premier venu et demandait ensuite, sans remercier, dix francs pour dîner. Pierre Minet m'expliqua aussitôt : « Non... je ne fais rien dans 1a vie, mais j'ai mes « frères » ; ils s'appellent « les simples ». Ils me suffisent. Ils sont tout pour moi. Aucun n'hésiterait à mourir pour l'autre ». Ceux-ci, encore lycéens à Reims, s'appelaient : Roger Vaillant, René Daumal, Roger-Gilbert Lecomte ; bientôt vinrent à eux Rolland de Renéville et quelques autres. Ils formèrent l'équipe de la revue Le Grand Jeu, dont les numéros, parus peu après le mouvement surréaliste, par leur intransigeance et leurs révélations sur la poésie moderne, exercèrent une influence certaine sur la génération de cette époque. Lecomte en fut l'animateur. Son nom fait partie de l'histoire littéraire du moment. Parmi ses frères, il était admiré pour sa beauté, le mauvais goût provoquant de sa mise aussi bien que pour son amour exalté de la douleur. Il se sentait porteur d'un message extraordinaire. Pendant quelques années, à l'âge de la perfection adolescente, il fut pleinement lui-même. Au milieu des multiples clans qui suivaient la guerre, dans la confusion de l'époque, il distinguait, avec une exceptionnelle clairvoyance, de Villon à nos jours, les vrais poètes, les tenants d'une lignée au sujet de laquelle s'est fait à présent l'accord presque unanime des esprits les plus opposés. Il fut alors le premier à publier la Correspondance littéraire d'Arthur Rimbaud, précédée d'une fulgurante préface. Peu d'êtres ont vécu aussi intensément que lui dans la poésie. Par son intense mystique, il contribua, avec ses amis, à la rupture plus complète des traditions littéraires, à la recherche de moments poétiques absolus, à la croyance que ceux-ci devaient exprimer une réalité transcendante profonde, l'élan inconscient du poète l'appelant, le projetant au delà de la vie. L'image de l'inspiration était prise à la lettre.
Cependant, Lecomte crut s'abaisser en se livrant à la critique. Il préféra régner dans son groupe. Certains esprits sont peut-être faits pour inspirer plutôt que pour créer, la nature ne les ayant pas doués de la concentration nécessaire à l'expression. Le peu qu'il a écrit reste caractéristique et jamais rien de médiocre n'est sorti de sa plume. Lecomte laisse deux petit recueils de poèmes : La Vie, la Mort, l'Amour, le Vide et le Vent (Cahiers Libres 1927) et une plaquette de 8 pages à peine (1935) bien émouvante, parue, sous l'égide de Paulhan, à l'époque déjà de ses souffrances, — enfin surtout un roman inédit : Retour à Tout, imaginé dès l'adolescence et qu'il fut amené à vivre douloureusement sans jamais pouvoir achever de l'écrire. Un homme, par dégoût de l'existence et de la société, s'applique patiemment à rejeter tout ce que l'éducation et l'enseignement lui ont appris : il s'exerce systématiquement à oublier l'histoire, les noms propres, les dates, les jours de la semaine, les chiffres. Il désapprend à lire et les signes de l'écriture ne sont bientôt plus pour lui que d'incompréhensibles taches noires sur un fond blanc, comme les images du cinéma brouillées pour un spectateur placé trop près de l'écran. Il fait un pas de plus en arrière, pour s'enfoncer dans le grand Tout et ne sait plus se servir de ses bras, ni marcher, ni manger ; il ne peut plus quitter sa misérable chambre et son corps se met à fondre... L'effort négatif poursuivi avec une rage d'acharnement destructive aboutit finalement : un jour, la femme de ménage, en entrant dans la pièce, ne trouve sur le parquet qu'une petite masse de gélatine agglutinée. Mais cette désintégration lente et totale de l'individu devait idéalement le ramener vers quelque merveilleux état antérieur. L'esprit ne se fixe jamais dans l'immobilité : quand il n'admet pas le progrès, paradis futur, il imagine un âge d'or, eden perdu. Retour à Tout correspondait à une conception générale, mais avant tout à une négation de la civilisation actuelle et de la science : l'auteur ne voyait, comme Maldoror, dans la nature et la société qu'hécatombes et catastrophes, l'amour lié au sadisme, l'absurde bêtise à la méchanceté sans cesse renaissantes...
Cependant ce rejet du présent, ce mépris violent de l'époque, Roger-Gilbert Lecomte les a réellement vécus. A partir du moment où il quitta l'adolescence, il ne parvint plus à progresser. Ce fut son drame. Le fait de devenir un homme, avec des responsabilités, lui parut toujours inconcevable. Il ne s'adaptait à aucune profession ; comme écrivain, ne put jamais faire un service de presse. Il avait pris le travail en dégoût, parmi les hommes, ne voyait plus de place à prendre : « O race stupide et idiote » s'écriait-il avec Lautréamont. Il préférait la consolation de l'humble et « infortuné crapaud ». Rarement j'ai vu un être avoir autant de difficulté à agir dans la vie quotidienne. A 18 ans, la simple perspective d'entrer dans un magasin pour se procurer un pain ou du jambon lui semblait si pénible et répugnante, qu'il aurait préféré, comme son personnage, se laisser mourir de faim. Discuter avec un marchand le faisait rougir comme une jeune fille et trembler comme une cloche. Devant une telle détresse, ses amis l'avaient habitué à lui éviter ces soucis. II était alors aimé par eux comme un enfant, comme un jeune dieu et admiré comme un être fait d'une matière plus pure que les autres. Mais ses amis évoluèrent. Lui, resta enfermé dans sa révolte. Sa haine s'exprimait en imprécations contre la société, ses lois, ses capitaux, ses prisons, ses gueux, le service militaire obligatoire, le travail obligatoire, le salut obligatoire, les courbettes obligatoires. Tel un papillon de nuit égaré par la lumière d'une chambre, il se heurtait à tous les angles, s'irritait des obstacles. La révolte absolue ne peut être que l'attitude d'un instant de paroxysme. Prolongée, elle aboutit au suicide ou au renoncement. La conscience devint alors pour lui un poids insoutenable.
« Ah ! Penser est indigne puisque c'est pure perte » (Rimbaud). La vie matérielle devenait une impasse. Il ne lui restait qu'à fuir, par la passion, le jeu ou la drogue. Ce fut la drogue. Elle lui apporta, en même temps que l'inconscience, la torture dans sa chair et la déchéance morale. Il perdit son rayonnement ; son intelligence rumina. Ses « frères », un à un, le quittèrent, avec tristesse. Il ne se plaignit jamais et jamais ne se montra amer. Son calvaire n'était-il pas préfiguré dans Retour à Tout ? Il habita des garnis misérables. Les cures de désintoxication se suivirent en vain. Il s'enivrait la nuit ; il dormait le jour. Il ne travaillait plus, mais, en reportant parfois ses projets dans l'avenir, cherchait pitoyablement à se faire illusion. Il était déjà mort à lui-même et aux siens, à ceux qui l'avaient le plus aimé. Il disparut alors complètement dans la drogue. Toute passion exclusive est une gageure impossible à tenir. Quand on a 41° de fièvre, écrit Gœthe dans « Werther », il ne sert de rien de dire au malade : « Vous devriez guérir ! » Comme il avait gardé sa douceur et sa bonté, des femmes du quartier l'avaient adopté dans les derniers mois et faisaient parfois, pour lui, des commissions délicates. Il trouva un nouvel ami qui se dévoua. Son agonie fut un paroxysme dans l'horreur. En 48 heures, à l'hôpital, le tétanos l'emporta. Quelques jours auparavant, il avait ressenti des douleurs, qui lui laissèrent présager cette fin. « O crapaud, infortuné crapaud ! ». Les poulpes, les requins, les monstres qui traversent les Chants de Maldoror ont pu le hanter dans ses derniers moments et justifier sa haine de l'existence.
(in Les Cahiers du Sud, n° 266, juin-juillet 1944)