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couverture du livre 'chroniques de jean guérin'

Chroniques et bulletins de Jean Guérin

Jean Guérin

Quelques chroniques et nouvelles brèves de Jean Guérin dans la NRF. Le pseudonyme Jean Guérin recouvre plusieurs auteurs mais la grande majorité des chroniques et nouvelles brèves sont rédigées par Jean Paulhan.

Revue des livres

Une revue ne peut s'étendre hors de son programme, ni commenter ce qui est clair, ni discuter ce qu'elle approuve, ni répéter (même à propos d'un bon livre) ce qu'elle a dit ailleurs. Pour ne pas omettre ainsi des œuvres importantes, nous proposons certains jugements sous la forme la plus resserrée.

Pierre Mac-Orlan : La Tradition de minuit

n° 207, décembre 1930

À l'instant même où l'on découvre le corps de Noël-le-Caïd, un appel mystérieux réunit dans la maison du crime plusieurs individus bizarres : une petite chanteuse fripée, un quadragénaire à tête de rat blond, un ouvrier salivard et rougeaud, un journaliste à blair d'ornithorynque. Il ne reste plus qu'à découvrir l'assassin parmi ces personnages louches.
Mac-Orlan s'y emploie avec mauvaise volonté. Dès la centième page, la chanteuse épouse le rat blond et l'on a oublié l'assassinat. Mais l'on n'oublie pas l'étrange atmosphère de demi-jour, de lumière froide, que Mac-Orlan peut bien introduire demain dans la métaphysique ou l'astronomie, comme il l'introduit aujourd'hui dans le roman policier.

(Surréalistes) : Au grand jour

n° 169, octobre 1927

Par Louis Aragon, André Breton, Paul Éluard, Benjamin Péret, Pierre Unik (Éditions surréalistes).

Il ne s'agit que de préciser l'attitude morale des surréalistes. Les cinq lettres, dont se compose Au grand jour, sont adressées aux surréalistes non communistes :

Si, dans son développement, le Surréalisme a tenté de réduire, par des moyens encore inusités, les diverses antinomies qu'entraîne le procès du monde réel, il n'a trouvé la réduction de ces antinomies que dans l'idée de Révolution... Quoi que vous puissiez penser de l'efficacité, non de l'action communiste, mais de l'attitude d'un homme qui, à bout de cause, se soumet à cette action, rien, ni le goût de l'indépendance, ni l'héroïsme, ni l'irrrespect des lois (et, par exemple, dans toute sa beauté, la désertion en temps de guerre), ne sont capables de nous rejeter vers l'anarchie.

à Paul Nougé et Camille Goeman, directeurs de Correspondance :

Vous vous en teniez à une mystique de la réclame, de l'insinuation, de la disqualification de chacun par ses moyens propres, enfin de toutes les falsifications. Un certain défaitisme nécessaire ne nous a jamais semblé suffisant.

à Marcel Fourrier ; à Pierre Naville, rédacteurs en chef de Clarté :

N'avoir en vue que de doter Clarté d'une partie littéraire, eût été perdre avec nous votre peine : la besogne littéraire est une sale besogne que nous n'avons jamais assumée nulle part.

aux communistes :

Il est pénible que l'organisation du P.C. en France ne lui permette pas de nous utiliser dans une sphère où nous puissions réellement nous rendre utiles et qu'il n'ait été pris d'autre décision à notre égard que de nous signaler un peu partout comme suspects. On sait assez que, sur d'autres terrains, nous avons toujours accepté la bataille. Celle à quoi l'on veut nous résoudre, étant donnée l'impossibilité pour nous de considérer des communistes comme nos adversaires, nous ne pourrons que la refuser. Dans ce cas, nous attendrons à regret de meilleurs jours, ceux durant lesquels il faudra bien que la Révolution reconnaisse les siens.

Antonin Artaud : À la grande nuit

n° 169, octobre 1927

Antonin Artaud réplique aux surréalistes :

Y a-t-il encore une aventure surréaliste et le surréalisme n'est-il pas mort du jour où Breton et ses adeptes ont cru devoir se rallier au communisme et chercher dans le domaine des faits et de la matière immédiate, l'aboutissement d'une action qui ne pouvait normalement se dérouler que dans les cadres intimes du cerveau.

et :

N'importe quelle action spirituelle si elle est juste se matérialise quand il faut. Les conditions intérieures de l'âme ! mais elle portent avec elles leur vêture de pierre, de véritable action. C'est un fait irrémissiblement sous-entendu.

Une seule conviction demeure aussi bien commune aux surréalistes et à leurs plus violents adversaires : la haine ou le mépris de la littérature. Et certes il existe plus d'un homme qui a mieux réalisé, et vécu, de tels sentiments que les surréalistes. Mais il s'interdisait en même temps de parler. Chacun connaît ici les siens. Il reste que personne n'a peut-être exprimé ce mépris et cette haine plus obstinément que les surréalistes.
Plus obstinément : de façon plus variée, plus vivante, plus littéraire si l'on veut. Peu importe. Alors même qu'ils traitent du communisme, c'est sur le terrain de la littérature que les surréalistes posent d'abord la question. C'est ce terrain qu'il s'agit, pour eux, de fuir.
L'on sait bien que c'est là aussi leur faiblesse profonde. Il est banal de respirer ; il est aussi ridicule de respirer régulièrement que de s'habiller tous les matins et se déshabiller tous les soirs. Mais il est une façon d'éviter ce ridicule ou cette sottise : c'est de parvenir à respirer assez régulièrement pour n'avoir plus besoin d'y faire attention. Et s'il nous arrive d'admirer, sans réserve, quelque écrivain, c'est aussi parce qu'il ne s'en est pas tenu à mépriser la littérature, mais qu'il l'a en lui-même achevée, dépassée et réduite en quelque sorte à n'être qu'une fonction, que le moyen d'une activité qui la dépasse et qui le dépasse. - Mais c'est ici que toutes les questions demeurent posées. - Il y a peut-être quelque faiblesse à ne pas les poser.

Correspondance

n° 170, novembre 1927

Je m'excuse de publier les deux lettres qui suivent. Elles n'ont pas trait, quoi qu'il en semble, à une querelle personnelle. Il s'agit de savoir si l'on pourra tenter avec succès contre la N.R.F. un chantage, qui semblerait bien ridicule et invraisemblable, si l'on ne savait qu'il a déjà réussi ailleurs.
Pour anodine qu'elle fût, la dernière notule de Jean Guérin nous a valu, de la part des surréalistes, plusieurs lettres d'injures et de menaces : la première, la principale, était d'André Breton.
J.P.

À M. Jean Paulhan, Paris, le 10 octobre 1927.

Cher ami,

Vous avez bien voulu nous charger de réclamer des explications à M. André Breton au sujet d'une lettre de lui, jugée par vous offensante.
Nous nous sommes présentés ce matin chez M. André Breton qui nous a déclaré qu'il refusait de constituer des témoins et de se battre.
Nous considérons dans ces conditions notre mission comme terminée et vous prions de trouver ici nos sentiments les plus amicaux.
Benjamin Crémieux
Marcel Arland

À M. Benjamin Crémieux,
à M. Marcel Arland.

Cher amis,

Merci. Je ne vous ai pas dérangés en vain ; l'on sait à présent quelle lâcheté recouvrent la violence et l'ordure de ce personnage.

Jean Paulhan

Correspondance

n°186, mars 1929

Nous avons reçu d'une nouvelle abonnée la lettre suivante :

Le 10 janvier 1929.
Monsieur le Directeur,
Lectrice assidue de l'Action Française, j'y ai toujours trouvé des idées claires et précises sur les hommes et les événements politiques.
Il n'en est malheureusement pas de même pour ce qui a trait à la littérature. Je venais à peine d'acheter les œuvres d'Anatole France, le bon maître de M. Charles Maurras, que M. Léon Daudet m'a vivement déconseillé la lecture de ce « pédant lubrique et nihiliste ». Dois-je tenir, comme M. Daudet, Paul Valéry pour un « pauvre garçon » ou, comme M. Maurras, pour un des grands poètes de notre temps ? Proust semble à M. Daudet un grand moraliste et à M. Dubech un cacographe illisible. Renan dégoûte M. Daudet ; M. Bainville l'admire jusqu'à écrire de petits contes, que Renan n'eût pas hésité à signer. Albert Thibaudet, qui est fort maltraité par la page littéraire de l'A.F., est choisi comme critique en pied de Candide, hebdomadaire qui politiquement pense très bien. M. Bainville parle avec éloge de Paul Souday, que M. Daudet avec beaucoup d'esprit appelle Sulfate de Souday. Et voici qu'on vient d'introduire dans la maison un Monsieur Robert le Diable, qui parle d'Abel Hermant, à propos de qui M. Daudet nous a fait tant rire, comme d'un grand écrivain. Vous savez enfin quel est aujourd'hui leur dédain pour M. Jacques Maritain en qui je m'étais accoutumée, sur la foi de M. Daudet, à voir le plus grand philosophe de notre époque ; quant à M. Georges Valois qui était, il y a quelques années, la lumière de l'économie sociale, ce n'est plus qu'une canaille incohérente et obscure. Me souvenant d'un article où M. Léon Daudet recommandait la lecture de la Nouvelle Revue Française, je vous serais obligée de vouloir bien m'inscrire pour un abonnement d'essai de trois mois, espérant trouver dans votre revue littéraire la certitude et le calme que l'Action Française me procure dans un autre domaine.
Veuillez agréer…
Bar-le-Duc, Jeanne Magnat

Nous nous sommes trouvés assez embarrassés pour répondre à cette lettre.
L'Action Française vient en effet de dénoncer, avec sa vivacité habituelle, l'anarchie littéraire dont la N.R.F est, à l'entendre, seule responsable ; une nouvelle revue, Latinité, se voit chargée de rétablir l'ordre. Nous n'avons pu que remercier Mme J. Magnat de sa confiance, et lui conseiller de lire attentivement Latinité.
Il semble d'ailleurs que Mme Magnat exagère, et que l'accord soit bien près de se faire à l'A.F., sur quelques écrivains. C'est ainsi que la Page littéraire du 7 février nous apprend que nous possédons en M. Abel Bonnard « l'un des plus authentiques descendants de nos grands moralistes, chez qui l'activité de la pensée ressemble à un épanouissement perpétuel ». Homme charmant, d'ailleurs, et que « l'on invite beaucoup dans le monde… ; Les voyages lointains, le commerce de femmes intelligentes et belles, les soins donnés à deux ou trois amitiés masculines de choix remplissent les heures que cet écrivain ne consacre pas à son œuvre »…
Monsieur Abel Bonnard est, comme l'on sait, l'auteur d'un recueil de bouts-rimés sur les animaux domestiques, et de quelques agréables réflexions sur l'amitié.

LE GRAND JEU

n° 192, septembre 1929

Le Grand Jeu nous interdit assez violemment, dès sa première page, de porter sur lui un jugement "artistique ou littéraire". L'on n'y eût pas songé. Mais il est bien vrai qu'il existe un ordre de recherches ou de soucis, sans quoi la littérature n'est qu'une plaisanterie assez médiocre. C'est à ces soucis, à ces recherches que se livrent MM. Gilbert-Lecomte, René Daumal, Rolland de Renéville et leurs amis, avec un sérieux et, si l'on peut dire, une innocence qui nous permettent d'attendre du Grand Jeu plus d'une découverte. S'il fallait préciser leur foi commune, leurs convictions "de départ", l'on trouverait à peu près ceci :
La science et l'esprit positif ont fait faillite. L'homme s'aperçoit aujourd'hui qu'il n'existe que des faits occultes, dont le plus occulte pourrait bien être la pensée. M. René Daumal pose ainsi à ses lecteurs les "questions casse-tête" qui suivent :

1° Distinguez-vous entre la pensée de Platon et la pensée que vous formez en lisant son œuvre, ou vous en souvenant ?
2° Quand Platon vivait, pensiez-vous ? et vous vivant, Platon pense-t-il ? et parle-t-il français et parliez-vous grec ?
3° Si je suis ce qui pense, lorsque je dis : "Je me pense", "me", désignant ce qui est pensé, est autre que "je", et j'affirme donc en même temps : "je me pense" et "ce n'est pas moi qui pense" ; qui donc pense, et qui est pensé ? Mêmes questions en remplaçant "je" et "me" par les séries de pronoms personnels correspondant aux deux emplois de sujet et patient ("je me pense", "je te pense", "je le pense", etc. ; "tu me penses", "tu te penses", etc., etc.). Cet exercice pratiqué consciencieusement mène à coup sûr très loin et très près de soi.
Quiconque aura honnêtement répondu à ces questions comprendra que toute pensée est éternelle, et qu'elle est d'autant plus souvent et de diverses manières manifestée qu'elle est moins liée à telle nature individuelle : et d'autant mieux alors elle pourra être exprimée par quelque individu vivant, intermédiaire rendu plus sensible par une disposition naturelle de médium, par un entraînement spécial de voyant, ou par un système complexe de leviers du genre aiguille de balance, comme porte-plume, pinceau ou guéridon.

Cependant M. Gilbert-Lecomte tente de préciser les traits et les conditions de la révolte qui nous débarassera, une fois pour toutes, de l'univers apparent :

Notre révolte doit devenir la Révolte invisible. Il doit se produire quelque chose d'analogue à ce qu'on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui aura trouvé l'attitude favorable passera brusquement au-dessus de l'activité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau, il passera de la connaissance discursive à la tendance limite vers l'omniscience immédiate. Et son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu'il a saisi en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle qui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des hommes, un Cataclysme Vivant.

Reste la poésie, seul moyen qui nous soit donné de communiquer dès maintenant avec la réalité essentielle.
Révolte, occultisme, poésie, telle est aussi bien la leçon que M. Rolland de Renéville dégage de l'œuvre de Rimbaud, à qui est dédié le second numéro du Grand Jeu. Et je ne sais si la reconstitution, qu'il tente, des lectures kabbalistes et occultistes de Rimbaud à la bibliothèque de Charleville, est tout à fait exacte. Plus d'une doctrine, que M. Rolland de Renéville attribue aux sages de l'Inde, pourrait bien venir simplement des fous du romantisme allemand. Peu importe : jamais encore la Saison en enfer n'avait été commentée avec plus d'amour à la fois et d'exactitude. Attendons impatiemment les numéros consacrés aux mystiques, à l'"unité des rêves" et aux "mouvements sociaux", que nous promet le Grand Jeu.

Tzara : L'Homme approximatif

n° 218, novembre 1931

L'on s'étonne de découvrir dans ces poèmes, plus clairs qu'il ne le faudrait, du bric à brac, des chevilles, de l'enflure. Le mieux que l'on puisse dire de Tristan Tzara, c'est qu'il ressemble parfois aux plus mauvais moments de Victor Hugo.

Jung : Métamorphoses et symboles de la libido

n° 230, novembre 1932

Jung tente d'expliquer, par la survivance de mythes archaïques, les troubles et les angoisses d'une Américaine de nos jours.
Le sujet est donc passionnant ; mais la démonstration si légère que l'on se repent assez vite d'avoir jugé le sujet passionnant.

Pour un tableau de la poésie en France

n° 235, avril 1933

La Nouvelle Revue Française se propose de consacrer la plus grande part de son numéro de septembre 1933 à un tableau de la poésie en France.
Elle demande à cet effet à tous les poètes français – au poète encore inconnu non moins qu'au poète célèbre ; aux ouvriers et aux paysans, aussi bien qu'aux intellectuels et aux bourgeois ; aux professionnels comme aux poètes du dimanche – de lui adresser des poèmes inédits.
Il est indispensable que chaque poème ou recueil de poèmes soit accompagné d'une notice détaillée ou l'auteur indiquera son nom, son âge, sa profession, l'origine de sa vocation politique et les raisons de son attachement à la poésie. La gravité, l'authenticité et la précision d'un tel témoignage n'entreront pas moins en ligne de compte, pour le choix définitif qui sera fait, que la valeur propre des poèmes.
Les poèmes et témoignages retenus, dont le nombre ne saurait être inférieur à 60, ne feront l'objet d'aucun classement.

Conversations

n° 243, décembre 1933

Votre facteur, sans qu'on lui demande rien, déplore que Charlot, Douglas Fairbanks et Harold Lloyd soient juif. Il ajoute qu'il n'a jamais cessé, pour lui, d'être antisémite, et que plus d'un facteur est de son avis. Bon. Un avoué hoche la tête et vous confie que M. Maast a eu bien tort d'épouser une israélite, à cause des enfants plus tard. Chacun sait que les dernières élections de l’Ordre (c’est celui des avocats) se sont faites sur la question juive. Il s'agit d'un antisémitisme mal avoué, mais vivace, et qui sort de partout.
Un médecin, qui se bornait jusque-là à louer sagement M. Déat, vous assène brusquement que si les pauvres gens sont de pauvres gens, c'est qu'ils ont choisi de l’être. « Il faut nourrir le peuple, dit-il, pour qu'il vive. Il faut aussi le traiter durement, pour satisfaire à son complexe. »
L'on a reconnu le complexe d'infériorité. Ainsi s'accordent la science et la mode, et l'on aurait tort d'oublier que le nazisme est, depuis la guerre, le plus grand mouvement populaire que l'on ait vu en Europe.
C'est une constatation, bien entendu. Ce n'est pas un compliment. Et l’on sait de reste comment finissent les mouvements populaires : par des guerres populaires.

Les tatous

n° 251, août 1934

L'on peut voir, pour quelques jours encore, quatre tatous à l'Oisellerie du Bon Marché. Vus de dos, ils font penser à une tortue qui se transformerait en éventail ; de face, ils ont plutôt l'air d'un pou infiniment grossi. Bien que leur expression soit bienveillante, les passants pour la plupart trouvent hideux ces animaux admirables. Le marchand assure qu'ils s'apprivoisent aisément, et suivent leur maître en poussant de légers cris joyeux.

G. Bergmann : L'Arc chez les Botocudos

n° 263, août 1935

Il paraît vraisemblable, d'après les textes et les documents recueillis par M. Bergmann, que la guerre de 1575 (qui ravagea, comme l'ont sait, la Botocudie du Sud), fut provoquée par l'avidité excessive des marchands d'arcs et de flèches empoisonnées.
Il nous faudrait beaucoup de monographies de cet ordre, et l'on ne peut trop louer la faculté des lettres de Scheveningen d'avoir accepté un sujet dont l'actualité saute aux yeux.

Ernest Hemingway : To have and have not

n° 291, décembre 1937

Curieux mélodrame, où Hemingway s'obstine, pourquoi ? à jouer au profond psychologue.

Explications

n° 293, février 1938

Le dernier numéro de la NRF nous a valu plus d'une critique. […]
L'on nous écrit que le Petit dictionnaire est une loufoquerie, digne de l'Almanach Vermot.
Il est vrai que le Dictionnaire est amusant ; mais rien empêche de le prendre au sérieux. Meillet avait coutume de dire, d'accord avec tous les linguistes, que les mots sont arbitraires, et que rien absolument ne destinait tel ou tel à évoquer un sens donné. Il ajoutait que cette notion scientifique de l'arbitraire du mot se heurte en nous à des préjugés tenaces ; et qu'il ne faudrait rien de moins pour l'imposer que forger et répandre un dictionnaire absurde, mais vraisemblable.
Voilà qui est fait.

Vladimir Jankélévitch : L'Alternative

n° 294, mars 1938

Voici enfin une pensée dialectique nourrie à la plus fine psychologie, qui se préoccupe davantage de poser les problèmes que de les résoudre et ne redoute aucun piège de l'actualité.

Louis Jouvet : Réflexions du comédien

n° 305, février 1939

Jouvet n'a pas voulu imiter tant d'écrivains, qui traitent de ce qu'ils ne connaissent pas – ni tant de gens qui ne le sont pas, qui parlent en écrivains. Le résultat est proprement admirable : le théâtre en sort tout neuf, Hugo et Beaumarchais renouvelés, Becque et les directeurs de théâtre définitivement assommés.

Ch. De Gaulle : La France et son armée

n° 305, février 1939

Les armées de la France sont victorieuses "chaque fois qu'elle a su prendre sur elle de chasser ses chimères". Disons plus simplement : chaque fois que les français croient en la France.

Jean Dutourd : Au Bon Beurre

n° 2, février 1953

La mythologie pour tous, le donjuanisme petit bourgeois, la philosophie première, l'apothéose d'un immonde crémier, ce sont autant de sujets que Jean Dutourd traite, dans un style élégant, avec éclat, abondance, désinvolture. Avec succès. Et quoi de plus ? On souhaite timidement qu'il ait un jour quelque chose à dire, qui lui tienne à cœur.

Paul Éluard

n° 10, octobre 1953

C'est un hommage politique que rend à Paul Éluard la revue Europe (juillet-août). On n'y rencontre pas un seul des premiers amis du poète : de ceux qui pendant vingt ans le reconnurent, l'aimèrent, mirent en lui leur confiance et lui donnèrent confiance en lui. Pas un de ses amis essentiels : ni André Breton, ni Philippe Soupault ; ni d'ailleurs René Char ; ni même (pourquoi ?) Aragon. Mais on y voit Yves Farge, Henri Martin, Claude Morgan, Simone Téry qui donne pour titre à son article :

NOUS L'AVONS TOUJOURS CONNU

(Pas du tout. C'est vers 1933 que Mme Téry a fait la connaissance d'Éluard), Fernand Gregh qui écrit bizarrement :

Je salue en l'œuvre de Paul Éluard ce goût de l'humain que j'ai pour ma part essayé de traduire à ma façon.

Et bien entendu, en tête de l'Hommage (en tête !) un discours gentil mais un peu ridicule de M. Jacque Duclos :

En d'autres temps, nous aurions pu parler du grand Résistant, du grand Français, mais en ces temps de complot contre la liberté des citoyens, contre l'indépendance de la Patrie et contre la Paix, il est des paroles que nos gouvernants et les policiers à leur service n'aiment pas entendre...

C'est le contraire qui est vrai. La Résistance et la Patrie sont de nos jours des sujet très recommandés — recommandés précisément par nos Gouvernants. Mais l'éloquence politique se contente de peu : de quelques mensonges. Et dans l'ensemble, il est tout de même agaçant d'entendre prononcer l'éloge de Paul Éluard par des personnages pleins de bonnes intentions mais qui n'auraient même pas ouvert ses livres ou les auraient jugés ridicules si Éluard n'avait adhéré au Parti communiste.
Laissons cela. On trouve aussi dans cet hommage des souvenirs émus, émouvants, de Georges Sadoul, de belles pages de Jean Lescure et de Claude Roy, des notes d'André Spire ; un essai de Gaston Bachelard.

Bulletin

  👉🏿  Le Disque vert que dirigent Hellens et Solier, reparaît à Bruxelles. Grand succès et longue vie au Disque vert !
  👉🏿  Orgosolo (Sardaigne). Les habitants, ayant juré sur la croix de ne plus s'entretuer, égorgent cent chevreaux pour le banquet de la réconciliation.
  👉🏿  Le portrait de Staline par Picasso est "catégoriquement désapprouvé" par le P.C. Désapprouvé du même coup, Aragon qui l'a publié dans Les Lettres françaises.

Mythologies

n° 30, juin 1955

Les Lettres Nouvelles publient chaque mois une Petite Mythologie de Roland Barthes. Où se trouvent dénoncés :
le mythe de la royauté :

Les rois sont définis par la pureté de la race (le sang bleu), comme des chiots, et le navire – le yacht grec l'Agamemnon – lieu privilégié de toute clôture, est une sorte d'arche moderne où se conservent les principales variétés de l'espèce monarchique. […]

Le mythe de l'inondation qui participe de la fête (auto réduites à leur toit, réverbères flottant, maisons coupées en morceaux), du glissement (barques marchant dans les rues), et même :

Menaçant Paris, la crue a pu même s'envelopper un peu dans le mythe quarante-huitard : les parisiens ont élevé des « barricades », ils ont défendu leur ville à l'aide de pavés contre le fleuve ennemi. […] C'était plus noble que le pompage des caves, dont les journaux n'ont pu tirer grand effet. […] Mieux valait développer l'image d'une mobilisation armée, […] le sauvetage « des enfants, des vieillards et des malades », la rentrée biblique des troupeaux, toute cette fièvre de Noé emplissant l'Arche. Car l'Arche est un mythe heureux : L'humanité y prend ses distances à l'égard des éléments, elle s'y concentre et y élabore la conscience nécessaire de ses pouvoirs, faisant sortir du malheur même l'évidence que le monde est maniable.

Le mythe de Nègre (Bichon), le mythe de l'avant-garde (Jean-Louis Barrault et Le songe des prisonniers), le mythe de l'Église libérale (Charlot et l'Abbé Pierre), et jusqu'au « mythe Rimbaud », qui est occasion à Barthes de se réconcilier soudain avec les mythes.

Écouter Rimbaud, absorber Rimbaud, retrouver le vrai Rimbaud, me paraît finalement moins humain que de considérer Rimbaud mangé par les hommes, par ceux de l'Histoire réelle, et non ceux de l'empyrée littéraire. Il serait peut-être temps qu'aux Nouvelles Littéraires on en prît son parti : il n'y a pas d'autre éternité à la Littérature que sa propre mythologie.

Mais peut-être Barthes nous dira-t-il un jour ce qui n'est pas un mythe. Jusqu'à présent, ses explications sur ce point restent un peu vague. « L'humain », dit-il volontiers (mais quel humain ?), ou : « la dialectique d'amour » (?). Ou encore – s'adressant aux critiques dramatiques :

Mais, si l'on redoute ou si l'on méprise tellement dans une œuvre ses fondements philosophiques, et si l'on réclame aussi fort le droit de n'y rien comprendre et de n'en pas parler, pourquoi se faire critique ? Comprendre, éclairer, c'est pourtant votre métier. […] Vous ne voulez pas comprendre la pièce du marxiste Lefebvre, mais soyez sûrs que le marxiste Lefebvre comprend parfaitement bien votre incompréhension, et surtout (car je vous crois plus retors qu'incultes) l'aveu que vous en faites.

Après tout, peut-être M. Roland Barthes est-il simplement marxiste. Que ne le dit-il ?

Paul Éluard : Cours naturel

Plus Éluard fait bref, meilleur il est... Il est ici excellent : le Pétrarque moderne.

Édith Boissonnas

Édith Boissonnas est déroutante. Elle ne ressemble à aucun des modèles qui servent aux critiques d'aujourd'hui à reconnaître la présence de la poésie : René Char, Paul Éluard, Pierre-Jean Jouve. Aussi déroutante que pouvait l'être, vers 1909, Apollinaire. Mais cette voix, qu'on n'avait jamais entendue, est pourtant forte et mûre, étrangement assurée. [...]

M. Barthes se met en colère

n° 30, juin 1955

Citant l'autre mois, avec une grande estime, quelques extraits de la Petite Mythologie (Les Lettres nouvelles), je remarquais que M. Roland Barthes, qui nous renseigne en long et en large sur ce qu'il tient pour mythique (l'Abbé Pierre, l'avant-garde dramatique, les rois, Rimbaud, l'armée, l'Église, le « style » et le reste), ne songeait à aucun instant à nous apprendre ce qu'il tient pour non mythique : pour réel. C'est tout au plus s'il lui arrive en ce sens d'évoquer (un peu solennellement) l'« homme », l'« humain » ou encore la « dialectique d'amour » (sic). Quel homme ? Quel humain ? Quelle dialectique ? Ils ne nous en dit rien. Et je lui demandais, à tout hasard, s'il entendait ces mots au sens marxiste. C'était là une question innocente, et j'aurais pu tout aussi bien lui demander s'il les entendait au sens nietzschéen ou bergsonien. C'était même une question aimable et flatteuse, car certains passages de M. Barthes donneraient plutôt à croire qu'il n'entend rien du tout par homme et par humain. Mais M. Barthes n'a pas été sensible à l'éloge. Il me répond avec humeur (Lettres nouvelles, juillet–août) :

Citant dans la NRF de juin quelques extraits de ces mythologies, M. Jean Guérin me somme (sic) de dire si je suis marxiste ou non. Au fond, qu'est-ce que ça peut faire à M. Guérin ? Ce genre de questions n'intéresse d'ordinaire que les Mac-carthystes. Les autres préfèrent encore juger sur pièces. Que Monsieur Guérin fasse comme eux. Qu'il lise Marx, par exemple.

Avec humeur, mais aussi avec une sorte d'inquiétude. Qu'est-ce qu'on lui a fait, de quoi a-t-il peur ?
Je crains, à vrai dire, que M. Barthes, qui est bon en grammaire, ne soit plutôt faible en histoire. En histoire contemporaine tout particulièrement. Sans quoi il saurait comme tout le monde, que la troisième et la quatrième République, si elles ont manqué de Mac-Carthys, n'ont jamais manqué de marxistes.
Viviani était marxiste, et Briand. Millerand était marxiste et Pierre Laval, qui disait en 1914 à l'un de ses adversaires (comme fait M. Barthes) : « vous feriez mieux de lire Marx. » Léon Blum était marxiste (avec certaines réserves). Thorez l'était, il l'est encore. Comme on voit, les marxistes français sont en général devenus ministres, présidents du Conseil, présidents de la République. Quant aux persécutés, aux proscrits, aux enfermés, ils n'étaient pas marxistes. Ils avaient même le marxisme en horreur : Vallès, Blanqui, Barbès, tous les communards, plus près de nous Jean Grave ou Fénéon. Des deux grands socialistes de 1911, l'un, Guesde, était pur marxiste : il a fini ministre d'État. L'autre, Jaurès était antimarxiste. On l'a assassiné. J'entendais parler il y a quelques jours d'un livre, qui serait promis au bûcher : non il ne s'agit pas d'un livre marxiste ; d'un écrivain qui se voit traduit en justice pour ses idées : non ce n'est pas de M. Barthes qu'il s'agit. M. Barthes est bien vu de la société bourgeoise qui lui donne, sauf erreur, des subventions. Il sera dans 15 ans, suivant toute vraisemblance, ministre de l'Éducation nationale. Il ne sera pas un mauvais ministre. Mais qu'il ne vienne pas nous la faire à la persécution. Ce serait d'un goût douteux. Qu'il étudie plutôt le mythe McCarthy.
M. Roland Barthes dit encore :

En matière de littérature, la lecture est une méthode plus objective que l'enquête : ainsi, il me suffit de lire la NRF pour reconnaître son caractère parfaitement réactionnaire ; je n'ai besoin d'aucune déclaration à ce sujet.

Et de toute évidence il le dit sincèrement. Il le pense. C'est un fait assez curieux que les Progressistes en général voient dans la NRF une revue réactionnaire, mais les Conservateurs une revue révolutionnaire.
Ce n'a pas été faute, de notre part, d'expliquer ce qu'il en est. Il est possible que M. Barthes n'ait pas lu nos explications ; il est possible aussi qu'il les ait lues sans y rien comprendre. Non, nous ne recommencerons pas.

La machine à faire des bulles de savon

On a pu croire un instant que la machine à faire les bulles de savon, depuis si longtemps souhaitée, allait enfin voir le jour. Les bagues montées sur tiges, que vendent les camelots de nos boulevards, sont, en effet, capables de produire, d'un seul souffle, quelque trente à quarante bulles. Il semble qu'elles doivent cette propriété à leurs bords striés et rugueux, que l'on dirait en papier de verre.
Malheureusement, la découverte, en s'industrialisant, perd une part de sa qualité. Les nouvelles bagues, que l'on trouve dans le commerce, sont élastiques, de forme ovoïde, moins grandes que les anciennes, et ne donnent guère plus de cinq à dix bulles d'un coup. De sorte que nombre d'amateurs ont pris le parti de revenir à la pipe, au cornet de papier ou à la paille de leur enfance. Nous ne saurions les en blâmer.
Il faut avouer d'ailleurs que la bibliographie du sujet ne s'est guère enrichie depuis l'excellent traité de Benjamin Fiolle (1767) et les travaux de Plateau. On lira néanmoins avec plaisir, malgré le ton légèrement enfantin, le Livre des bulles de savon, de Catherine Gay (Albin Michel, 1951). Ce petit essai contient d'excellents conseils touchant les porte-bulles, les figures de savon et la multiplication des bulles folles. On savait déjà qu'il suffit de mêler à l'eau savonneuse quelques gouttes de glycérine pour obtenir des bulles élastiques et durables. Mais Mme Gay paraît ignorer qu'un peu d'huile permet de les faire plus grandes. Il m'a semblé d'autre part qu'elle exagérait, avec une sensibilité toute féminine, la répulsion qu'éprouvent les bulles à l'égard de l'ammoniaque. Enfin, Mme Gay ne tient compte ni des savons liquides, ni de la machine à faire les bulles, dont il a été question plus haut.

E. Herrigel : Le Zen dans l'art du tir à l'arc (Derain, à Lyon)

Comment l'homme peut-il parvenir jusqu'au point où ce n'est plus lui, mais "quelque chose en lui" qui lance la flèche (en sorte que l'archer ne se trouve plus distinct de la cible) tel est l'enseignement qu'un brave philosophe allemand est allé demander à un maître japonais du tir à l'arc. Il a mis un peu plus de cinq ans à l'obtenir. Il raconte ici son expérience de façon méticuleuse, et parfois convaincante.

Antonin Artaud : Les Tarahumaras (L'Arbalète)

Antonin Artaud n'était pas homme à se contenter à bon marché. Ni le bien-être du prolétariat, ni l'amour fou ne lui paraissaient des objets moins dérisoires que ceux qui excitaient la verve d'André Breton. Surréaliste à n'en pas finir. Personne sans doute n'a vu de plus près les "Grands Transparents".
On sait qu'il était allé les chercher jusqu'au Mexique. Il faut savoir gré à Paule Thévenin et à Marc Barbezat d'avoir joint au Rite du Peyotl et aux Taharumaras les lettres à Henri Parisot, à Balthus, au Dr Allendy, et le texte des trois conférences sur le Surréalisme faites à l'université de Mexico.

Bulletin

  👉🏿  C'est une fâcheuse ressemblance au grotesque Dudule (des comédies de Mack Sennett) qui semble avoir entraîné la condamnation par le P.C. du Staline de Picasso.
  👉🏿  Le pilote Enrique Bernal, qui lança la première bombe atomique sur Hiroshima, est ordonné prêtre au monastère de Castro Urdiales.

Politique

n° 49, janvier 1957

Il semble que les événements récents aient entraîné, tout au moins chez les intellectuels, une sorte de dislocation des partis politiques. Plus d'un révolutionnaire condamne, avec Sartre, les massacres de Budapest et se sépare du Parti communiste. Plus d'un réactionnaire réprouve, avec Bertrand de Jouvenel, la guerre d'Algérie et l'expédition de Suez. Albert Béguin et J.-M. Domenach eux-mêmes s'en prennent assez violemment au progressisme. Cependant Raymond Aron propose de son côté que la France retire d'Algérie non seulement son armée, mais tous ses nationaux. Il s'ensuit un certain désarroi.

J.-P. Sartre observe dans L'Express :

En général, les révolutions populaires se font à gauche. Pour la première fois, nous avons assisté à une révolution politique qui évoluait à droite.

Roger Hagnauer écrit dans la Révolution prolétarienne (nov.) :

Pendant quelques jours, nous nous sommes sentis incapables de penser.

Et Gabriel Marcel, dans la Nation française :

Si dérisoire, si indécente que soit toute parole…

Personne ne renonce pour autant à parler, et les explications de Sartre tiennent huit colonnes de journal.

Politique encore

n° 49, janvier 1957

On a grande envie de dire à Sartre, à Béguin et à Domenach, à Claude Roy et à Roger Vailland : « Pourquoi n'apercevez-vous qu'aujourd'hui ce qui nous crève à tous les yeux depuis longtemps ? » Il y a 10 ans qu'Albert Camus, que David Rousset et Raymond Aron vous montrent l'antisémitisme renaissant, les injustices et les massacres. Car enfin, comme le fait remarquer Silone dans sa réponse à Sartre (L'Express, n° 283), ce sont là des procédés ordinaires de l'État russe :

Ni la destruction totale, entre 1925 et 1940, de l'élite révolutionnaire, ni l'extermination de cinq peuples fédérés, ni l'esclavage dans les camps de travail forcé de 12 à 15 millions d'hommes ne procédaient d'une autre méthode que le massacre des Soviets de Hongrie.

C'est à quoi Sartre a répondu par avance que la vérité n'est pas toujours bonne à dire et qu'il faut éviter en tout cas de la révéler à des gens qui meurent de faim – que la fin justifie les moyens, et que l'établissement d'une république socialiste méritait bien quelques tueries – enfin, que la dénonciation des crimes de Staline a été « une faute énorme » de Khrouchtchev. Bref, il joue les Machiavel.
Il ajoute :

Si Raymond Aron est satisfait de voir ses prévisions confirmées par les événements, c'est qu'il a le cœur bien accroché.

Or rien ne permet de croire que Raymond Aron se montre satisfait. C'est tout au contraire. Mais la remarque est curieuse. Elle signifie à peu près : « il est des cas où l'on n'a pas à se féliciter d'avoir eu raison. » Et par suite : « Il y a des cas où l'on peut être fier d'avoir eu tort. »
Que Sartre soit fier, pas de doute là-dessus. Aussi bien se propose-t-il aussitôt pour chef d'un nouveau parti qui réunirait aux dissidents du Socialisme les dissidents du Communisme. Aux dernières nouvelles ce parti n'était pas encore constitué, et Monsieur Hagnauer continuait, suivant toute vraisemblance, à se sentir incapable de penser.

Michihiko Hachiya : Journal d'Hiroshima

n° 51, mars 1957

Le docteur Hachiya dirigeait un hôpital à Hiroshima. Il donna ses soins aux victimes de l'explosion. C'est un bon observateur, qui nous décrit avec soin :
Les morts, qui ressemblaient à des poulpes bouillis, et sentaient fort la seiche.
Les hommes et les femmes brûlés, se jetant par grappes dans les mares ou les rivières.
Les pillages et les vols, qui succédèrent à la catastrophe.
Et surtout l'extraordinaire joie et l'enthousiasme qui prirent les malades à l'annonce que San Francisco venait à son tour de recevoir une bombe atomique.

Lao-Tseu : Tao te King, traduit par Jean Herbert

n° 67, juillet 1958

Le livre du Tao n'est pas plus clair pour les Chinois que pour nous, et ce n'est pas sans raison que Lao-Tseu était appelé le « vieux maître de l'obscurité ». D'où suit que les meilleurs traducteurs sont ici les plus bêtes : ceux qui respectent l'obscurité et ne cherchent pas à comprendre ce dont il s'agit – quitte à citer patiemment, comme Stanislas Julien, les commentateurs chinois ; comme Jean Herbert, les mystiques occidentaux. Voici donc le théorème (ou l'énigme) :

Quand la grande voie disparut, on vit l'humanité et la justice.
Quand la sagesse et la perspicacité se montrèrent, on vit une grande hypocrisie.
Quand les États tombèrent dans le désordre, on vit des sujets fidèles et dévoués.

Le commentateur Tchen' Sien écrit là-dessus (assez gauchement) :

Avant que la grande voie eût dépéri, les hommes ne s'abandonnaient pas les uns les autres. Où était l'humanité ? Où était la justice ? Personne ne les remarquait

Et le commentateur Si-Hoeï :

Dès que la prudence et la perspicacité se furent montrées, il y eut de grandes trahisons sous le masque du dévouement, une grande hypocrisie sous le masque de la sincérité.

Si l'on veut. Ce sont là des explications psychologiques et l'on peut se demander si Lao-Tseu avait le plus léger souci de psychologie. Sans doute jean Herbert est-il mieux inspiré, qui cite Saint-Paul :

La sagesse de ce monde est folie devant Dieu

Et Jacob Boehme :

Nulle œuvre hors de la volonté de Dieu ne peut atteindre le royaume de Dieu, ce n'est qu'une sculpture inutile dans le grand labeur des hommes.

Ici prendraient assez bien place les doctrinaires du pur amour. Mais pourquoi donc hésiter à traduire, comme Freud le fait pour les rêves : « la justice est injustice, la sagesse est folie, la perspicacité n'est pas différente de l'aveuglement, ni l'infidélité de la fidélité. »
Je sais bien qu'il y a là quelque chose d'à première vue un peu décourageant. Mais les traités de métaphysique pure ne sont pas nécessairement faits pour nous encourager.

Divers

n° 84, décembre 1959

L'actrice Nicole Courcel, interrogée par Ciné-Monde (15 octobre), avoue gentiment qu'elle n'a pas « une immense culture » et ajoute : « Vous trouvez ça d'une utilité folle, l'orthographe ? »
On ne saurait mieux dire, ni plus spirituellement. Oui, l'orthographe est utile, d'une utilité folle. Car, enfin, quel rapport y aurait-il, en bonne raison, entre la qualité d'une pensée et la correction grammaticale ?