Bernard Groethuysen
Nous pressions depuis longtemps Groethuysen de réunir les essais et les portraits que l'on peut lire aujourd'hui ; mais il remettait ce soin d'année en année. Maintenant, c'est lui qui nous manque, et le livre est là. Groethuysen nous avait d'abord promis de lui donner une préface. Puis il avait renoncé à ce projet ; puis il l'avait formé de nouveau. Le tout, un peu nonchalamment : il n'aimait pas se mettre en avant, et l'on eût dit qu'il avait une fois pour toutes pris le parti de vivre la vie des autres, plutôt que la sienne. Mais il faut tenter de tenir ce qu'il nous avait promis.
L'histoire, monde intelligible
En France, on n'imagine guère qu'un philosophe puisse être modeste. S'il l'est évidemment, on décide en général que ce n'est pas un vrai philosophe. Et pourtant la modestie fut, au pays même de la métaphysique, l'aventure d'une grande école.
Fichte, Schelling et le plus grand des trois : Hegel, n'eurent pas plus tôt fini de développer les majestueuses spirales et les avenues de leurs systèmes que chacun se sentit déçu. Tout était expliqué, et plus rien ne semblait valoir la peine de l'être. La plus petite roue de l'univers avait désormais sa place et son rôle. Simplement on avait perdu l'envie de la faire tourner. Comme dans une famille, où le père prononce à chaque coup le mot juste, la sentence définitive : les enfants ne sont pas longs à s'apercevoir qu'il empêche tout le monde de réfléchir. “Mais enfin, moi, (se demandent-ils) qu'est-ce que j'ai à voir là-dedans ?” Bref, la pensée était à recommencer.
On sait de quelle façon la recommencèrent — à partir du père Hegel, tout de même contre lui — Marx, et Kierkegaard. La solution de Dilthey fut d'allure plus timide. On décida qu'un homme seul, fût-il le plus grand génie du monde, demeurait incapable de résoudre tous les problèmes que ce monde lui posait. Il y en avait trop, et de trop divers, pour que la maigre expérience d'un individu — au surplus, limité par les mythes de son milieu, par les aspirations de son temps — y pût suffire. Hegel lui-même, ici et là, avait dû tricher. Dilthey et ses élèves firent donc le rêve d'une philosophie à la seconde puissance, qui commençât par épouser — quitte à les dépasser par la suite — les diverses façons qu'ont eues les hommes, non pas seulement d'imaginer, mais de s'approprier les choses : les expériences et les réflexions des hommes de loi comme des poètes, et des capitaines comme des philosophes (dont les systèmes allaient apparaître dès lors comme le signe d'autre chose, qu'il appartenait au métaphysicien de dégager). Il s'agissait de comprendre tant de réflexions, il s'agissait même de les reproduire et de les mimer ; la synthèse viendrait plus tard. Bref, une philosophie historienne devait dépasser l'histoire d'autant que l'Encyclopédie, qui nomme et classe les objets, les animaux et les terres, dépasse le récit d'un explorateur naïf.
Telle fut l'œuvre que Groethuysen, élève et ami de Dilthey, poursuivit de son côté, dans les essais que réunissent l'Anthropologie philosophique et Les Origines de l'esprit bourgeois. Ne soyez pas dupe de leur aspect aimable ou familier. Ils visent plus haut, et cette visée fait leur âme. Il ne s'agit de rien de moins que de travailler à former, de menues pièces et de morceaux, le nouveau monde intelligible.
L'amour de l'adversaire
Mais en attendant que ce monde soit constitué ? Eh bien ! Groeth tenait que le philosophe digne de ce nom doit éviter jusque-là de se prononcer. (Et qui oserait trancher du détail, quand il ignore le Tout ?) A cela, tout bénéfice.
Car c'est le paradoxe, c'est aussi le danger, du système, du traité — de l'écrit en général — qu'il exprime moins une pensée en action qu'une pensée arrêtée : une pensée qui n'est plus là. “Descartes, disait (à peu près) Groeth, réfléchit, il réfléchit, réfléchit. Puis il trouve : “Je pense, donc je suis”, et il cesse de réfléchir.”
Voilà un propos qui m'a longtemps étonné. Je me demande s'il ne fait pas enfin trop belle place à l'erreur, peut-être au mensonge. (Mais sommes-nous capables de mentir ?) Chez Groethuysen, il ne cédait, en tout cas, qu'à la plus vive indépendance.
Par nature, Groethuysen préférait les questions aux réponses. Ou plutôt il n'avait de repos qu'il n'eût retrouvé, sous chaque réponse, la question qui la provoquait : sans cesse en quête d'une pensée qui n'arrêtât pas la pensée, et pour le reste faisant confiance à l'esprit, tout assuré qu'il n'est point d'idée — si absurde ou folle qu'elle paraisse — qui ne tienne aux autres idées par quelque fil ténu.
Indépendance est peu dire. Tel, qui prétend aimer la liberté, n'a de cesse qu'il n'ait fait mettre en prison les ennemis (dit-il) de la liberté. Mais Groethuysen témoignait de cette liberté la forme la plus noble — ou la seule — qu'on puisse nommer de ce nom. Il préférait à ses idées, les idées de ses amis — celles mêmes de ses indifférents, ou de ses adversaires. Il tenait que chaque pensée mendie d'être repensée. Ainsi parcourait-il le monde des doctrines et nulle idée, qui se présentait à lui, ne l'avait attendu en vain.
Non que sa foi politique fût tiède, ou indécise. Il était marxiste, et communiste de stricte observance ; c'est ainsi qu'Alix Guillain et lui ne se marièrent pas, se brouillèrent avec leur famille et refusèrent l'héritage de leurs parents, n'acceptant de rien posséder que les livres, dont Groeth avait besoin pour son travail. Groethuysen aurait laissé mettre en prison certains ennemis de la liberté. Mais il serait allé, je crois, chaque jour leur porter des oranges, et s'entretenir avec eux. Finalement, il aurait passé toute sa vie en prison.
Il y a eu, dans l'histoire des Lettres, une autre époque, où les écrivains se sont trouvés saouls de systèmes et de perfection : au temps de l'Encyclopédie, précisément. Alors aussi, l'on a dû préférer à l'accord la dissonance (ou plutôt on n'a point imaginé d'accord, qui ne fût à base de dissonance). Alors aussi l'on a pu louer d'un écrivain la variété, les retours, les contradictions. “Quand je me rappelle l'étonnante multiplicité de ses connaissances, le tumulte impétueux de son imagination, tout le charme et tout le désordre de ses entretiens, j'ose comparer son âme à la nature telle qu'il la voyait lui-même, abondante en germes de toute espèce, douce et sauvage, simple et majestueuse, mais sans aucun principe dominant...” C'est ainsi que Meister parlait de Diderot, et que nous parlons de Groethuysen. Il se trouvait chez lui dans l'univers de la pensée, et naturellement à l'aise comme chacun de nous peut l'être dans son corps.
Groeth dans son atelier
Groethuysen portait dans l'expression je ne sais quoi d'orageux et de violent, qui tenait peut-être à ce que les muscles du visage, à la différence de ceux du corps, donnaient de prime abord le sentiment de la force ou de l'exercice. Le sourcil était plutôt barbare. Les yeux dans leur grotte, entre vert et gris-argent, prompts à fringuer et à ciller. Le buisson des cheveux par le haut, de la barbe par le bas, privait de forme fixe une face pâle et changeante.
Somme toute, rien dans ses traits n'annonçait la moindre tendresse.
Pourtant, je n'ai jamais vu mécontent ni haineux un visage si bien fait pour se rembrunir. La bonté, qui était grande, qui était chaude et sûre, demeurait chez lui toute d'invention.
Il parlait en allant et venant dans son atelier, un cache-nez autour du cou. Qu'il fût en caleçon, en pyjama, en pantalon (qu'il oubliait parfois de boutonner), c'était toujours avec la même vivacité, et fumant sans arrêt des bleues (quand il en avait) et, durant l'Occupation, de l'eucalyptus ou des cigarettes faites d'un curieux mélange d'herbes, que roulait tous les soirs Alix. La cendre en tombant faisait sur son veston des sources et des nuages, des sortes de rêves d'encre, qu'Alix attentive venait secouer ; parfois aussi (avec l'eucalyptus) de petits incendies, que chacun s'employait à éteindre. Et l'on avait vaguement l'impression que sa figure, s'il s'approchait un peu plus de vous, allait devenir trop vaste pour être encore tout à fait vraisemblable.
Cependant lui se défiait extrêmement des choses. Il avait certaine façon, que je n'ai vue qu'à lui, de surveiller de travers un réchaud, une bouilloire électrique, comme on regarde une petite bête sauvage. Il suffisait pour l'effarer qu'un robinet à gaz se mit à siffler : et si Alix était absente, il courait aussitôt chez nous — car nous habitions, à l'époque, deux ateliers voisins — pour demander conseil.
Pourtant cet homme craintif, qu'un objet, un enfant, un animal, un ignorant parfois intimidait, rayonnait la confiance. Sitôt qu'il était là, chacun se sentait protégé ; mais protégé, c'est peu dire : accru, enhardi, capable de tout. Que ce fût au bistrot, à la revue, dans un palais, il prononçait chacun dans sa dignité. Il ne nous fût pas venu à l'esprit d'être jaloux de l'extraordinaire richesse et de la variété de ses propos, et je crois qu'il avait cette délicatesse particulière aux timides — aux meilleurs des timides — qui savent ne jamais intimider autrui.
Ce livre a donc paru, tel à peu près que Groethuysen l'avait d'abord voulu. Je me suis simplement permis d'y ajouter un écrit de jeunesse qui doit dater de 1910 : L'Enfant et le Métaphysicien — le seul texte à ma connaissance où Groeth parle à cœur ouvert de lui-même : encore est-ce sous le nom de Sören Kierkegaard (et Groeth aussi bien pouvait se reconnaître dans celui qui s'appelait volontiers : l'homme-problème) ; tel quel, cet Enfant peut assez bien tenir lieu de la préface que notre ami est mort avant d'écrire. Mieux que cette petite introduction. Ah ! je m'étais promis de ne pas parler de moi. Pourtant, il est sûr que Groeth me manque. Vieillir, ce n'est pas ce qu'on croit. Somme toute, on garde les mêmes plaisirs, et souvent plus vifs. On devient plus libre, on réfléchit mieux (du moins, on l'imagine). Mais ceux-là, pour qui l'on tenait à réfléchir, s'en vont. Vieillir, c'est que Groethuysen ne soit plus là.
Jean Paulhan, 1945, in Œuvres Complètes, Tchou
Ressources
Passages de Groethuysen, par Robert Maggiori
Les inconnus de l’Histoire - Bernard Groethuysen - France Culture (3 épisodes, France Culture, 1984)
Bernard Groethuysen, une amitié philosophique, Jean-Toussaint Desanti
Dans l'amitié de Bernard Groethuysen, pt. 1, Jean-Toussaint Desanti
Actualités :
- Commentaire sur la mort de Groethuysen à Luxembourg – 2023-05-03
Voir aussi, de Jean Paulhan :
Texte de Bernard Groethuysen sur Jean Paulhan :
Bibliographie des textes parus dans la NRF
Les textes qui suivent, publiés dans La Nouvelle Revue Française, sont regroupés en quatre grands ensembles, les textes de Bernard Groethuysen, les notes et chroniques de l'auteur, les textes sur l'auteur et enfin, s'ils existent, les textes traduits par l'auteur.
Textes de Bernard Groethuysen
- Hölderlin, 1925-11-01
- Introduction à la vie bourgeoise, 1926-12-01
- À propos de Kafka, 1933-04-01
- Perspectives de philosophie moderne, 1934-06-01
- Freud, 1939-11-01
Notes de Bernard Groethuysen
Ces textes de Bernard Groethuysen peuvent être des notes de lecture d'ouvrages, des notes d'humeur, des critiques de spectacles, des faits-divers, des textes inédits... Ils ont paru dans une "rubrique" de la NRf : Chronique des romans, L'air du mois, Le temps comme il passe , etc. ou dans un numéro d'hommage.
- Lettre d'Allemagne, 1922-04-01, Notes : lettres étrangères
- Lettre d'Allemagne, 1923-02-01, Notes : lettres étrangères
- Max Scheler, 1928-10-01, Notes : lettres étrangères
- Hécate, par Pierre Jean Jouve (Éditions de la N. R. F.), 1929-03-01, Notes : le roman
- Les Conquérants, par André Malraux (Grasset), 1929-04-01, Notes : le roman
- Être et avoir, par Gabriel Marcel (Ferdinand Aubier), 1936-02-01, Notes : la philosophie
- Spengler, 1936-06-01, Notes : lettres étrangères
- Études kierkegaardiennes, par Jean Wahl (Fernand Aubier), 1938-05-01, Notes : philosophie
- Sueur de sang, par Pierre Jean Jouve (Éditions de la N. R. F.), 1938-07-01, Notes : la poésie
- La Vie et ses problèmes, par Jean Rostand (Flammarion), 1939-10-01, Notes : sciences
- Nouveaux propos de Jéroboam, par Paul Laffite (Éditions de la Nouvelle Revue Critique), 1939-11-01, Notes : essais
- Mesures U. S. A., 1939-12-01, Les revues
- Usonie, par Jean Prévost (Éditions de la N. R. F.), 1940-01-01, Notes : les essais
- Histoire de la critique d'art, par Lionello Venturi (Éditions de la Connaissance), 1940-02-01, Notes : la critique
- Histoire de la découverte de la terre, par Ch. de La Roncière (Larousse), 1940-02-01, Notes : histoire
- Le mythe et le livre, par René M. Guastalla (Éditions de la N. R. F.), 1940-05-01, Notes : les essais
Traductions de Bernard Groethuysen
- Poèmes, de Friedrich Hölderlin, 1925-11-01
Textes sur Bernard Groethuysen
Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, des entretiens menés par lui, ou des ouvrages édités par lui.
- Origines de l'esprit bourgeois, par Bernard Groethuysen (Éditions de la N. R. F.), par Daniel Halévy, 1927-10-01, Notes : littérature générale
- Anthropologie philosophique, par Bernard Groethuysen (Gallimard), par Yvon Belaval, 1954-03-01, Notes : les essais
- Philosophie de la Révolution française, par Bernard Groethuysen (Gallimard), par Robert Campbell, 1956-09-01, Notes : la littérature
Répartition temporelle des textes parus dans la NRf (1908—1968)
On trouvera représenté ici la répartition des textes dans le temps, réunis dans les quatre catégories précédemment définies : Textes, Notes, Traductions, Textes sur la personne.
Bibliographie des textes parus dans la revue Commerce
Les textes qui suivent, publiés dans la revue Commerce, sont regroupés en deux ensembles, les textes de Bernard Groethuysen et les textes traduits par l'auteur.
Textes de Bernard Groethuysen
- Présentation de Tavernier (p. 137-142), hiver 1924 [258 p.]
- Portrait de Maître Eckhart (p. 149-155), printemps 1925 [188 p.]
- Documentation sur la folie de Hölderlin (p. 189-207), automne 1925 [232 p.]
- Essai sur la pensée de Saint Augustin (p. 149-160), printemps 1927 [200 p.]
- Notes sur Jérôme Cardan (p. 149-150), été 1929 [216 p.]
- Note sur Büchner (p. 143-144), printemps 1931 [186 p.]
- Introduction et présentation de Sinica, Récits de missionnaires Jésuites (p. 141-144), printemps 1932 [198-(VI) p.]
- Note (p. 198)), printemps 1932 [198-(VI) p.]
Textes traduits par Bernard Groethuysen
- Maître Eckhart, Fragments (p. 156-173), printemps 1925 [188 p.]
- Rudolf Kassner, Le lépreux (p. 95-122), automne 1925 [232 p.]
- Friedrich Hölderlin, Poèmes (p. 171-186), automne 1925 [232 p.]
- Rudolf Kassner, Des éléments de la grandeur humaine (p. 107-170), automne 1926 [194 p.]
- Rudolf Kassner, La chimère (p. 97-136), automne 1928 [174 p.]
- Georg Büchner, Woyzeck (p. 145-186), printemps 1931 [186 p.]
Bibliographie des textes parus dans la revue Mesures
Les textes qui suivent, publiés dans la revue Mesures, sont regroupés en deux ensembles, les textes de Bernard Groethuysen et les textes traduits par l'auteur.
Textes de Bernard Groethuysen
- Le savant et l’île inconnue, 15 juillet 1935 [188 p.]
- Bayle, 15 janvier 1937 [188 p.]
- Épistémologie du rêve, 15 octobre 1938 [170 p.]
- Introduction au Journal intime d’Amiel, 15 janvier 1939 [160 p.]
- Carolus Bovillus, 15 janvier 1940 [176 p.]
Bibliographie des textes parus dans les Cahiers de la Pléiade
Les textes qui suivent, publiés dans les Cahiers de la Pléiade, sont regroupés en trois ensembles, les textes de Bernard Groethuysen, les textes traduits par l'auteur et les textes dont il est le sujet.
Textes sur
Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, ou d'ouvrages traduits par lui.
- Bernard Groethuysen par André Gide, avril 1947 [292 p.]