Un mythe socratique
Bernard GroethuysenCe texte est paru dans les Cahiers des Saisons n° 10, avril-mai 1957.
Jean Paulhan est-il un mythe ? Mythe socratique ? S'est-il donc jamais fait connaître ? Il se méfie d'ailleurs de la pure analyse qui serait un principe de mort. Et l'home, dira-t-il, se connaît d'autant moins qu'il se regarde d'avantage. Mais pourquoi aussi l'interroger ? C'est nous qu'iol interroge. Apprenons à répondre aux questions qu'il nous pose.
"Nous", c'est vous et moi, c'est tout le monde. Jamais humaniste ne fut plus humain. L'homme pour lui n'est pas un Dieu exilé qu'il s'agit d'enlever à la terre pour le rendre à sa vraie patrie, domaine des esprits purs. Celui auquel il adresse ses questions, c'est l'homme ordinaire, qui ne nous objectera ni Heidegger ni Descartes, mais qui saura l'écouter, sans plus, une fois qu'il se verra placé devant ses propres pensées et les faits divers.
Les philosophes s'e sont exclusivement tenus à quelques faits privilégiés. Ils nous ont fait connaître notre ignorance. Jean Paulhan, lui, ne dira pas : "Que sais-je ?" mais il nous montre comment notre esprit défigure ce qu'il sait le mieux et croit le mieux savoir. Le raisonnement, voilà la grande aventure humaine. Les accidents qui arivent à l'homme au cours de sa route ne lui viennent pas de sa curiosité, mais de sa logique.
"Le bon sens est la chose la mieux partagée du monde." C'est entendu. Encore faut-il que nous procédions avec méthode. Mais que diriez-vous si c'étaient précisément nos méthodes ou si vous aimiez mieux nos perspectives mentales qui sachent le mieux nous tromper ? Nous verrons alors qu'il n'y a rien de plus paradoxal que le sens commun dont les illusions sont tenaces. Et cela n'est certainement pas dû à telle faiblesse particulière du profane qui raisonnerait mal. Notre esprit, étrange miroir, est ainsi fait qu'il défigure ce qu'il reflète.
Ausi, Jean Paulhan le poursuivra-t-il jusqu'à ses dernier retranchements. D'autres sont allés à la recherhce des égarements du cœur, mais l'esprit est-il plus raisonnable que le cœur ? Il a ses raisons subtiles que le cœur ignore. Il a ses monstres, qui plus nils sont nombreux, lui semblent flatteurs et plausibles.
Et comment nous en défaire ? Comment capter à tout instant cette déraison qui semble être l'état normal et la donnée naturelle de notre esprit, et que nous retrouvons partout dans ces raisonnements monstrueux qui courent chaque jour les Halles ou la Chambre ? Il faudrait apprendre à ses amis, à son concierge, à penser justement. Mais l'homme ne vit pas d'idées justes. Et l'on ne saurait séparer la pensée de la vie. Nos pensées ne sont pas des données qu'on pourrait isoler de ce fond mystérieux dont elles émergent et qui est tout silence.
À quoi songiez-vous tout à l'heure ? À rien. À rien qui se puisse dire ; à rien qui ne perde, sitôt exprimé, sa nature et son snes même.
Il y a le silence qui enveloppe nos pensées. Aussi penser comme il faut, c'est d'abord faire saplace au mystère. Ici il faudrait peut-être écouter la parole des poètes que Jean Paulhan nous a interprétés dans Clef de la Poésie. Mais qui mieux que J.P. sait nous faire comprendre nos pensées et les faits divers de notre vie, nous-mêmes à nous-mêmes ?