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Le Spectateur

Bernard Baillaud
René Martin-GuelliotGiovanni Vailati

Paulhan n'est pas toujours l'homme de la fondation. À la NRF, il vient après. Au Spectateur (58 livraisons d'avril 1909 à juin-juillet 1914), il inscrit son nom au comité de rédaction dès le premier numéro, et puis s'en va à Madagascar, après l'enterrement d'un projet chinois. Dans l'archéologie du Spectateur, il y a cet homme lointain, qui enseigne sans trop de plaisir au lycée de Tananarive, recueille les proverbes des Merinas, cherche de l'or, sans autorisation officielle, à ce qu'il semble (ou bien : documente ses mensonges futurs, sur l'orpaillage malgache) et et participe in absentia à une revue singulière.
La formation de Paulhan ne commence pas avec le séjour malgache ; elle ne s'achève pas non plus avec lui, mais se poursuit sous l'égide de René Martin (1879-1962), dit René Martin-Guelliot, né à Guéret, dans la Creuse, polytechnicien depuis le 14 octobre 1899, sorti de l'école le 1er octobre 1901, capitaine d'artillerie dans les années 20 et au fil de ses voyages collectionneur de poupées costumées. Celui-là ne porte pas en vain le nom de directeur. Le désaccord de Martin-Guelliot quant à la publication des Entretiens sur des faits divers (pour la Société des médecins bibliophiles, en 1930 — et l'on n'oubliera pas que pour Paulhan la tâche des malades est de guérir leurs médecins), développement tardif des réflexions menées au Spectateur, signale à la fois la dette de Paulhan et les divergences relatives, de l'un à l'autre, que masque mal la fin trop accordée, presque en chants amébées, de l'Entretien sur des faits divers (cette fois au singulier), dans l'édition Gallimard de 1945. À cette date, Paulhan a conquis son indépendance, face à son père, le philosophe Frédéric Paulhan, mort en 1931, face à Martin-Guelliot, face à la NRF même, morte pour un temps sous Drieu. Dans l'Entretien de 1945, la forme dialoguée, entre "René Martin" et "Moi", atténue le différend.
Le titre de la revue, consciemment ou non, rappelle une autre entreprise, d'origine anglaise. Le Spectateur ou le Socrate moderne, projet collectif, par une société qui se défendait d'être une assemblée de misanthropes et préférait se voir en "peloton de gens qui raisonnent", largement diffusée au xviiie siècle, et dont un exemplaire en trois volumes, dans une traduction de 1755, figura plus tard dans la bibliothèque tournante de Paulhan. René Martin-Guelliot se reconnaissait en Socrate, avec les précautions d'usage — "si licet parvo" — par la tournure non littéraire de son esprit, par sa postulation orale et se disait mathématicien plutôt que dialecticien. Mais accoucheur sinon torpille, peut-être bien. Il cesse apparemment d'écrire à Paulhan après 1929, mais reste en contact avec lui, au moins jusqu'aux émissions de radio dont parle Marcel Pareau dans sa lettre à Paulhan du 12 janvier 1951. Le dossier prolifique constitué pour le second volume des Fleurs de Tarbes contient plusieurs feuillets arrachés à la revue et les cinq volumes des Œuvres Complètes la mentionnent à cinq reprises. C'est d'ailleurs une caractéristique de l'équipe du Spectateur : si l'intensité d'un climat intellectuel se mesure à la pérennité des relations qui s'y nouent, la période du Spectateur a été pour Paulhan une époque essentielle, située dans le temps après l'influence du père, après les nombreuses contributions au Journal de Psychologie normale et pathologique, après le séjour à Madagascar, mais avant la guerre, avant Le Guerrier appliqué de 1917, avant la collaboration à La Vie des frères Ary et Marius Leblond — ils sont dans Alcools les dédicataires de "Schinderhannes", on les appellera plus tard les Leblond's brothers — avant la NRF enfin, cela va sans dire, puisqu'il y a, et plus longtemps, et plus profondément qu'on ne le dit souvent, un Paulhan d'avant la NRF. Volens nolens, il y a en Paulhan un homme du xixe siècle, c'est à dire un homme à qui le xixe siècle a imposé ses cadres mentaux, ses problèmes, et aussi ses questions. Psychologie française d'avant la psychanalyse, mais qui fait lire avant traduction le Freud du Witz ("mot d'esprit et esprit de mot", 1912), de la Traumdeutung et de la Psychopathologie des Alltagslebens par un compte-rendu non signé dès le numéro d'avril 1913, sociologie ouverte qui cherche la proximité d'autres disciplines, linguistique devenue science expérimentale et qui évacue les anciennes questions de l'origine des langues ou de la langue universelle, tout cela donne les chapitres d'un héritage intellectuel dont Paulhan, à tort ou à raison, ne renie pas tous les articles. Avec Le Spectateur, de quoi s'agit-il ?
René Martin-Guelliot insiste en 1912, dans une lettre à Paulhan, sur le "caractère monographique, clinique, exégétique" de sa revue. Caractère était bien dire, et rarement on aura tant voulu coucher les lieux communs, les idées, et jusqu'à l'esprit même, sur une table d'analyse. De cette opération, l'esprit ne sort ni reposé, ni sanguinolent. Martin-Guelliot le reconnaît, en doutant qu'il soit possible, sans s'accorder de pause, de lire un fascicule entier du Spectateur : la lecture d'un seul article est à ses yeux plus profitable. Un avant-propos au premier numéro affirme que rien n'est indigne de la pensée moderne, et qu'aucun mot, aucun geste n'est dépourvu de signification. Il lui arrive certes de tenir un langage pondéré, et de situer son action entre — entre la philosophie et la pensée commune, entre la psychologie et la sociologie, entre la logique pure et ses applications régionales. Ce sens apparent de l'équilibre ne doit pas tromper. Le but de Martin-Guelliot est d'étudier les lieux communs, non sans tension ni goût violent pour la vérité, mais en se défendant, parfois assez mal, contre le scepticisme qui prétend les tenir à distance ou les contester. "Observations et essais sur l'intelligence dans la pratique et la vie quotidienne" annoncent les premières pages : Le Spectateur est consacré à l'étude expérimentale, abstraite et pratique de l'intelligence dans la vie courante, le travail scientifique et l'activité sociale. Il ne s'agit pas tellement de rechercher des origines, de situer des causes : en ce sens-là, l'étiologie n'est pas spectaculaire. Si défaire les plis d'un raisonnement, d'une idée, d'une formule semble intéressant, nécessaire aux gens du Spectateur, ce n'est pas pour s'affliger bêtement de la bêtise ambiante, ou se dresser en redresseur de formules. Le spectateur dont il est question est intéressé. Dans une tradition très latine, il cherche à être utile, à pefectionner des outils, à faire fructifier une expérience que le fondateur puise dans les mondes militaire, financier, rural, universitaire, à se trouver des disciples dans d'autres domaines encore, notarial au besoin, sans paraître byzantin, ni renoncer à l'estime intellectuelle de Jules de Gaultier (l'homme du bovarysme), d'Émile Bourroux, de Louis Dugas ou de Georges Palante. Par son métier, Martin-Guelliot se juge plus proche de Gustave Le Bon que de Bergson, même s'il préfère le second, plus attentif que le premier à la pente quotidienne de la philosophie.
La question de la place occupée dans le champ intellectuel, celle du public visé ne sont pas secondaires. Le Spectateur n'adopte pas une forme savante, mais se réjouit d'être reconnu par l'Université ou le Collège de France (Camille Jullian, chaire des Antiquités nationales), en petite revue toujours fière d'être citée. Il n'oublie pas l'Italie de Vico ou de Vailati, et l'Italie ne l'oublie pas : contributions d'Umberto Fiore sur l'évolution de l'anthropologie criminelle ou mention dans des revues, L'Anima ou Psiche par exemple. Saveur un peu intéressée de l'universalité ? Volonté d'être lu, fût-ce par les représentants de la tradition scholastique ? La revue, qui ne rejette pas la casuistique, ne s'est pas choisi les mêmes objets que les logiques anciennes : elle étudie les arguments communs (plutôt que les syllogismes), les "formules toutes faites" (plutôt que les idées reçues), les proverbes que l'on attribue au peuple et les illusions auxquelles l'esprit se livre. Elle ne s'attache pas à eux, mais prétend s'en défier. Elle ne se penche pas sur eux, mais tend à s'en dégager. Il n'est pas dit qu'elle veuille les combattre, comme dans Le Dimanche de la vie de Queneau Valentin Brû se réclamera modestement de ses guerres contre les Hain-Tenys Merinas. L'éristique apparaît comme un objet d'étude (comment se fait-il que les arguments les plus paradoxaux, voire les plus faux, soient aussi les plus efficaces ?), elle n'est pas dirigée contre les lieux communs. En analysant les arguments, la revue cherche à "analyser l'analyse" — selon un isolexisme que Paulhan, sans trop de vraisemblance, attribue à René Martin, et que l'on peut, par son redoublement, réflexif, comparer au "sottisier des sottisiers" envisagé en 1912 par le directeur, avec l'accord de Paulhan. La raison n'est du raisonnement ni l'origine ni la fin. D'une part en effet les illusions de l'esprit viennent de son chaos primordial, où se mêlent les contraires, et le travail du spectateur est d'émerger de cette confusion ; une des questions centrales de la revue est celle-ci : que se passe-t-il dans l'esprit avant que l'illusion n'y soit découverte ? D'autre part, la raison mène au paradoxe, dans une aventure où pourtant l'esprit ne se perd pas. Les sollicitations du rêve ou de l'imagination engendrent l'ennui du rêveur : l'enchaînement de la raison promet à l'esprit monts et merveilles.
Sans doute peut-on voir dans cette construction un effort propre à Paulhan plutôt qu'un manifeste partagé par tous les auteurs de la revue et Martin-Guelliot avoue en 1912 à Paulhan : "Nos objectifs sont tellement différents qu'il faut sans cesse une mise au point [...]". Deux éléments, partiellement programmatiques, permettent cependant d'orienter la réflexion : pour commencer, le caratère collectif de la revue, et le jeu des pseudonymes qu'il entraîne, le passage (générationnel ?) du pessimisme à l'optimisme pour finir.
Dans le genre collectif, Paulhan manifeste une constante dont la NRF fournit l'exemple le plus durable. L'accaparement de l'auteur par les charges de la revue a valeur de distraction, par rapport à la réflexion prolongée du critique sur le langage. Mais les plans critique et "revuiste" se coupent sur la ligne de la collectivité. Paulhan voit la littérature comme une fête, comme un traité écrit par plusieurs, comme une somme aussi, dont le sommaire donne les indications. La présence de Vincent Muselli, futur poète des Masques et des Strophes de contre-fortune, et la volonté d'attirer des auteurs qui ne soient pas philosophes professionnels, mais qui sachent outrepasser l'argument de classification, aux côtés de Guillaume de Tarde (le fils de Gabriel, le sociologue des Lois de l'imitation), ou, si l'on pense aux travaux cités en comptes-rendus, de Van Gennep, Charles Bally, Antoine Meillet ou J. Vendryes, contribuent à ouvrir le champ des auteurs virtuels, auteurs quotidiens pour ainsi dire, préfigurations peut-être du "premier venu" paulhanien, mais preuves surtout d'un élitisme sans titres qui vaut aussi pour le lecteur. Ceux qui ne se sentent pas faits pour la philosophie, s'ils venaient au Spectateur, ne s'y sentiraient pas isolés, affirme en 1912 un "Avis à nos collaborateurs éventuels".
L'ouverture de la revue trouve sa signature dans les articles simplement attribués à l'abréviation "Sp.", auteur collectif à qui la rédaction confie les textes programmatiques, synthétiques ou d'autorité plurielle. Quand Martin-Guelliot hésite sur une signature, il propose bonnement à Paulhan : R.M.G., Sp; ou F.C. À lire les sommaires, les pseudonymes semblent abonder : François Carré, Adam Dürr, Jean Florence, François d'Hautefeuille (qui plus est, pour l'expression "Tout se passe comme si..."), L. de Hautmont ("le genre ennuyeux"). Il ne faut pas toujours s'y fier : Jean Florence a soutenu une thèse sur la querelle du crypto-catholicisme, et les apparences du cryptonyme renvoient après examen à un être très réel : Jean Blum, traducteur d'Un nommé Jeudi, de Chesterton. Et lorsque Paulhan choisit d'appeler "René Martin" son interlocuteur des Entretiens, sait-il qu'il retrouve le vrai nom de celui qui se faisait appeler Martin-Guelliot ? L'essentiel de cette histoire est encore à faire. Il reste que les signatures collectives brisent non seulement la solitude de l'auteur, mais aussi son autonomie. Le collaborateur d'une revue n'est pas un absolu littéraire.
On se contentera d'indiquer le dernier élément. L'alternative du pessimisme ou de l'optimisme traverse la fin d'un siècle et le début de l'autre : Hegel, Schopenhauer, Nietzsche, Eduard von Hartmann. Ell est posée par "Martin-Guelliot", par "René Martin", dans les deux versions des dialogues sur des faits divers sous la forme : "faut-il devenir optimiste ?" Sans confondre générations familiales et générations intellectuelles ni majorer l'efficace de la notion même de génération, on peut voir dans l'itinéraire de Paulhan le passage prolongé du pessimisme de son père Frédéric et de son mentor Martin-Guelliot à un optimisme qui lui serait propre, ou, si l'on veut, d'une méfiance héritée à une défiance, plus complexe que simple, mais enfin inventée, qui tend à la confiance et l'affirme enfin. L'exemple du lieu commun est pour l'auteur une occasion d'écrire que la confiance et la défiance ont le même objet ; à thématique constante, perspective mentale variable. De ce passage, Le Spectateur est pour Paulhan un premier théâtre.


Texte paru dans le numéro 55 de la revue L'infini (Automne 1996)