Notice sur les articles du Spectateur
Bernard BaillaudRené Martin-Guelliot
La collaboration de Jean Paulhan au Spectateur (1909-1914) de René Martin-Guelliot est le moment le plus solide, le plus créateur aussi, de son archéologie intellectuelle. Amorcée avant le départ pour Madagascar — Paulhan fait partie du comité de rédaction dès le premier numéro — cette collaboration commence assurément, pour ce qui en est signé, en 1911, et s'achève en 1913. La dernière année, le nom de Paulhan n'apparaît plus au comité de rédaction : sans doute s'est-il déjà tourné, sous l'influence d'Apollinaire, vers des revues plus résolument littéraires. Le rythme de la revue avait d'abord été conçu comme bi-mensuel, mais ne fut jamais atteint, du fait de la santé de son directeur, et surtout de l'étroitesse de l'équipe : Olry Collet est polytechnicien comme le directeur ; Henri Gervaiseau, qui avait été clerc de notaire dans la Sarthe, puis à Argenteuil et Paris, était pour Martin-Guelliot une sorte de collaborateur idéal. Certains contributeurs, comme Marcel Pareau, étant appelés à d'autres activités, ou étant plus versés, comme Vincent Muselli, dans la poésie que dans l'administration d'un périodique, on peut considérer que la revue était rendue possible par deux personnes, son directeur et Jean Paulhan ("superiora inferioribus determinantur", s'exclame Martin-Guelliot, les nerfs un peu fatigués, à l'adresse de Paulhan). Les reproches se succèdent à un rythme soutenu : "Réalisez" bien (au sens anglais) que les trous, c'est moi qui dois les boucher et que sans cela le n° ne paraîtrait pas. [...] Il me semble que vous avez un peu l'impression que le n° se fait tout seul, comme les enfants pensent que les lettres vont toutes seules par la poste sans l'intervention des employés." Un numéro double de quatre-vingt-dix pages est une épreuve pour le directeur. À la fin de l'année 1912, Martin-Guelliot demande même une "trêve" à Paulhan, qui semble le harceler de questions et de projets, sur un mode un peu trop juvénile à son goût. Une réorganisation est alors en cours, qui comprend, outre un sommaire d'idées du présent numéro et un kaléidoscope de citations, un sottisier des sottisiers. Le Spectateur sait en effet inventer les rubriques propres qui font la signature d'une revue, de celles que l'on achète alors sous les galeries de l'Odéon. Outre le sottisier des sottisiers, qui débute en 1913, Paulhan s'occupe de la rubrique "Revue des idées". Quant aux abonnés, Paulhan signale un lecteur possible à Madagascar et réussit à faire inscrire son ami Saurel, qui poursuit à Rome ses activités de peintre. Il fournit régulièrement au directeur de la revue les adresses d'abonnés éventuels, préfiguration d'un de ses premiers rôles à La NRF, auprès de Jacques Rivière. Les relations avec les libraires (Bernard ou Falque, l'éditeur de la revue) ne sont pas de tout repos. Le dernier numéro pour l'année 1913 est double et présente un "rappel d'articles" des sommaires précédents (le directeur se promet de ne pas recommencer). Au total, c'est au Spectateur que Paulhan a éprouvé pour la première fois le poids des travaux revuistes.
Tous les textes de Paulhan parus dans Le Spectateur n'ont pas été signés de son nom. Paulhan n'est vraisemblablement pas étranger au texte que signe Vincent Muselli en 1909, "L'Argument des extrêmes dans les discussions théoriques et pratiques", et nombre des textes publiés sous le pseudonyme collectif de Jean Carré ont dû recevoir son empreinte. Le 2 février 1913, Martin-Guelliot reconnaît avoir coupé par mégarde une signature "J.-P.". René Martin-Guelliot soupçonne parfois Paulhan de protester souterrainement contre une coupure, en remplaçant son nom par celui du seul Carré — une désignation éminemment rationaliste qui préfigure le pseudonyme collectif de Jean Guérin, dans la NRF. En prévision du séjour de Paulhan à Alger, Martin-Guelliot lui propose de le publier sans nom d'auteur sous la rubrique Correspondance ou sous la signature F.C., ou d'autres manières encore, qu'il ne précise pas. Les contributeurs des petites revues savent très bien se démultiplier sous plusieurs apparences. Dans une lettre à Camille Bryen, Paulhan reconnaît la paternité d'un article de 1910 signé "R.M.G.", sur "Les Noms de station dans le métropolitain". En outre, il n'est pas possible — pour autant que ce soit souhaitable — de donner la totalité des articles auxquels Jean Paulhan a vraisemblablement collaboré. D'autres textes, relatifs à la critique littéraire, à la peinture et à la politique figureront dans leur volume respectif [des Œuvres Complètes de J.P.]. Nous nous en sommes donc tenus dans le présent volume à l'armature logique des arguments et à la question des adages et des proverbes.
La correspondance de René Martin-Guelliot à Jean Paulhan témoigne d'une exigence jamais démentie, et qui accepte les différences d'appréciation. À propos de l'argument étudié par Paulhan, "Un sou est un sou", par exemple, René Martin-Guelliot note ironiquement, le 8 juillet 1913 : "Si on ne raisonnait pas 'faux', nous n'aurions guère de matière. [...] Je sais bien que vous nous montrez que ce n'est pas faux du tout, comme ça en a l'air, et cela est très intéressant. Mais précisément, c'est ce que les gens appellent faux." De même, René Martin-Guelliot est contraint de se défendre en 1912 : "Je ne suis nullement hostile aux littérateurs, 'en tant que tels', bien au contraire." Même type de réaction, beaucoup plus tard, quand il se défend "de croire qu'on peut échapper à l'illusion de totalité". C'est qu'il est difficile d'affirmer d'un côté que l'on ne peut échapper à une illusion, et de l'autre que les travaux du Spectateur peuvent être utiles.
Note de Bernard Baillaud, in Jean Paulhan, Œuvres Complètes, Tome 2 "L'Art de la contradiction", avec l'aimable autorisation de l'auteur.