L'argument : un sou est un sou
Jean PaulhanArticle paru dans Le Spectateur, n° 32, février 1912, p. 62-75
Peu d'affirmations semblent aussi irréfutables. Un sou est un sou. Et que pourrait-il être, à vrai dire, s'il n'était pas un sou ? A est A. Les philosophes ont voulu voir dans cette proposition (1) le principe essentiel de toute pensée. Et la sagesse populaire ne manque point d'en faire usage :
Les affaires sont les affaires,
Dieu est Dieu,
L'homme est homme,
Je suis comme je suis,
Le monde est ce qu'il est,
Moi c'est moi, et toi c'est toi,
Quand on est mort, on est bien mort,
A la guerre comme à la guerre.
Toute une éloquence facile, et qui ne manque point d'autorité repose sur de tels lieux communs :
La France sera toujours la France,
La patrie est la patrie,
Une femme est toujours une femme,
"Que pensez-vous, demande un journaliste, de l'excessif étalage de bijoux dont font preuve les femmes d'aujourd'hui ?" Et une jeune fille répond : "Trop cest trop. J'aime une bague mignonne, mais je suis l'ennemie d'un débordement de bijoux". (2)
J'ai entendu ceci :
"En chemin de fer, j'avais à côté de moi un peintre. Oh, un homme élégant, très bien mis, un homme du monde.
— Oui, mais il voyageait en troisième.
— Vous savez, les peintres ne font rien comme les autres.
— Enfin, une troisième est une troisième.
— Oui, mais un peintre est un peintre."
Le lieu commun est ici, de part et d'autre, l'argument essentiel de la discussion.
Dans de telles exclamations : "C'est ça !" (3), "C'est tout ça !" nous le trouverions encore.
Parfois, sans qu'il soit nettement exprimé, une allusion l'évoque :
"Aucune chose, aucun homme, aucun fait n'ont leur vraie figure et ne portent leur vrai nom. Le crime de M. Bonaparte ne s'appelle pas crime, il s'appelle nécessité. Les vols de M. Bonaparte ne s'appellent pas vols, ils s'appellent mesures d'Etat. Les meurtres de M. Bonaparte ne s'appellent pas meurtres, ils s'appellent salut public." (4)
Ce qui revient à dire, ce qui veut dire : "Les crimes de M. Bonaparte sont des crimes. Les vols de M. Bonaparte sont des vols..."
De telles affirmations ne contiennent rien qui semble paradoxal, ou trop évidemment contraire à la vérité. Elles apparaissent, à qui les considère en elles-mêmes, dictées par un goût sincère et un peu naïf de l'évident.
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Il est curieux que ces propositions : "La France est la France, un sou est un sou" offrent à l'ordinaire un sens sur lequel personne ne se méprend. Ce sens est que la France, en tant qu'elle est la France, et un sou, en tant qu'il est un sou, possèdent une valeur précise.
Valeur qui peut, d'ailleurs, varier, être grande ou petite. A côté de "un sou est un sou", il conviendrait de citer : "un sou est toujours un sou" — c'est-à-dire un sou a une valeur déterminée, qui est plutôt grande — et "un sou n'est qu'un sou" (5) — c'est-à-dire : un sou a une valeur déterminée qui est plutôt petite. — S'il s'agit de dépenser le sou, "un sou est toujours un sou" conseillera l'économie, "un sou n'est qu'un sou" conseillera la dépense. Pareille remarque s'appliquerait à la plupart des lieux communs cités plus haut. "Un homme est toujours un homme" signifie : "il convient de respecter tout homme" ; "un homme n'est qu'un homme" signifie "chaque homme a ses défauts et ses faiblesses", ou bien "l'on ne manquera jamais d'hommes, et il n'y a guère à se préoccuper de leur sort".
Quant à "un sou est un sou", "un homme est un homme", ces deux lieux communs semblent prendre tour à tour, et suivant l'intonation qui les accompagne, le sens de l'une ou l'autre des propositions précédentes :
"Je voudrais donner quelque chose à ce mendiant.
— Donne-lui donc : un sou est un sou (un sou n'est jamais qu'un sou) (6)
— Il ne pourra pas s'offrir grand chose avec cela.
— Que veux-tu ? Pour lui, un sou est un sou. (un sou est toujours un sou) (7)"
Le lieu commun, en même temps qu'il affirme la valeur — grande ou petite — du sou, purifie en quelque sorte cette valeur, isole le sou de ce qui l'entoure et peut se confondre avec lui. "L'homme est l'homme" signifie : l'homme n'est ni ange, ni bête, il est l'homme et il n'est que cela. "La chance est la chance" veut dire : "la chance n'est rien d'autre que la chance ; elle n'a rien de commun avec la justice, ou avec nos désirs". Et plus précisément : "la chance, l'homme ne sont pas ce que vous imaginez, elles sont la chance et l'homme, et rien d'autre". Et cette valeur en soi de l'homme, du sou, de la chance, qu'affirme le lieu-commun, doit être si intense, si reconnue, qu'elle peut subsister encore, toutes autres raisons d'estime ou de respect ayant été rejetées.
Il est des discussions où l'un des adversaires, ne trouvant plus d'arguments, et ne voulant pas, pourtant, s'avouer vaincu, répète seulement : "Quoi que vous me disiez, un noble est toujours un noble." ou : "Vous avez beau être pessimiste, la France est la France." Ou encore : "Que voulez-vous, je suis comme je suis".
Cette affirmation : "l'homme est l'homme" ne nous semblait pourtant, considérée en elle-même, qu'un truisme sans intérêt. Et nous n'avons pu lui reconnaître un sens qu'après avoir imaginé, autour d'elle, toute une discussion. Ainsi, cette première personne ayant dit : "Je ne comprends pas qu'A..., en qui j'avais confiance, ait pu agir aussi mal" s'est entendu répondre : "Après tout, l'homme est homme". Ainsi encore, ce lieu commun : "un sou est un sou" ne s'explique que s'il est une réponse ou un conseil donné à une personne qui voulait dépenser un sou : nous devons, pour le comprendre, le situer dans une discussion où il n'est plus qu'un argument. Et c'est aussi comme argument que nous l'étudierons maintenant.
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"Lâchez vos écritures, qui me portent sur les nerfs !
— Mais, ma bonne, j'écris des bandes.
— Ah oui ! vos bandes à trois francs le mille. Si c'est avec ces trois francs-là que vous comptez marier vos filles !
— Trois francs c'est trois francs, répondit-il de sa voix lente et fatiguée. Ces trois francs-là vous permettent d'ajouter des rubans à vos robes." (8)
Trois francs c'est trois francs signifie : "mes trois francs, que vous méprisez, ont pourtant leur utilité. Trois francs, dites-vous, ne servent pas à marier nos filles. Ces trois francs inutiles sont cependant égaux aux trois francs que j'acquiers péniblement, et qui vous donnent des rubans."
Et le lieu-commun n'a un sens que parce qu'il donne à "trois francs" - attribut un sens légèrement différent de celui qu'avait "trois francs" - sujet. Ce que l'on présenterait ainsi :
Trois francs (définition : trois francs sont une somme avec
laquelle nous ne pouvons marier nos filles)
c'est
trois francs (définition : trois francs sont une somme qui vous
permet d'ajouter des rubans à vos robes :
ainsi, vous permettant de les mieux habiller,
ces trois francs peuvent faciliter le mariage de vos filles.)
Soit encore cet exemple :
Thomas Diafoirus : "Nous lisons des anciens, mademoiselle, que leur coutume était d'enlever par force de la maison des pères les jeunes filles que l'on menait marier".
Angélique : "Les anciens, monsieur, sont les anciens, et nous sommes les gens de maintenant" (9)
L'argument est fondé sur un jeu d'idées auquel prête le mot "les anciens" :
Les anciens (définition : les anciens sont des peuples dont la vie
et les mœurs nous doivent servir de modèles.)
sont
les anciens (définition : les anciens sont des peuples dont les mœurs
et les règles de vie ne conviennent plus aux hommes de maintenant.)
M. D. Berthelot, présentant dans un rapport les moyens d'empêcher la déflagration des poudres, dit tout d'abord : "Un explosif est un explosif. Il faut l'entourer de précautions constantes..." (10)
Ce qui signifie :
Un explosif (définition : un explosif est un corps dont l'explosion
provoquée lance les projectiles placés dans un canon.)
est
un explosif (définition : un explosif est un corps capable
de faire explosion.)
Toute la difficulté est ici de traduire les mots : "est, sont, c'est..." car si le sens nouveau, l'idée nouvelle qu'introduit l'attribut s'ajoute simplement, parfois, au sens du sujet, il lui peut être aussi nettement contradictoire. Ainsi de ces deux derniers exemples (11) : l'explosif (dont la qualité essentielle est de faire explosion au moment utile) est nettement contraire à l'explosif (qui peut faire explosion dans n'importe quelle circonstance).
Et, d'autre part, il y a opposition très nette entre les anciens (dont nous devons suivre l'enseignement) et les anciens (dont nous devons négliger l'enseignement). De sorte que le véritable sens de la copule serait, non pas : "est égal à" mais "est plutôt, est préférablement..."
Ce nouveau sens du mot, qu'introduit l'attribut, est à l'ordinaire nettement exprimé. Un lieu-commun vient souvent lui donner plus de précision et de netteté :
Une femme est une femme. Et il ne faut pas frapper une femme, même avec une fleur.
Un sou est un sou. Et un sou ne se trouve pas sous le pied d'un cheval.
Vingt sous sont vingt sous. Avec l'argent d'un pot de fleurs, je puis acheter un saucisson (12).
Parfois, le lieu-commun s'évoque de lui-même et il devient inutile de le citer :
Je suis comme je suis. (Et il faut me prendre comme je suis).
Ceux qui sont morts sont morts. (Et les morts ne reviennent pas).
L'homme est l'homme. (Et l'homme a ses défauts).
Souvent encore l'intonation (13), le souvenir d'expériences ou de réflexions antérieures suffisent à donner au mot répété sa force et son sens nouveau. L'enfant, qui se rappelle les principes d'économie maintes fois répétés par sa mère, comprend parfaitement, au moment où il s'apprêtait à acheter un sucre de pomme, le sens de la recommandation : "un sou est un sou".
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L'on peut définir l'argument : une tentative pour faire accepter de son interlocuteur, à la faveur du mot même qu'il vient de prononcer ou qu'il pense, une idée nouvelle, opposée à la sienne. Et l'existence de l'argument suppose donc qu'un seul mot prête à deux ou plusieurs acceptions différentes.
Il convient ainsi de se rappeler que le mot est un signe, tirant sa valeur et son sens des associations d'idées qu'il éveille en nous. Encore ces associations d'idées peuvent-elles varier avec chaque homme. Le peintre entend les mots "champ de blé" de manière différente que le fermier, et le boulanger que le moissonneur.
Or deux acceptions d'un même mot peuvent s'opposer l'une à l'autre, principalement quand le sens du mot se complique d'une nuance morale :
"...Le comte déchira les habits de la comtesse et la pendit à un arbre.
— Ciel, Athos, s'écria d'Artagnan, un meurtre !
— Oui, un meurtre, pas d'avantage, répondit Athos" (14)
"Un meurtre n'est qu'un meurtre", pourrait se dire la réponse d'Athos. Elle signifie : "un meurtre n'a pas toute l'importance que vous semblez lui attribuer". Par là elle doit au moins inviter l'esprit de l'interlocuteur à rechercher les raisons qui peuvent atténuer la gravité du meurtre. Elle ne présente de sens, à vrai dire, que dans la mesure même où l'on découvre ces raisons.
Soit encore cet exemple. V. Hugo y veut critiquer la constitution du second Empire :
"Il y a dans cette constitution un Sénat. Sans doute. Ce grand corps, ce pouvoir pondérateur est même la principale splendeur de la constitution. Occupons-nous en : Sénat. C'est un Sénat. De quel Sénat parlez-vous ? Est-ce du Sénat qui délibérait sur la sauce à laquelle l'empereur Domitien mangerait le turbot ? Est-ce du Sénat qui faisait dire à Charles XII : Envoyez ma botte à Stockholm. — Pourquoi faire, Sire, demandait le ministre ? — Pour présider le Sénat" (15)
Et l'on voit ici les raisons qui permettent l'existence de l'argument. Le même mot peut servir à évoquer des expériences de nature et de nuances sentimentales fort différentes. "Sénat" signifie "pouvoir pondérateur", ou bien "chambre asservie". Le langage cependant conserve un seul mot, dès qu'il s'agit de désigner un fait, un objet déterminable, et, selon l'expression courante, "extérieur" (16). Ainsi, bien que l'idée de la république ou du sénat soit essentiellement différente, dans l'esprit d'un radical, de ce qu'elle est dans l'esprit d'un socialiste ou d'un royaliste, bien qu'elle s'accompagne en eux de sentiments et de jugements opposés, le même mot leur sert à tous trois. L'on peut voir là une imperfection du langage, et l'on peut aussi, à certains points de vue, y trouver sa raison d'être. De cette imperfaction ou de cette raison d'être, l'argument sait tirer parti : elle lui permet de classer sous l'étiquette acceptée par un adversaire, les expériences et les souvenirs propres à ruiner la cause qu'il défend.
Mais il y a plus : le même mot, selon la phrase où il prend place, peut revêtir, pour la même personne, des sens fort différents : cela principalement dans les cas où le mot possède, en plus de son sens propre, un sens de lieu commun — c'est-à-dire qu'étant couramment employé dans tel lieu commun, il s'est trouvé participer à son sens général. — Ainsi, par association avec le lieu commun "un sou ne se trouve pas sous le pied d'un cheval", le mot sou garde bien encore son sens primitif, mais il peut aussi vouloir dire : une chose rare, et que l'on ne peut acquérir sans peine.Et nous avons vu que ce sont fort souvent de tels mots, pour la double acception dont ils sont suceptibles, qui sont objets de l'argument "un sou est un sou".
L'on peut aller plus loin encore : le fait seul de prêter attention à un mot, de l'isoler des mots qui l'entourent, de le répéter, suffit à modifier sa signification. Il est possible de distinguer dans une phrase un mot centre de pensée, parfois deux, rarement plus. Les autres mots se trouvent là par nécessité de langage et ne retiennent pas l'esprit.
"Tu es méchant
— Je suis comme je suis."
Un seul mot import ici, tout d'abord : méchant. Il pourrait se dire : "Méchant !" et tiendrait lieu de toute la phrase.
Cependant la réponse le néglige. Elle s'applique aux mots "tu es" et leur donne un sens nouveau : elle feint de les considérer comme partie intégrante de la phrase où ils n'étaient qu'une commodité de langage. Ainsi l'argument déplace, en quelque sorte, le centre de pensée de la phrase qu'il réfute. Et par là le mot dont il use, puisqu'il était auparavant vide de sens, recevra facilement la signification nouvelle que l'on veut lui donner.
Soit encore le dialogue :
"Je vais m'acheter ce jouet de dix sous.
— Dix sous sont dix sous."
Le centre de pensée est dans la première phrase acheter le jouet ; "dix sous" précisent simplement de quel jouet il s'agit, et qu'il ne coûte point cinq ou quinze sous, mais bien dix.
Mais la réponse feint que le centre de pensée de la première phrase était "dix sous" (Je veux dépenser dix sous à...). Et elle s'imposera d'autant plus facilement qu'aucun sentiment, aucune opinion contraire à la sienne, ou seulement différente, n'accompagnait, précédemment, les "dix sous".
Et la définition de l'argument se préciserait maintenant ainsi : l'argument "un sou est un sou" consiste à introduire une idée nouvelle à la faveur d'un mot déjà prononcé : soit que ce mot prête à deux sens différents, soit qu'il n'ait eu aucune signification propre dans la première phrase où il a été dit.
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A quoi tient le succès de l'argument "un sou est un sou" ? En son fond, nous l'avons remarqué, il affirme simplement ceci : "L'idée que vous vous faites d'un sou se ramène à celle que j'ai moi-même" ; "Ce n'est pas votre conception d'un Sénat pondérateur et impartial qui est exacte, dit V. Hugo, mais ma conception d'un Sénat asservi et lâche" ; ou, plus simplement : "Vous avez tort et j'ai raison." A quelles circonstances peut tenir le succès d'une affirmation aussi simplement autoritaire ?
Peut-être tient-il pour une grande part à notre confiance dans le langage : l'argument ne peut employer qu'un mot ayant deux sens distincts, et il joue avec ces deux sens. Mais la pensée commune semble se refuser à admettre que le même mot puisse avoir deux sens : elle préfère passer de l'un à l'autre sans vouloir remarquer leur différence et se trouve ainsi dupe de l'argument. De fait, la conception habituelle du langage, qu'on trouve exprimée dans nombre de lieux communs, se traduirait ainsi : le langage est un ensemble de signes utiles ; le même signe ne peut désigner à la fois deux faits, deux objets différents — parce que cela porterait à la confusion —, et deux signes ne peuvent d'autre part désigner le même fait, le même objet — parce que l'un des deux serait alors inutile.
Rien n'est plus curieux, à cet égard, que la répugnance commune à admettre l'existence des synonymes. "A quoi bon deux mots pour dire la même chose ?" Si l'on veut insister, dire qu'entre les deux mots bravoure et courage, par exemple, les différences de sens apparaissent bien légères et peut-être nulles, l'on s'entend répondre : "Si tous deux voulaient dire la même chose, il y a beau temps que l'un des deux aurait disparu ou aurait pris une autre signification". Ou bien notre interlocuteur s'appliquera à mieux préciser la signification des deux mots, et accordera à l'un d'eux telle nuance de sens qu'il refuse à l'autre. Peut-être y réussira-t-il : il importe peu. L'essentiel est qu'il ne veut pas admettre l'existence de synonymes. Et les grammairiens ne manquent pas de donner à ce désir une dignité, l'admettant et le justifiant dans leurs ouvrages (17) : une telle justification ne peut venir, en tout cas, de la simple observation des faits — il est des mots que chacun de nous, dans la conversation, emploie indifféremment l'un pour l'autre ; — elle provient sans doute de la croyance où nous sommes que le langage est un instrument parfait, où deux rouages différents ne peuvent servir au même ouvrage.
L'on a remarqué, dans le même ordre de faits, ceci : les enfants qui étudient une langue étrangère admettent difficilement que le nouveau mot allemand ou anglais qu'ils viennent d'apprendre n'est que l'équivalent exact du mot français qu'ils connaissent déjà. Ainsi de l'enfant qui disait : "Je n'ai pas pleuré, j'ai geweint" (18). Les enfants malgaches, que j'ai pu observer à cet égard, attribuent à chaque mot français qu'ils apprennent une signification nouvelle : le mot malgache trano signifiant "maison" a pris pour eux le sens de "belle maison" et plus particulièrement "maison qui a un balcon" ; le mot malgache tanimboly voulant dire "jardin", le mot jardin a pris le sens de "jardin d'agrément". Ainsi pour chaque mot.
Voici le second aspect d'une belle confiance dans le langage : lorsque le même mot offre, de manière évidente, deux sens différents — ainsi de vol — la conscience populaire affirme que ce mot est en réalité, et malgré l'apparence, deux mots différents. "Il y a deux mots puisque l'un signifie... et l'autre..." Parfois, pour plus de clarté, la distinction en vient à se traduire par une orthographe différente : dessein et dessin, compte et conte, après avoir été longtemps confondus, et n'étant d'ailleurs qu'un seul et même mot, sont aujourd'hui séparés avec soin.
A chaque objet, à chaque sentiment, à chaque chose susceptible d'être désignée correspond un mot et un seul. Cela aussi est un lieu commun. "Je ne sais point comment s'appelle cette herbe en français, dit-on, mais elle doit avoir un nom". "Les esprits médiocres, dit La Bruyère, ne trouvent point l'unique expression..." Et l'on voit tout l'appui que donne une telle croyance à l'argument "un sou est un sou". Il n'y a qu'un sou, un sou est toujours identique à lui-même ; ce nouveau sens que vous attribuez au mot sou n'est donc pas pour moi un sens nouveau, mais je le connaissais déjà, il se trouvait sans doute impliqué dans mon idée du sou. Je ne puis donc faire autre chose que l'accueillir sans méfiance, et puisqu'il s'agit bien du sou, admettre, par avance, sa vérité.
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Quelle défense nous reste-t-il contre l'argument "un sou est un sou", et quelle réponse lui opposer ? Celle-ci peut-être, un peu obscure, mais qui dévoile la ruse : "Ce n'est pas de votre sou que je parle, mais du mien" (19). J. Renard nous offre une autre réponse, qui ne manque point de justesse :
"Poil-de-Carotte ferme le poing, et crie à Madame Lepic, qui est loin et ne peut l'entendre : Mauvaise femme, je te déteste !
— Tais-toi, lui dit M. Lepic. C'est ta mère, après tout. Une mère est toujours une mère.
— Oh ! répond Poil-de-Carotte, je ne dis pas cela parce que c'est ma mère". (20)
Jean Paulhan
Lire aussi "A propos de 'Un sou est un sou'", de F. C. dans Le Spectateur n° 33 de mars 1012
1 - Appelée, pour la circonstance, principe d'identité. ↩
2 - O. de Trévile, Les jeunes filles peintes par elles-mêmes, p.498 ↩
3 - Cela est cela ↩
4 - V. Hugo, Napoléon le Petit, Ed. Nelson, p. 24. ↩
5 - Ou encore : "un sou n'est jamais qu'un sou" ↩
6 - C'est-à-dire : "ce n'est jamais qu'un sou de perdu pour vous" ↩
7 - C'est-à-dire : "c'est toujours un sou de gagné pour lui" ↩
8 - E. Zola, Pot-Bouille, Ed. Charpentier, p. 29. ↩
9 - Molière, Le malade imaginaire, II, 7 ↩
10 - Cité dans le Gil Blas, 10 décembre 1911 ↩
11 - Cf. "les rêves (projets d'avenir) dont nous nous étions bercés ne sont que des rêves (projets chimériques)" - Secrétaire de l'amour, p.48 Lib. J. Taride. 1884 ↩
12 - J. Vallès, L'enfant. Ed. Charpentier, p.76. ↩
13 - L'argument se transcrirait souvent avec plus d'exactitude : un sou est un SOU. ↩
14 - A. Dumas, Les Trois Mousquetaires. Ed. Calmann-Lévy, p.257. ↩
15 - V. Hugo, Napoléon le Petit, Ed. Nelson, pp. 48, 40. ↩
16 - Il serait facile de montrer qu'il n'en est point de même pour les mots désignant des faits de nature morale. Ici le changement de nuance sentimentale nécessite un changement de mots. "Volonté" et "entêtement" désignent le même ordre de faits, ajoutant seulement à l'idée de ces faits une nuance affective agréable ou désagréable. (Ainsi de pudeur-pruderie, courage-témérité, bonté-faiblesse, justice-sévérité, etc.) ↩
17 - Le Dictionnaire de la langue française de Hatzfeld, Darmesteter, Thomas définit le synonyme : "Un mot qui a avec un autre mot une analogie générale de sens mais une nuance différente d'acception". Cette définition est toute une théorie. Non seulement elle affirme qu'il n'y a point de synonymes, mais elle nie encore que le mot "synonyme" ait le sens de "synonyme" — sans doute puisqu'il n'en existe point. — Le paradoxe est étrange : d'ailleurs, l'exemple qui suit la définition suffit à la détruire : "Chez plusieurs, savant et pédant sont synonymes". (La Bruyère). Cela signifie, de toute évidence : chez plusieurs, les mots savant et pédant ont le même sens et la même acception ↩
18 - Cet exemple est donné dans le n° 3 du Spectateur avec l'indication : R.....d, R.....d, juillet 1908. ↩
19 - Réponse à laquelle un autre lieu commun : "Il y a sous et sou" pourrait donner un appui. ↩
20 - Poil-de-Carotte, éd. Flammarion, p.240. ↩