La NRF de Jean Paulhan, par Laurence Brisset
Bernard BaillaudTexte paru dans La Revue des Revues n° 33
Laurence Brisset, La NRF de Paulhan
Paris, Gallimard, 2003, 459 p.
Faut-il écrire la biographie d'un éditeur, et trangresser ainsi le double interdit borgésien : premièrement, pas de bibliographie ; deuxièmement, pas de biographie ? Les services rendus par Asselineau, Brunet ou Pia sont immenses et méritent d'être étudiés à leur tour. Remy de Gourmont, Jules Hetzel, Pierre Larousse et Auguste Poulet-Massis ont finalement trouvé leurs biographes respectifs, pour un temps. Devant Frédéric Grover, André Malraux disait en 1971 que le projet d'écrire une biographie de Paulhan était "une entreprise extraordinairement difficile". Il est des livres qui puisent leur forces dans l'interdit qu'ils transgressent.
Sur Paulhan, nous en étions restés, en 1996, à Frédéric Badré (Paulhan le Juste, chez Grasset), suivi de Julien Dieudonné, en 2001 (Les Récits de Jean Paulhan, chez Champion). Le premier, souvent critiqué, avait eu le mérite à mes yeux de pointer un Paulhan exigeant, virulent quant à l'intellect comme dans son style, et proche d'une certaine manière noire emprutée à la gravure mais appliquée à l'édition. Parti du projet d'une biographie, il en était arrivé à l'actualité littéraire intense, celle de la revue Ligne de risque. Le second s'était penché sur les récits, dans une perspective universitaire, mais en visant à mieux faire connaître, et comprendre, Paulhan, ce méconnu, par exemple comme un précurseur de l'énoncé performatif. N'omettons pas les travaux de Martyn Cornick, The Nouvelle Revue Française under Jean Paulhan, 1925-1940 (Rodopi, 1995), et de Michael Syrotinski, pour Defying gravity (State University of New York Press, 1998), dont des traductions françaises seraient les bienvenues. Peu à peu se sont dessinés les éléments d'une vitalité des études paulhaniennes (1), confortée par un impressionnant programme de publication des correspondances. Avec l'essai de Laurence Brisset, La NRF de Paulhan, une nouvelle pierre se joint à l'édifice.
Laurence Brisset s'est lancé un défi : écrire, non pas à proprement parler la biographie d'un éditeur, mais la monographie d'une revue, telle qu'elle apparaît, sous la direction d'un directeur. L'itinéraire personnel, les tribulations familiales ou historiques n'entraient donc pas dans son projet initial. Mais Paulhan a-t-il été un éditeur ?Laurence Brisset voit en lui d'abord un lecteur, le seul éditeur étant Gaston Gallimard. Un directeur de conscience ? Terme désuet, impropre à son objet. En revanche il s'agit bien de redorer le blason du directeur de revue, cette figure neutre et point trop prestigieuse du champ des lettres ; plus profondément, de comprendre le sens de cette démangeaison revuiste dont Dominique Aury caractérisait Paulhan. On évitera donc les facilités de deux lieux communs : l'oracle et le mystificateur. Au-delà du "jugement suspendu" qu'elle évoque, la notion de direction suppose une intention déterminée, dans la revue et dans les œuvres des auteurs. En matière de revues, Paulhan est un monothéiste éclectique : autour de la NRF, Mesures, Le Disque Vert, Les Cahiers de la Pléiade ont peu ou prou été dirigés par lui. Commerce, Les Éditions de Minuit, Le Navire d'Argent et Le Nouveau Commerce — ouverture et fermeture de la boucle — ont régulièrement bénéficié de son activité. Aventures, messages, Fontaine, 84 et cent autres ont été reliés à son influence. La collection "Métamorphoses" peut elle aussi être comprise, au miroir déformant de l'histoire littéraire, comme une revue littéraire, à dominante poétique. Elle n'est évidemment pas sans lien avec la notion de métamorphose, telle que Paulhan la met en œuvre dans sa réflexion sur le langage. Si l'on veut bien aligner — ou empiler, pour éviter la courbure — les fascicules de la NRF entre 1919 et 1940, ceux des revues annexes ou connexes, puis les correspondances publiées de Paulhan, on reconnaîtra que la masse des imprimés est considérable. Il faut y ajouter nombre de témoignages épars plusieurs correspondances inédites, dont celle avec Jean Schlumberger, et les dossiers de presse inégalement tenus par Paulhan lui-même. Laurence Brisset n'entre pas dans les détails inédits ; rien ne manque pourtant à son étude.
Un parcours chronologique peut être utile. On sait que Paulhan est entré au service de la NRF en 1920 après avoir essuyé, avant 1914, deux refus de Jacques Copeau. Ses premiers pas ont été marqués, du côté des éditions, par la mise au point de Colombe Blanchet, un inédit d'Alain-Fournier, beau-frère de Jacques Rivière, par la correction des épreuves de Marcel Proust, et du côté de la revue, par la gestion des abonnements, par la tenue de la rubrique "la revue des revues" — il y est comme un poisson dans l'eau. Deux visages, c'est bien le moins, apparaissent alors, et peut-être se relaient : celui de l'écrivain, auteur de La Guérison sévère, de Aytré qui perd l'habitude (Jacob Cow le pirate a ses partisans) et celui du directeur de revues, dévoué comme personne au travail d'autrui. L'écrivain s'est effacé derrière le directeur, qui a eu à son tour l'élégance, beaucoup plus tard, de lui laisser le dernier mot. Deux frontons marquent la première action de Paulhan sur la NRF : le fameux "haï-kaïs" du 1er septembre 1920 et le Mallarmé du 1er novembre 1926. Après la mort de Jacques Rivière en 1925, Gaston Gallimard chapeaute longuement une querelle de succession qui mettait l'essentiel en danger. La seconde guerre mondiale a eu raison de la NRF, mais en mettant son absence en relief, en faisant naître des revues comparables et complices, elle prépare très obscurément la reprise de 1953. À une époque où les revues deviennent exclusives les unes des autres, le long duo de Jean Paulhan et Marcel Arland à la tête de la NRF — qu'on hésiterait alors à appeler simplement la Revue — s'exécute sans fin, jusqu'à l'insituable moment où Jean Paulhan choisit d'achever ses œuvres complètes. On laissera les spécialistes compléter pour ce qui les concerne les données fournies par Laurence Brisset ; on laissera surtout le lecteur découvrir, après les étapes de la chronologie, celles de l'analyse critique.
En couverture, une photographie prise, ironie du sort, par Michel Cournot, place le lecteur face à un visage avenant, un peu lissé, l'œil pétillant et le cheveu rayonnant. Il devait faire bon, se dit-on, jouer aux boules avec cet homme-là. Et de fait, le propos de Laurence Brisset consiste bien dans le portrait d'un lecteur généreux, dont l'ouverture de compas, pour parler avec les géomètres, est renversante, d'Artaud à Claudel, de Michaux à Patrice de la Tour du Pin. De la revue au lecteur éditorial, n'y aurait-il qu'un pas ? La première de couverture semble poser la question, en imprimant en blanc le nom de la revue, mais en couleur celui de son "auteur", rééquilibrant ainsi, par la couleur, l'inégalité des corps de caractère, qui paraissaient en tenir pour l'auteur. Il est en effet un Paulhan sympathique, ami impeccable, attentif aux situations les plus difficiles, d'une fidélité et d'une justesse exemplaires. Si l'on rencontre encore, ici ou là, des publicistes pour douter que Jean Paulhan ait jamais découvert quiconque (on voudrait leur souhaiter l'apprentissage d'une meilleure lucidité, qui sache dépasser la simple "découverte" mythologique), la liste des noms propres majeurs parle contre eux : Artaud, Blanchot, Jouhandeau, Michaux, mais aussi Benda, Bousquet, Suarès, Supervielle. Si tous n'ont pas exactement été découverts par Paulhan (mais encore une fois : que serait-ce à dire ?) tous ont vu leur œuvre modifiée, et presque tous agrandie, par lui. Paulhan est celui, disait Joe Bousquet, qui sait douer les écrivains. Mais attribuer à Paulhan le rôle de l'auteur, de celui qui donne à dire, ou même prescrit à d'autres d'écrire l'œuvre qu'il n'écrit pas lui-même revient à le priver du bénéfice de l'amitié. Pour peu que l'on soit préoccupé d'une humanité des lettres, l'amitié vaut bien la stratégie — ou même la sociabilité. À quelque virtuosité que l'on songe, les écrivains ne sont pas des instruments.
Ce Paulhan sympathique a son revers. Le reproche de cynisme affleure, sous l'éloge de l'ironie ; le rayonnement hirsute se mue en piques de hérisson. L'hypothèse en a été proposée par Pierre Oster, lors du deuxième colloque Paulhan de Cerisy : Paulhan n'aurait-il pas perdu la main, vers la fin de sa vie ? Ici personne ne s'accorde plus. Les uns regrettent son indifférence devant Yves Bonnefoy ou Edouard Glissant, les autres devant René Char ou Jean-Paul Sartre. On se doute que ce ne sont pas les mêmes. Tous chercheront à distinguer : il aurait été vain de détacher un poète d'un éditeur qui lui convenait et qui n'était pas si éloigné de l'aire Gallimard, le Mercure de France (Bonnefoy) ; il est des propos injustes qui ne sonnent pas si faux — et vengent en quelque sorte le lecteur, cette puissance (Char) ; les plus grands auteurs (Sartre) ont leur inégalité et méritent qu'on le leur dise — le silence étant pour les autres. Au revers de la médaille, il faudrait graver les noms de Samuel Beckett (un accident de censure), de Julien Gracq (de vrai, la faute à Crémieux) et de Nathalie Sarraute ("M'aimez-vous ?"). On voit bien par là ce que l'on attend de Paulhan : l'infaillibilité, jusque dans son rapport à nos propres goûts (qui ne sont pas si constants). On voit bien aussi ce qui menace Paulhan à son tour : la stratégie indémêlable, perçue (et vécue) comme une déviation de l'esprit éditorial, comme une perversité mensuellement reconduite, au risque, on le voit bien ici même, du jeu mimétique. Et l'on ne manque pas d'anecdotes, sur la réception du jeune écrivain, rue Sébastien-Bottin, scène dont Pierre Bourgeade vient de redonner le croquis (2). Ailleurs, l'amertume pointe son médiocre museau. Entre amabilité et tremblement, entre timidité et sadisme, dans l'échange trop symbolique entre les bonbons et les manuscrits, il y aurait certes là de quoi désespérer de Jean Paulhan. Mais ce n'est pas mon avis.
À plusieurs reprises, Laurence Brisset insiste sur le désintéressement de Jean Paulhan, sur son ouverture d'esprit, sur sa faculté de publier des écrivains, Sartre et Camus par exemple, qu'il décriait par la suite. Et qui saurait dessiner, plus de quarante années durant, une ligne régulière ? Paulhan passe pour un brouilleur de pistes, un sectateur du secret, un adorateur de la "complexité". Il distingue entre les "traficoteurs" (Anouilh, Carco, Colette, MacOrlan, Salacrou) et les "saugrenus" ou les "irréguliers" (Cingria, Devaulx, Dhôtel, Malcom de Chazal). Le décrire, avec Malraux, comme un "grand esprit qui ne voulait rien", c'est déjà tracer le cercle au-delà duquel l'analyse deviendra impossible.
Or il reste à dire. Car s'il est vrai que Jean Paulhan a rompu avec les Surréalistes en 1927, il n'en reste pas moins vrai qu'il a par la suite renoué avec la presque totalité d'entre eux. Ce n'est pas Paulhan qui se brouille définitivement avec Aragon, mais Breton. Et chez Éluard, si Paulhan récuse l'incontestable stalinien, ce n'est pas pour omettre le poète — ni la personne, c'est-à-dire l'indéfectible ami. En matière politique, il a été de mise, à partir des débats sur l'épuration, de décrire Paulhan comme un réactionnaire, puisqu'il était anticommuniste. De fait, depuis sa collaboration à La Vie jusqu'à la guerre d'Algérie, une ligne, que l'on peut qualifier de réactionnaire — au sens où le colonialisme est réactionnaire — court bien à travers son œuvre. Mais de part et d'autre de 14 Juillet, les positions sont souvent plus ressemblantes que le conflit lui-même ne le suppose. En matière de langage, on aurait tort de se focaliser sur un Paulhan rhéteur, pourchassant les arguments "terroristes" — au sens où la misologie est terroriste — comme de pures erreurs auxquelles il aurait été lui-même étranger. Il y a chez Paulhan, sans parler de sa pente anarchiste, un terrorisme initial, marqué par son passage au Spectateur de René Martin-Guelliot, à Demain du docteur Édouard Toulouse et plus encore dans la mouvance dada — sa correspondance avec Louis de Gonzague Frick en témoigne. Ce terrorisme initial a fait plus que laisser des traces dans l'activité éditoriale ultérieure : Céline, Réage, Sade. Pour Paulhan, ni le lieu commun ni la chasse dont il peut être la cible ne rendent complètement compte de la conscience que nous pouvons prendre du langage. Idéalement, si l'on savait, et indépendamment de toute idée de vérité, il faudrait intégrer dans cette réflexion la longue familiarité de Paulhan avec les pensées "mystiques". Tout se joue dans cette conscience liguistique inévitablement amputée, au point que l'écrivain qui parviendrait à une exacte conscience du langage pourrait (presque) se dispenser de son œuvre même, puisque l'idée du thème prime le thème. Ici, l'on pourrait citer des noms, variablement consentants (et parfaitement furieux pour certains).
Paulhan est celui qui ne prend pas son parti volontiers. Il est celui dont la pensée du langage est indissociable de l'activité, tout de même, éditoriale. Il est le théâtre, si l'on veut bien, d'un entretien infini, entre la glossologie et la direction de revue. Un lecteur exemplaire, éditeur par raccroc ; un cas, sans exemple aucun. Il a si bien inventé la place qu'il occupait que la question de sa succession s'est à peine posée. Le grand mérite de Georges Lambrichs fut de passer outre cet héritage impossible. Avec Paulhan, la NRF de Jacques Copeau, d'André Gide et de Jacques Rivière s'est donc augmentée d'un coup de génie, éclatant et discret. "Jean Paulhan commence" écrivait Vialatte en 1968. Les lecteurs, amateurs et chercheurs qui se penchent aujourd'hui sur le cas Paulhan en savent quelque chose.
(Texte reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur)
1 - On consultera le site de la Société des Lecteurs de Jean Paulhan. ↩
2 - Pierre Bourgeade, L'Objet humain, Paris, Gallimard, 2003, p. 42-51. Voir aussi p. 24-25. ↩