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Notice sur les haiku

Bernard Baillaud
Paul-Louis Couchoud

Une précision pour commencer : comme toute sa génération, Paulhan appelle d'abord  haï-kaï les poèmes japonais que nous connaissons sous le nom invariable de  haiku. Ses connaissances en matière de poésie japonaise sont précoces, attestées dès 1911 par l'orientaliste Gustave-Charles Toussaint, qui le remercie en ces termes : "Bashô et la libellule rouge m'ont enchanté." Le poète japonais Kikaku ayant proposé à son maître les trois vers : "La libellule rouge, / Ôtez-lui les ailes, / C'est un grain de piment", celui-ci répliqua par le texte réciproque : "Un grain de piment rouge, / Mettez-lui des ailes, / C'est une libellule !" Dans son anthologie de la poésie japonaise, où figure le texte de Kikaku, Michel Revon commente simplement : "Le maître n'approuva pas cette idée brillante, mais cruelle, et la corrigea aussitôt par un renversement ingénieux." Mais Revon en 1910 se garde de traduire le texte de Bashô, contrairement à Couchoud, qui en 1917 les donne tous deux en note : bon exemple de l'importance littéraire des bas de page. En 1947, André Breton assignera à ce haiku une valeur exemplaire, dans sa conception de l'image ascendante.
En 1917, Paulhan fait en effet connaître un livre séminal de Paul-Louis Couchoud,  Sages et poètes d'Asie, dont un chapitre entier porte sur "Les Épigrammes lyriques au Japon", auxquelles Paulhan emprunte la référence à Basil Hall Chamberlain. À l'issue d'un séjour au Japon financé par Albert Kahn, Paul-Louis Couchoud, ébloui par la poésie de Bashô et de Buson, avait été le premier, en 1903, à susciter l'écriture de haiku français, en embarquant sur une péniche, avec le peintre André Faure, le sculpteur Albert Poncin et Hubert Morand, normalien comme Couchoud, le long des canaux de la Seine. Une plaquette garde trace de ce voyage : Au fil de l'eau, tirée à trente exemplaires. "Aujourd'hui, pas une de ces épigrammes ne nous satisfait", écrit Couchoud en 1917 (op.cit., p. 132).
En février 1917, Paulhan prend cependant contact avec Paul-Louis Couchoud, qui s'étonne d'être si bien connu de lui, mais a déjà, réciproquement, entendu parler de Paulhan par les Leblond et le sculpteur Bourdelle. Paulhan publie dans  La Vie une longue note sur ce livre. Mais dès janvier 1917, Georges Sabiron a reçu des haiku de Jean Paulhan : "Jean m'a écrit la semaine passée et m'a envoyé des haï-kaï. J'essaie maladroitement de mettre sur trois lignes ce que je pense // Ce peintre maigre / est le seul ami de mon seul ami / Il dessine un corbeau mort", écrit-il à Albert Uriet. C'est à ce moment-là que se déclenche la possibilité d'une lecture unifiante de l'œuvre de Paulhan, dans laquelle le poème japonais rejoindrait les poèmes malgaches et révèlerait la part la plus éclatante des récits paulhaniens. En le remerciant le 27 février pour cet  "article si bienveillant [...] et si pénétrant pour la poésie japonaise", Couchoud tente en effet de formuler un lien entre les  haiku japonais et les hain-teny malgaches  : "Et je ne puis vous dire le plaisir que j'ai pris à vos hain-teny malgaches. C'est Madagascar et tous ses parfums. Il y en a qui sont de véritables haï-kaï. 'La frange de mon lamba est humide / Dans l'eau que j'allais boire / La grenouille a sauté.'" Neuf mois plus tard, Couchoud lit  Le Guerrier appliqué : "La sincérité aigüe, l'application à serrer la sensation et le sentiment y sont merveilleuses. Vos vues de la guerre sont d'un poète asiatique (ou malgache, je ne sais) dans leur précision étrange et leur concision pleine d'intentions", écrit-il avant de poursuivre  : "Savez-vous qu'il existe deux ou trois 'haïjin' français qui s'efforcent de perfectionner le haïkaï français et lui donner des règles." Paulhan est invité à une réunion projetée en décembre 1917 ou en janvier 1918 et qui ne peut avoir lieu  : "La guerre disperse les amants des petites muses japonaises". En attendant, Paulhan donne à  La Vie, qui les publie en mars 1918, les haiku de son ami Georges Sabiron, qui disparaîtra au combat le 29 mai 1918. Couchoud les trouve "très japonais, surtout le coq et son ombre, ou teinté d'un joli sentiment, comme la locomotive. Je serais bien charmé de connaître l'auteur. Peut-être une occasion viendra-t-elle de réunir un jour les 'haïjin' français". L'occasion se présente le 11 mai 1919, à Saint-Cloud, où Paul Éluard est lui aussi invité, comme ami de Paulhan. En août 1938, Couchoud se souvient encore "des temps heureux où nous comparions dans un jardin de Versailles les 'hain-teny' merinas aux 'haï-kaï' japonais". Il est alors devenu l'auteur d'un ouvrage retentissant sur la personne du Christ et contribue, avec Roger Caillois et René Étiemble, à établir le contact entre Jean Paulhan et Georges Dumézil. Cest ainsi que Paulhan commence à jouer son rôle dans la diffusion des haiku français, après avoir pris contact avec un certain nombre d'auteurs, au premier rang desquels figure Julien Vocance, pseudonyme de Joseph Seguin (1878-1954).
Julien Vocance est connu de Paul-Louis Couchoud pour ses haiku de guerre. Paulhan a déjà pris connaissance des deux séries de poèmes parus dans La Grande Revue en mai 1916 et mai 1917 quand Vocance, à sa demande, lui en envoie les numéros. Réciproquement, Vocance rend compte à Paulhan, le 2 avril 1919, de sa lecture des hain-teny, dans lesquels il retrouve des analogies avec les haiku dont le forme lui a permis de traduire ses impressions de guerre. Mais il lui est difficile de préciser ces analogies, à l'exception de la seule saveur (un mot que Paulhan reprendra à propos de la rhétorique indienne). Dans une note brève destinée à présenter neuf haiku de Julien Vocance, Paulhan écrit  : "Julien Vocance a publié dans La Grande Revue (mai 1916) cent 'visions de guerre', soumises à la forme du haï-kaï japonais. Ce mode d'expression bref convient à des surprises menues et à une surprise plus grave, que l'on ne s'avoue pas." Plus tard, il cherchera à cerner l'objet poétique de plus près : "cette singulière précision dans l'ironie, une ironie que l'on sent venir de très loin, descendre de très haut, ces trous et ces éclairs sous tant d'apparences méticuleuses". un peu oublié aujourd'hui, Julien Vocance est aussi le dédicataire de "Baigneuse du clair au sombre" dans  Les Nécessités de la vie de Paul Éluard. Et c'est lui que Paulhan contacte d'abord pour parler dans  La NRF d'un autre recueil de Paul Éluard  Les Animaux et leurs hommes.
La petite anthologie de haiku qui paraît dans La NRF le 1er septembre 1920 est un excellent exemple du jeu collectif de la revue. Dans sa lettre à Jean-Richard Bloch du 5 mai 1920, Jacques Rivière en attribue la paternité à Paulhan, après que Jean-Richard Bloch a envoyé à Jacques Rivière ses propres haï-kaï. Les textes de Jean-Richard Bloch ne séduisaient Jacques Rivière que dans leur relation à d'autres poèmes. Mais devant Julien Vocance, Jean Paulhan prend soin de citer Jacques Rivière  : "Rivière, hésitant entre les haï-kaï de Bloch, les vôtres, ceux aussi que lui a envoyés de Santiago un écrivain japonais, me suggère de composer pour un des prochains numéros de la nrf une petite anthologie où figureraient 6 ou 7 poèmes de chaque haïjin. Voudrez-vous l'accepter ? J'écris en ce sens à Maublanc. Mais je voudrais avant tout vos conseils et votre aide." Car la production menace. Au dernier moment, Albert Poncin envoie d'autres poèmes, que Paulhan juge "bien inférieurs" à ceux que donnera la revue. Des poèmes que Georges-Armand Masson dissimule dans  Pour le plaisir sous le pseudonyme Olivier-Réaltor ne trouvent pas non plus grâce à ses yeux. Dès le ludi 15 mars, il semble que la décision ait été prise, pour septembre. Elle est réaffirmée le 4 août, quand Paulhan précise la composition du sommaire  : 1 page d'introduction sur le haï-kaï. / 11 haï-kaïs de P.-L. Couchoud (au fil de l'eau) / 11 h-k. de vous (voulez-vous me permettre de choisir "au cirque" que j'aime particulièrement) / et, par ordre alphabétique : / 4 h-k de P. A. Birot (poèmes sur mesure) / 11 h-k de Jean-Richard Bloch (maison en Poitou) / 5 h-k de Jean Breton (C. Bouglé) / 11 h-k de Paul Éluard (pour vivre ici) / 2 h-k de M. Gobin / 11 h-k de René Maublanc (paysages) / 5 h-k de J. Paulhan (objets trouvés) / La phase "de présentation" serait : [dix] / huit /faiseurs de haï-kaï, qui se découvrent ici réunis autour de Couchoud, tâchent à mettre au point un instrument d'analyse. Ils ne savent pas quelles aventures, ils supposent au moins que des aventures attendent le haï-kaï français — qui pourrait rencontrer, par exemple, la sorte de succès qui vint en d'autres temps au madrigal, ou au sonnet — & par là former un goût commun." Paulhan émaille ses lettres de haiku, par exemple à l'adresse de l'éditeur Ker-Frank-Houx, qui lui répond le 4 novembre 1920  : "Ce haï-kaï que vous me récitez est d'une grâce parfaite, mais je l'aime surtout d'être suivi de cet épisode de la chauve-souris. Voilà une belle jeunesse et cette gaieté qui doit durer por le délassement et seule sait garder l'intelligence de se ternir. Ce reflet que vous m'en avez donné m'a été secourable. Le clocher de Flavigny, Jean Paulhan et la chauve-souris, et les arbres qui le regardent ; toutes les choses ne sont donc pas laides."
Pour Paulhan, la lecture de Couchoud reflète la réflexion sur la poésie brève qu'il avait rencontrée, avant-guerre, chez son ami Georges Sabiron, lequel y voyait la possibilité de résoudre méthodologiquement la contradiction qu'il observait en lui-même, entre goût analytique et sentiment plastique  : "Une image bâtie trop vite m'empêche de descendre à l'idée ou bien l'idée développée en termes abstraits demeure sèche et n'aboutirait qu'à un poème terne." Amateur de Jules Laforgue, Georges Sabiron avait expérimenté les vers de treize syllabes (à l'imitation du Père Keller : 4-3-3-3), et des poèmes dont chaque strophe était structurée comme un sonnet. L'essentiel est que Paulhan ait été l'interlocuteur d'une telle lassitude, devant les grandes formes du poème  : "Je lâche momentanément le grand. Il me faut d'abord l'oublier" concluait Sabiron, rétif devant les images neuves, capable d'imiter le style chinois, attentif aussi à éviter la ruse comme la préciosité.
Mais après le temps de l'engouement, vient déjà, pour le haiku, celui de l'histoire littéraire. René Maublanc, professeur de philosophie "dans les ruines de Reims", qui prépare une bibliographie du haiku, en même temps qu'une conférence au musée Guimet, le samedi 11 mars 1922 à 14 h 30 chez les amis de l'Orient, s'adresse à Paulhan pour lui demander des renseignements sur "les haïjin de la NRF". Il souhaite aussi que Paulhan lui envoie, comme celui-ci semble le lui avoir promis, "quelques haï-kaï inédits". Une réunion a lieu le dimanche 19 février 1922 chez Julien Vocance, avec Marcel Pareau, Jean Paulhan, Albert Poncin et René Maublanc. La bibliographie de Maublanc paraît en effet dans  Le Pampre en 1923, Paulhan par la suite semble avoir abandonné l'écriture poétique et ne revient que rarement sur un sommaire qui fut tout de même une de ses premières interventions marquantes, comme éditeur, dans  La NRF. Un pas supplémentaire vers l'oubli de l'Orient sera fait en 1949, quand Julien Vocance ne voudra plus parler que de tercets ("il n'est plus question, n'est-ce pas ? de haï-kaï"). Mais qu'on ne se méprenne pas sur la légèreté supposée de ces poèmes japonais : cette inspiration-là, que soutenait le souvenir des nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, et celui de Jules Renard, se retrouvera dans les épigrammes — parfois appelées précisément "haï-kaï", que Jean Paulhan compose au début de la Seconde Guerre mondiale.
D'autres écrivains sont engagés dans cette découverte française de la poésie japonaise. Ce sont Fernand Gregh dans  La Revue de Paris en 1906, et Max Jacob dans sa "Préface de 1916" pour le  Cornet à dés. La donne est modifiée quand des écrivains français s'exercent à l'écriture de  haiku en temps de guerre. Il existe naturellement au Japon des  haiku d'inspiration moderne. mais avec le recueil de Julien Vocance, le  haiku a subi l'épreuve du feu. Si Paulhan n'est pas tout à fait parvenu à faire entrer le hain-teny dans la création poétique française, il a puissamment contribué, pour le meilleur et pour le pire et par un seul sommaire de  La NRF, à la diffusion du haiku français.

Note de Bernard Baillaud, in Jean Paulhan, Œuvres Complètes, Tome 2 "L'Art de la contradiction", avec l'aimable autorisation de l'auteur.

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