Lettre à Jean Dubuffet
Jean PaulhanMarcel JouhandeauJean DubuffetL'extrait de lettre qui suit a été publié dans le catalogue de l'exposition Jean Paulhan à travers ses peintres organisée par André Berne-Joffroy
Cette lettre probablement inédite fait manifestement suite à la fameuse Lettre qui servit de préface, lors de l'exposition Dubuffet à la Galerie René Drouin en octobre-novembre 1944.
...Et comment tout cela finira-t-il ? J'ose à peine le dire (bien que je le sache très bien), mais nous sommes des hommes, qui regardons les choses en face. Cela finira par les collections particulières, et les Musées et les leçons aux petits enfants (avec consignes et retenues à la clef). On dira : l'art français du XXe siècle montre, entre le Douanier Rousseau et Dubuffet (voyons, c'est des noms faciles à retenir)... Et évidemment, c'est là une fin plutôt triste, et je comprends facilement que vous refusiez de l'envisager. Et je plains déjà les élèves que Jouhandeau refusera au bachot parce qu'ils auront raté le parallèle entre Titien et Dubuffet. Mais enfin, c'est une vérité triste que l'on peut aussi bien, si c'est notre système qui le veut, considérer sous sa face joyeuse : c'est que - c'est une chose presqu'inimaginable, mais en s'appliquant, peut-être s'en approcherait-on un peu - tous les tableaux qui nous ennuient dans ces Musées ont commencé par être quelque chose d'extrêmement drôle et de fantasque, qui vomissait la tradition et les musées ; et qu'après tout ce n'est pas seulement au XXe siècle que l'homme éclate. Il a dû déjà éclater pas mal de fois. Il est même possible que ce qu'on appelle, de façon pas mal insupportable, les grands peintres, c'était des gens qui se trouvaient, on ne sait pas trop pourquoi, parce qu'ils avaient une nature plus éclatable, aider à cet éclatement. J'y vois encore un avantage : c'est que cette façon de voir permet de ne pas aimer seulement le premier venu, le brave homme qui passe dans la rue (sans même se douter, le Modeste ! qu'il passe dans la rue) mais tous les premiers venus d'il y a cent et mille ans, et les sergents de ville du second empire et enfin tous ceux qui n'ont eu, au fond, que le tort de mourir un peu trop vite (comme tous les hommes, à qui il serait bien injuste de le reprocher). Vous dites très bien qu'il ne faut pas en vouloir (mais au contraire) à l'épicier du coin de la rue de ce qu'il n'est qu'un épicier du coin de la rue. Mais il ne faut pas non plus en vouloir à ce compte à nos grands-pères et à nos arrière-grands-pères. Je sais bien que cela entraîne à se poser une question grave : comment se promener dans un musée sans s'ennuyer ? Là, je n'ai pas de réponse. Mais je crois qu'il faudrait chercher et que ce n'est pas une solution ou c'en est une trop facile, de dire : alors flanquons les Musées par terre ! Ruskin avait trouvé un moyen passionnant (disait-il) de se promener dans la campagne : c'était de faire avec une épingle un petit trou dans un carton et de tout regarder, prés, arbres, vaches, à travers ce trou. Il ajoutait, entre autres, que l'on voyait enfin les vraies couleurs des choses qui sont toujours amusantes (parce que Dieu ne peut pas avoir eu l'intention de s'ennuyer). Il y a sûrement un traitement des musées à imaginer, dans le même sens (et aussi une fortune à faire en vendant à l'entrée le petit appareil qu'on aurait trouvé : ne négligeons pas ce côté de la question).
Mes trois chinois, hélas, sont vrais - tous trois de l'époque Yuan. Il y avait aussi le peintre de rizières Wen T'ong, qui disait : "Jadis j'ai étudié le Tao, mais je n'ai jamais pu l'atteindre, ni trouver la paix de l'esprit. Alors, que voulez-vous ? je peins des rizières et encore des rizières et pour exprimer mon inquiétude par des rizières, je crois que je les fais un peu trop grandes." Ce sont des propos de ce genre que je vous prête volontiers. Quoique les vôtres (de propos) y suffisent très bien (mais on prête aux riches), et sans même aller jusqu'à vos propres propos, ceux que tiennent, de toute évidence, vos personnages et ludions. "Ah, disent-ils, c'est évident que nous sommes un peu patauds, et pas tout à fait achevés, mais (ne l'avez-vous pas senti ?) c'est justement de là que vient cette légère nostalgie et ce malaise - que vous avez sûrement remarqués. Ah ! ce n'est pas si facile d'être un homme (ou à peu près) et quand on est un homme, de monter à bicyclette. Surtout, n'insistez pas ! Parce que, si l'on y réfléchit, cela devient encore bien plus difficile et cette fois on est tout à fait perdu."
Mais, assez là-dessus. Je retourne à ce délicieux gâteau que je goûtais tout à l'heure. Et d'un tendre ! par habitude (stupide), j'avais commencé par le tremper (dans votre vin de Bordeaux justement). C'était une erreur. Ah, Lili aussi a ses secrets. Au revoir chère Lili, cher Jean sans qui - non, nous ne mourrions pas tout à fait de faim, mais - il y a tant de choses exquises dont nous aurions perdu jusqu'à l'idée. Au revoir, à bientôt...