Introduction à Vailati
Jean PaulhanGiovanni VailatiLe texte qui suit comprend l'Introduction à Vailati, de Jean Paulhan, quelques Fragments de Giovanni Vailati, et quelques remarques finales de Jean Paulhan sur l'unique avantage de la recherche étymologique. Il est paru dans le premier numéro de la Nouvelle Nouvelle Revue Française.
Il y a une expérience singulière par laquelle nous avons tous passé. Voici : nous entendons un sermon, un ami nous expose ses opinions politiques, une amie nous démontre que nous avons vraiment tort de la soupçonner. Nous, nous écoutons, et il arrive qu'au bout de cinq minutes, nous éprouvions un sentiment curieux : c'est que le discours qu'on nous tient est parfaitement enchaîné, cohérent, logique. Et qu'il est pourtant tout à fait idiot : logique, mais absurde. D'une absurdité qui saute, comme on dit, aux yeux. Non moins évidente qu'une faute de français, ou d'orthographe.
Vailati est l'homme qui a donné un peu plus d'attention que nous à cette expérience.
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L'expérience suppose en effet qu'il existe, soit en-deçà de la logique ou au-delà, un art de conduire la pensée, et précisément une grammaire des idées, exactement comme il existe une grammaire des mots et des phrases. De cette grammaire des idées, personne ne peut dire que nous ayons la connaissance claire. Du moins en avons-nous suffisamment conscience pour nous sentir gênés et comme hérissés, toutes les fois qu'elle est violée.
Vailati a consacré sa vie à à tenter de dégager cette sorte de grammaire, que Raymond Lulle et Locke avant lui avaient pressentie, et que précisait Martin-Guelliot.
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Faut-il appeler Vailati philosophe ? Tout dépend de ce qu'on met sous ce mot. Vailati n'était certes pas occupé à poursuivre les secrets du ciel et de la terre. Il ne voulait bâtir métaphysique ni morale.
Il supposait plutôt que la philosophie consiste modestement à reconnaître, puis à préciser et affûter les instruments, les poids et les mesures, dont notre réflexion use tous les jours. Et, j'appellerais volontiers sa méthode métrique, mieux que philosophie.
Vailati comparait encore le philosophe à un rémouleur, tout occupé à repasser des couteaux (qui si vite s'émoussent ou se rouillent). Que le couteau dût ensuite servir à un chirurgien pour sauver son semblable, ou à un assassin pour le tuer, le rémouleur n'en a pas le moindre souci.
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Quelle que soit la tâche que l'on veuille assigner à la philosophie, ou quelle sorte de penseurs décorer du nom de philosophes, personne n'ira dire que de tels rémouleurs soient inutiles. Voici l'un des plus subtils que je sache, et des plus allègres.
Vailati est mort en 1909, à l'âge de cinquante ans. Il avait collaboré au Leonardo. Papini et Calderoni étaient ses amis. Ses études ont été réunies, en 1911, aux Éditions Seeber à Florence. Elles n'ont guère été lues. Imitées, moins encore. Plus fraîches que si elles étaient de ce matin.
Jean Paulhan
Fragments
Le caractère qui distingue le plus nettement la science de la philosophie me semble tenir au fait que la tâche du philosophe ne consiste pas à faire des découvertes, mais à les préparer, à les provoquer, à les faire faire, en contribuant par l'analyse, la critique, la discussion, à déblayer la voie qui y mène.
Le cas de Bacon, dont la valeur en tant qu'homme de science fut autant dire nulle, et qui se comparait au trompette lançant les autres, par son signal, à un combat où lui-même ne prend aucune part, est, à cet égard, caractéristique. Et l'on peut, pour la défense de Bacon et de bien d'autres philosophes, citer, en outre, le dicton paysan : le sonneur de cloches ne suit pas la procession.
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Parmi les notes manuscrites de Galilée, on trouve la remarque suivante : « L'ambre, le diamant et autres matières fort denses attirent, quand on les chauffe, de légers corpuscules, cela parce qu'en se refroidissant, elles appellent l'air, lequel, tel un coup de vent, entraîne avec soi lesdits corpuscules. »
Ainsi, par un trop grand désir d'expliquer un fait étrange, en le ramenant à des faits plus communs, un observateur de la valeur de Galilée laisse passer l'occasion d'analyser un phénomène où se manifestait une forme d'énergie naturelle qui devait rester ignorée durant deux siècles encore.
Il serait difficile de trouver un meilleur exemple pour mettre en garde contre la tendance à devancer, par des explications prématurées, l'observation minutieuse des faits.
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Du fait de vivre dans une société et en un temps donné, nous nous trouvons, en dehors de toute adhésion personnelle, de tout « contrat social », pris dans un filet d'obligations que nous serions, la plupart du temps, bien incapables de justifier. De même, du seul fait de parler une langue, nous nous trouvons contraints d'accepter nombre de classifications et de distinctions, dont nous serions bien empêchés d'indiquer les fondements.
La situation de l'homme qui aspire tant soit peu à saisir ses propres sentiments et ses pensées, et à les exprimer de façon exacte, est ainsi rendue malaisée. On songe au sculpteur mis en face d'un bloc de marbre traversé de nombreuses et profondes veines sans rapport avec la forme qu'il entend créer. Chacun de ses coups de ciseau entraîne des effets imprévus.
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En lisant les meilleurs dialogues de Platon – le Théétète, par exemple – on éprouve souvent l'impression d'être frustré d'une réponse définitive aux questions soulevées, alors que la controverse ne semblait tendre qu'à exciter le désir d'en obtenir une et à persuader de l'insuffisance de toutes celles qui y sont successivement proposées. C'est qu'en effet l'intention principale de Platon n'est pas de guider vers la solution définitive des problèmes examinés, mais plutôt de mettre le lecteur en état de chercher ces solutions pour son propre compte, sans idée préconçue, après s'être libéré des entraves que sont les formules et les termes imprécis consacrés par le langage ordinaire.
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Il arrive souvent que l'on se voie contraint, pour formuler une question, d'user de termes qui, indépendamment de toute intention de la part de la personne qui interroge, portent la personne interrogée à admettre implicitement d'autres questions comme résolues d'avance.
Pour désigner ce genre de questions, les scolastiques avaient un terme technique : ils appelaient exponabilia toutes les demandes auxquelles on avait, dans les controverses, le droit de refuser de répondre par oui ou par non – pour la raison que tant un oui qu'un non eût concédé un point essentiel à l'adversaire.
Quand on nous demande « si nous avons l'intention de commencer bientôt à agir honnêtement ou « s'il y a longtemps qu'il ne nous est pas arrivé de mentir », nous ne pouvons répondre affirmativement ou négativement sans reconnaître que nous sommes, ou avons été, dans le premier cas malhonnête, dans le second menteur.
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[...] Les métaphores dues au métier militaire sont nombreuses. Ainsi le fait que le mot explorateur – étymologiquement celui qui va pleurer au dehors – ait fini par prendre son sens actuel, trouve sa plus naturelle explication dans un stratagème auquel les Anciens avaient souvent recours durant les guerres et les sièges. On envoyait dans le camp ennemi, soi-disant à titre de déserteur, des espions (exploratores) qui, pour mieux attirer la confiance, se lamentaient très haut et même montraient (tel Simon, à Troie, et, à Babylone, ce Zopyre dont parle Hérodote) les marques des coups à eux infligés par leurs compatriotes.
Puis-je ajouter ici une remarque. On a dit, et écrit, sur l'étymologie pas mal de sottises. On tient encore communément, de nos jours, qu'elle nous fait accéder au sens authentique, à la raison même des mots. Or il est trop évident que ce sens, si loin que l'on remonte dans l'histoire, demeure accidentel, variable et précisément gratuit. Mais il me semble que Vailati, avec une grande finesse, marque ici le principal, sinon l'unique avantage de la recherche étymologique : c'est qu'elle nous déprend des habitudes et manies de notre langue, et nous donne à l'égard des mots la distance qui permet précisément de distinguer les veines, dont il était question.
J.P.