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Affiche de l'exposition Jean Paulhan et ses peintres

Dialogue avec Fautrier

Jean PaulhanFélix FénéonFrancis PongePaul ValéryJean FautrierPablo PicassoGeorges RouaultChaïm Soutine

Les extraits de lettres qui suivent ont été publiés dans le catalogue de l'exposition Jean Paulhan à travers ses peintres organisée par André Berne-Joffroy

Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : lundi

Il y avait dans la joie de nos amis devant vos toiles, hier, je ne sais quoi de pressant, d'extérieur, de palpable... Nous étions tous très bien arrivés à ce point de renversement où... ce n'est plus l'homme qui cherche le tableau, mais le tableau qui cherche l'homme. On se sentait pris par autre chose...
Grœthuysen n'exagère-t-il pas la gravité particulière pour vous de l'illustration du Dante, quand il dit qu'il y a dans votre œuvre une période prédantesque et une période post-dantesque ? Je n'y vois qu'un lent glissement, une sorte de progrès inflexible. Mais tout commence déjà dans l'assiette aux poissons bleus ou les peaux de lapins (sont-ce des lapins ou des chevreaux ?)
Ce que l'on peut dire de mieux (je veux dire de moins antipathique) en faveur des cadeaux et de leur utilité, c'est qu'il faut, pour juger un tableau, une certaine durée. Un tableau tout nu est, dans l'instant incompréhensible : il répond à mille questions qu'on ne s'est pas posées (...Un beau tableau ne donne d'abord qu'une envie : l'envie de s'en aller ; le sentiment d'un monde qui n'est pas le vôtre.) Mais un tableau que l'on a près de soi vous gagne en quelques jours à ses questions et à ses réponses.
...
J'ai grande envie de monter dans une de nos pièces un petit musée Fautrier. Mais j'y voudrais bien avoir cinq ou six dessins...
Je crois qu'ils seraient nécessaires. L'on n'est que trop tenté de croire que tout se réduit, chez vous, à des solutions de couleur.
Ah ! et une tête de bronze. Peut-être pourriez-vous me la prêter. Ou me la laisser acheter aussi. (Savez-vous à quel prix à peu près Jeanne C. me demanderait des peaux de chevreaux ?)

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Lettre de Fautrier à Paulhan
non datée

Paulhan. Hier après votre départ, j'ai pris avec moi le fameux manuscrit. Vous ne savez pas (ou plutôt si, vous savez maintenant) tout ce qu'un manuscrit peut représenter d'authentique et d'émouvant pour moi... Que la question reste nette entre nous. Je le garde, car déjà j'aurais de la peine à vous le rendre... Nous verrons ensemble comment l'échanger, si vous n'êtes pas d'ici là tout à fait dégoûté de ma peinture. Vous savez avec quel mépris absolu je traite toutes les opérations commerciales touchant à l'art. Vous vous doutez bien que tout ce qui arrive depuis ces tout derniers jours serait sans aucun intérêt si ce n'était venu de cette manière et dans cette ambiance qui grâce à vous a été créée et qui est infiniment sympathique.
J'ai la sensation de ne pas me rendre compte encore de ce qu'il m'arrive car vous le savez bien, pour moi, il n'y a que la besogne qui compte.
...
Grœthuysen a raison et tort. Il a raison en ce sens qu'une partie assez importante de mon vocabulaire a été abandonnée. Il a tort en ce sens que je sais déjà que plus tard, peut-être très bientôt, maintenant que des problèmes essentiels ont été abordés et résolus, bientôt je reprendrai une partie de ce répertoire (mais combien intensifié) et seulement celui qui était réellement à moi - cela il ne le sait pas - . Il comprendra alors ce que vous avez senti.

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : le 29-6, lundi soir ; c'est à dire : lundi 29 juin 1943

J'ai toujours éprouvé devant vos paysages (et j'éprouve devant le grand paysage aux arches bleues) le sentiment que ce n'est pas authentique, que "c'est du chiqué". Pourquoi ? (Je ne vous le dirais pas si je n'étais d'avance résolu à me donner tort.) Si je tâche de préciser ce sentiment, je trouve à peu près qu'une carafe ou une pomme de vous (en dehors même de sa raison d'être) m'apprend quelque chose sur les carafes ou les pommes, et que votre découverte picturale va de pair avec une découverte réelle (si vous aimez mieux que votre écriture est de connivence avec les choses). Mais que pour le paysage au contraire (que je pense trouver "éloquent", et à proprement parler décoratif), vous vous en tenez - pour le développer et l'agrémenter - à l'idée qu'a chacun de nous, que j'ai moi-même des paysages. Enfin, pour le dire d'un mot, vos paysages ne me semblent pas assez accompagnés. Mais à vous-même ne donnent-ils pas une impression particulière ? Dites-le moi.

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : le 5-7

La création, oui. Et pourtant...
Je vois très bien le danger de la création, telle que l'ont vue les romantiques et les symbolistes (et leurs petits-enfants les surréalistes) : c'est qu'elle enferme le créateur dans son monde, sans plus de débouchés sur le monde où nous sommes tous... C'est le créateur condamné à refaire indéfiniment le même livre, le même tableau. Et puis, dès que l'on juge l'écrivain sous cet angle, comment ne pas se dire : mais Napoléon aussi a créé ! (et même Citroën, ou Félix Potin). Et des mondes peut-être plus solides. Certainement plus incontestables.
Voici où je veux en venir : c'est que le créateur se revoit, se corrige, se complète lui-même sur une idée analogue de création, se voit condamné à chercher son écriture, et rien que son écriture. Par là privé chaque jour davantage de la peur et des amours et des émotions communes, retiré de la création de tous. Privé du commun ; privé, somme toute, du monde.
Je crois qu'il faut se défier de la satisfaction que donne dans l'instant la découverte de son écriture. (Je vois très bien par exemple dans quelle sorte de folie elle a jeté Miro. Miro et d'autres).
J'en reviens à vos paysages. Peut-être ai-je tort de demander s'ils ne sont pas pour une part (avec la joie qu'ils ont pu vous donner) l'effet d'une découverte voisine.
Il est ainsi mille choses que je ne vous dirais pas ; s'il n'était pas, par ailleurs, de peintre que je songe à placer au-dessus de vous. Il n'en est pas.
Avez-vous lu Francis Ponge ? N'est-ce pas grand ?

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Lettre de Fautrier à Paulhan
non datée

J'ai assez souvent un plaisir intérieur lorsque j'ai pu concrétiser un impondérable, mais soyez assuré que j'ai suffisamment de lucidité pour me rendre compte qu'il n'y a pas de quoi s'enorgueillir d'être un créateur. Lamentablement emprisonné dans un petit espace, se rabâchant sans arrêt quelques petites trouvailles, ayant rarement le courage d'une évasion réduisant la vie à un seul aspect, il n'y a vraiment pas de quoi se faire crever de vanité...

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : dimanche

Voici très nettement comment la question se pose en littérature : il vient un moment où le poète ne peut plus dire "lèvres de rose" ou "l'émail des prairies". Dès lors deux solutions seulement sont possibles :
(A) On peut renoncer franchement à le dire, chercher des équivalents, d'autres images, (en soi d'abord délicieuses mais également condamnées à devenir ridicules). C'est la solution Valéry - et l'on voit déjà les images valéryennes se survivre, s'alanguir, dans Lucien Fabre ou Ganzo, ou Emié.
(B) On peut aussi continuer à employer les mêmes images, mais sans y songer, en étant innocent d'elles, en marquant bien que le poète ne les pense pas, qu'il laisse simplement, à travers elles, s'écouler l'inconscient. C'est la solution surréaliste (qui, bien entendu, doit nier l'art, et n'hésite pas une seconde à le faire).
Comment se pose la question en peinture ? Je ne le vois pas très précisément, parce que je ne situe pas, je ne distingue pas clairement ce qu'est le lieu commun pictural. C'est ici que vous pourriez m'aider.

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : samedi La matière.

Je suppose que la grande différence entre la peinture décorative et la peinture peinture tient à la qualité de la matière. Qu'est-ce que c'est que la matière, c'est très difficile à dire. Mais il est évident que c'est ce qui est dans Rembrandt (et n'est pas dans Bosch) : ce qui est dans Soutine ou Rouault (et n'est pas dans Picasso, qui fait d'admirables dessins coloriés). Ce qui est dans Fautrier. Il faut partir de là pour tâcher d'y voir clair.
Ce n'est pas si loin de la question du lieu commun. La matière est ce qui fait passer en peinture le lieu commun. (Exactement comme en littérature une certaine atmosphère, une certaine entente poétique permet de dire naturellement lèvres-de-rose.)

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Lettre de Fautrier à Paulhan
non datée

Mais il est aussi des peintres qui ont un grand souci de la matière tout en ayant une surface mince et pauvre en apparence : Clouet, les italiens de la Renaissance, Dufy.
Je vous ai dit il y a quelque temps, une partie de l'ancienne vision reviendra, mais je n'aime décidément pas le sujet en peinture. Tout peut être exprimé avec rien, presque rien du tout. C'est la raison qui me fait détester Delacroix.

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Lettre de Fautrier à Paulhan
non datée

Je vous disais que le Degas de valéry était remarquable, il est surtout plaisant, remarquablement agréable à lire parce que romancé, et même vu sous cet angle il ne le serait pas autant qu'on le voudrait, - mais il ne nous apprend absolument rien.
Votre Braque, quoique court, en dit déjà beaucoup, et malgré cela j'ai tout de suite senti qu'il y manquait quelque chose. Vous pouvez aller beaucoup plus loin, et vous ne pouvez savoir quelle a été ma joie hier en lisant que vous aviez décidé d'aborder ces questions avec plus de courage.
Il y a quelques mois vous m'aviez demandé qui je voyais susceptible de pouvoir écrire un ouvrage sur ma peinture. Je ne vous ai pas répondu, car en vérité, de ma vie (à part Bernard van Dieren), je n'ai jamais rencontré quelqu'un qui puisse me satisfaire. Maintenant, non seulement je désire vous voir écrire sur moi, mais après cela, plus tard, vous devrez aborder tous les problèmes de l'art et les résoudre d'une manière aussi complète que dans les Fleurs. Bien peu de choses a été dit jusqu'à présent, tout est à dire, il me semble que ça devrait être tentant ! Et vous êtes bien l'homme fait pour cela...

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Lettre de Fautrier à Paulhan
non datée

Voici ce que vous voulez savoir :

-> La toile n'est plus qu'un support pour le papier.
-> Le papier épais est recouvert de couches parfois épaisses d'un enduit. C'est sur cet enduit que le tableau est peint. Cet enduit fait adhérer d'une manière parfaite la peinture au papier. Il a la qualité de fixer les couleurs en poudre, pastels broyés, gouache, encre, et aussi la peinture à l'huile. C'est surtout grâce à ces enduits que le mélange est aussi bien réalisable et que la qualité de matière est réalisée.
Si en effet il est préférable d'achever un tableau en une journée pour moi, cela ne vient pas du procédé..., car même lorsque je travaillais à la manière habituelle, j'ai toujours éprouvé le désir de terminer le même jour...
-> Le procédé employé pourrait aussi bien convenir à un peintre qui travaillerait six mois sur son tableau. la matière en serait différente.

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : lundi

Moi, j'aurais préféré attendre. Mais enfin, tant pis ! L'article sera prêt le 25 octobre.
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Voici les dernières lignes (que je ne déteste pas) :
" De corps aussi Fautrier rappelle Turner. Il est petit et paraîtrait extrêmement maigre, n'était une sorte de fureur qui lui donne de la masse et de la densité. Qui éclate parfois. Ou qui fuse en rires de tête. Toutefois il a l'air d'un toréador plutôt que d'un matelot."
(C'est encore à revoir. C'est une réplique aux pemières lignes, où je dis que la France ayant assumé de nos jours tout le champ, avec tous les problèmes de la peinture, Picasso poursuit l'école espagnole, Braque la française et Rouault la vénitienne, mais Fautrier l'école anglaise.D'où viennent divers malentendus. En France, on n'a jamais très bien compris Constable ni Turner).

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Lettre de Fautrier à Paulhan
datée : mardi

Il est petit ! et c'est dit de façon à ne laisser aucun doute... et dites-vous bien qu'il restera petit... Trouvez-moi donc le nom de cet animal ou oiseau qui, en fureur, dresse tous ses poils ou plumes autour de lui et à qui je ressemble tant. Il est vrai que vous vous rattrapez avec le coup du toréador !
Mais évidemment tout est à refaire tout de même. Je me sens beaucoup plus espagnol que Picasso. Et rien n'est plus anglais que Braque et Picasso ! avec leur renoncement à tout excès d'émotion, avec leur méthode trop calculée.
Et quelle est donc cette école anglaise dont vous parlez ? Constable et Turner, ne sont-ils pas précisément ces Anglais qui poursuivent par leur tempérament des visées propres à des écoles étrangères à leur pays ? Rien n'est moins anglais qu'eux.
Je serais Bon pour Monsieur Drouin.
Mais ceci dit, ce qui est important, c'est que je vais tenter le "looping". Une semaine de calme n'est pas de trop avant l'expérience.

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Lettre de Fautrier à Paulhan
datée : samedi

Vous les tenez pour pas sots parce qu'ils admirent enfin ! toute sorte de peintures qu'on leur a fait admettre à la longue et avec une extrême patience. Mais ce n'est pas pour cette raison qu'ils sont prêts à comprendre autre chose. Ils restent tout aussi hermétiquement bouchés qu'auparavant à tout ce qui n'entre pas dans l'une des petites cases qui leur ont été construites... Tout simplement ils ne peuvent pas sentir puisque les émotions leur sont proposées par une voie qui n'est pas l'une de celles auxquelles ils sont habitués. Il est facile de ne pas admettre une peinture. Demandez-leur donc pourquoi ?
Elle est décorative : - celle de Matisse, Braque ne l'est-elle pas infiniment plus ? Si l'on admet que les éléments essentiels de la décoration sont de renoncer aux volumes, aux effets de lumière, à l'émotion poétique au profit d'une surface considérée comme plane en ne tenant l'objet que pour autant qu'il représente un coefficient de lignes, surfaces, équivalences de noirs et blancs ou couleurs, toutes sélectionnées pour remplir harmonieusement cette surface...
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Elle est trop habile : - c'est le point qui semble vous tracasser le plus ! Vlaminck n'est rien parce que, en dehors de son habileté technique, dans Vlaminck il ne reste rien. Il y a eu probablement beaucoup de peintres de son espèce. Seulement je vous arrête : vous admirez surtout "le compotier noir" et "le jour et la nuit", ce sont précisément celles qui sont peintes de la manière la plus étourdissante ! Éliminez une fois pour toutes ces peintres habiles qui ne diront jamais rien, et répondez-leur que Rembrandt, Michel-Ange, Watteau, Chardin, Turner, Renoir, Van Gogh, Rouault, Dufy (j'en passe beaucoup) ne valent pas grand chose pour les mêmes raisons !!
L'écriture en peinture est chose longue et difficile. C'est simplement un accessoire, mais tellement indispensable que tout ce qui doit être dit risque chaque jour d'être compromis par une simple erreur d'épaisseur.

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Lettre de Paulhan à Fautrier
datée : jeudi soir
Les Fautrier juvéniles

Je suis prêt à reconnaître que j'ai tort. Laissez-moi pourtant vous donner mes raisons.
Nous courons des dangers, cela n'est pas niable : l'exposition peut choquer. Elle peut aussi (comme la précédente) passer inaperçue. Quels dangers ?
Ce sont des dangers de deux sortes. Aux toiles de 1943 on peut opposer : "Ce sont des chromos. C'est un étalage de soieries (Skyra dixit). c'est trop charmant. C'est trop aimable." Aux toiles de 1930, on peut opposer : "c'est de la virtuosité. c'est du décor. C'est trop aisément réussi. Cela n'émeut pas. Ni ce sanglier mourrant ne m'attendrit, ni cette femme nue ne m'excite." Bien. Tout le problème est donc : "en quel ordre faut-il aborder ces dangers pour les réduire à coup sûr ?"
J'imagine que l'amateur passe des chromos aux toiles de virtuose. Eh bien - la question étant posée sur le plan de l'aggrément - il trouvera simplement, après les toiles trop plaisantes, des toiles trop déplaisantes. Peut-être se dira-t-il simplement : "Tout de même, les premières avaient bien leur agrément, ce n'est pas si négligeable", etc. Mais enfin sur le peu de valeur de cet agrément il est déjà fixé. Il n'y a rien là qui puisse renverser sa première impression.
Il en va tout autrement dans le cas contraire. L'amateur qui se demande devant les anciennes toiles : "Mais quelle est la raison de tout cela ? le centre d'intérêt ? l'émotion ?" trouve en arrivant devant les nouvelles toiles cette réponse : c'est que seuls vous attachaient et vous occupaient les drames de la lumière : ses surprises, ses luttes - et vos luttes avec elle. Il trouve une explication. Il est satisfait. Il se sent complet. Les premières toiles l'avaient (si je peux dire) creusé. Celles-ci le comblent. Il vous en est éperdument reconnaissant.
Je tâche de mettre le danger en équation. De quelque façon que vous le retourniez, je crois que vous arriverez à une conclusion proche de la mienne.
Vous l'auriez trouvée déjà, je pense, si - placé au centre de la chose - vous étiez libre de goûter les anciennes toiles pour elles-mêmes, d'y voir autre chose qu'une préparation aux toiles modernes. (Mais l'amateur se trouve dans la situation exactement opposée.)
J'ai prêté à Fénéon la grappe de raisin. Il en paraît ravi...
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Les toiles anciennes et récentes, c'est la même question que l'enfant. Faut-il considérer un enfant comme une sorte d'ébauche, une préparation de l'homme qu'il sera ? Ou comme quelque chose d'accompli, de parfait en soi, d'achevé ? Bien entendu, je suis pour ceci, contre cela. Mais l'homme fait, lui (malgré tout ce qu'il a pu perdre en devenant homme), n'évite guère de considérer l'enfant qu'il a été comme la préparation simplement de l'homme qu'il est.

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Lettre de Fautrier à Paulhan
Turner

Vous allez être heureux. Ma mère m'écrit qu'étant enfant les deux choses que j'aimais le plus étaient les dindes aux marrons et en peinture un seul peintre, Turner ! Il paraît que je ne me lassais pas d'aller au Tate regarder ses dessins. Et je conserve pour Turner toute mon admiration, car chez lui il s'agit bien d'un "débloquage" et d'une grande liberté d'attitude en face de l'objet, mais en conservant toutes les qualités plastiques, non en accumulant les renoncements comme l'ont fait tous les snobs depuis Picasso.
De cette exposition, je suis ravi. Elle m'aide à voir plus clair encore...
Je sens bien que j'ai enfin trouvé ce que je cherchais depuis si longtemps.
Le torse égyptien m'a fortement impressionné, je n'ai jamais aussi bien compris la pauvreté de la civilisation dans laquelle nous vivons...
La chose la plus impressionnante, c'est qu'à ce degré de civilisation l'artiste ne sent même plus le besoin de personnalité. Il souscrit à une forme de beauté unique, et le plus doué d'entre eux ne se révèle qu'à une plus grande subtilité.
La question de virtuosité a été résolue le jour où nous avons admis la différence entre la virtuosité "tra-la-la-itou" du tzigane, et celle nécessaire à certains en peinture. Dufy, Watteau, etc. Et puis, attention, la maladresse a été aussi par snobisme mise en valeur dans ces derniers temps...

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Lettre de Fautrier à Paulhan
De la virtuosité

Il ne devrait pas être permis à un peintre de critiquer le plus grand de nos critiques. C'est cependant ce que je vais faire. Pour le catalogue, personne n'espérait quelque chose d'aussi poussé. D'une préface c'est devenu un essai. Mais dans le livre, et vous avez le temps, il faut que vos argumentations soient plus serrées. Il faut être infiniment plus dur et ne laisser aucune échappatoire. Toute question posée doit être résolue sur toutes ses faces. Et tout de suite...
Il faut mener le lecteur avec infiniment plus de brutalité afin qu'il se sente hors de combat dès les premières pages et n'ayant plus qu'à admettre sans discussion tout ce qui suivra.
Prenons un exemple, le premier sur lequel je tombe : "la première critique fut à peu près... Quelle virtuosité... Vlaminck lui-même. Etc." La question virtuosité est donc posée.
Or, dans votre étude vous ne répondez pas tout de suite. Vous répondez couleur !...
Ce n'est que page 10 que vous abordez la question virtuosité pour y répondre par des choses admirables, qui sont toutes à conserver, qui vont bien au fond de la question, mais qui ne seront convaincantes que si on les expose avec d'autres choses...
Oui, la virtuosité existe. C'est la grande facilité, la grande aisance du trait, de l'application de la couleur, de la production d'effets de pâte de glacis, etc., c'est la façon de brosser sans hésitation des ombres transparentes, etc. Donc ne nions pas que la virtuosité existe, comme nous la reconnaissons immadiatement d'un pianiste à un autre... Nous pouvons même dire quand elle cesse d'être virtuosité et devient don. Ainsi : le choix exact du ton de jaune tant désiré, la densité de cette ombre transparente par rapport à la lumière, le choix exact de la qualité de cette lumière et de sa quantité, etc., ne sont plus de la virtuosité...
Est-elle souhaitable, nécessaire ou méprisable ? La virtuosité est quelquefois souhaitable. Elle n'est ni nécessaire, ni méprisable. Elle est cependant souvent dangereuse. – Elle n'est pas nécessaire, car un véritable talent s'extériorise toujours... De très grands peintres se sont exprimés sans aucune virtuosité : Cézanne, Braque, et c'est assez pour que la preuve soit faite qu'elle n'est pas nécessaire. – Elle est cependant souhaitable pour certains tempéraments, et du reste on remarquera que cette virtuosité est moins un don naturel qu'un don acquis à force de travail et de recherches, car ceux des peintres qui sont des virtuoses sont précisément ceux qui ont besoin de cette virtuosité, ce sont ceux qui par leur tempérament ont besoin de peindre très vite. Dans ce cas elle est souhaitable. Exemple Dufy, Manet, Van Gogh, qui ne sont pas moins grands pour cela... – elle est dangereuse parce que beaucoup de tempéraments creux ne se sont appliqués qu'à ce petit côté et ont souvent réussi : Harpignies, Vlaminck... Cette virtuosité elle-même les perd...
Elle est surtout dangereuse pour le public... car le public a bien de la peine à distinguer et encore plus à comprendre que Vlaminck est un mauvais peintre qui peint si bien, Cézanne un très grand peintre qui peint mal, Manet un très grand peintre qui peint bien ! – La seule chose que le public est capable de voir, c'est la mauvaise peinture mal peinte ! Alors dès... qu'une peinture est un tant soit peu bien peinte... il se croit en face de quelque chose...
...
Sur la virtuosité il y a cependant une parenthèse à ouvrir. Dans le dessin, presque tous les grands dessinateurs sont des virtuoses dans leurs dessins. Un dessin en principe doit être vite fait. Watteau, Vinci, Michel-Ange, Rodin, Guardi, Guys, sont tous des virtuoses. Il n'est guère que Degas qui l'est moins, et encore ! Ce semblant de trait repris correspond à son désir...