aller directement au contenu principal
Portrait de Bashô

Les haï-kaïs japonais

Jean PaulhanPaul-Louis Couchoud

(texte paru dans La Vie, 6e année, n° 2, février 1917)

Où le petit Français dessine, sur son cahier, l'arbre et le bonhomme, le petit Japonais fait la feuille de l'arbre et l'ongle d'un doigt. La poésie populaire des haï-kaïs relève du même penchant à dissocier, à rechercher et happer le détail, le menu, le bref. Ces haï-kaïs ont dix-sept syllabes, et une seule émotion :

Le hibou,
Est insensible à tout :
Il a sa figure de jour.

L'émotion est, le plus souvent, de suprise avec quelque tendresse. L'élève Kikaku apporta un jour à son maître Bashô ce haï-kaï qu'il venait de composer :

La libellule rouge,
Ôtez-lui les ailes,
C'est un grain de piment.

Mais Bashô, bouddhiste fervent, s'indigna d'une telle cruauté, et corrigea le haï-kaï :

Un grain de piment rouge,
Mettez-lui des ailes,
C'est la libellule !

Un court étonnement est l'essentiel du haï-kaï : poésie réduite à la sensation pure, et se défendant de lui donner une suite ; lucarne ouverte un instant sur un petit fait naturel, lanterne sourde. — Il est difficile de ne point songer ici à Jules Renard. Par ailleurs, le haï-kaï eut charmé Stéphane Mallarmé, qui dénonçait l'éloquence envahissant chez nous le lyrisme. "La poésie, disait-il avec une sourire, est fourvoyée depuis la grande déviation homérique."

Tandis que les poètes classiques n'admirent, dans le Japon, qu'un petit nombre de paysages consacrés, répondant au canon chinois de la perfection, le haïjin, faiseur de haï-kaïs, s'en va par monts et par vaux : Avril le trouve devant les cerisiers de Yoshino, Juin devant les pivoines de Hasédéra. Étant pauvre, il cause avec les mandarins, et les convertit parfois à la poésie :

Mon voleur
S'est fait mon élève :
Voyage d'automne.

L'hiver, il cherche un gîte, avec sa petite lanterne :

Personne n'ouvre sa porte
À la lanterne qui va par la neige
Tout le long de la rue.

Il voyage de nuit:

Pruniers fleuris,
Vous redevenez des arbres morts
Au pâle clair de lune !

Défilent ainsi, dans ses vers, la ménagère trotte-menu :

La casserole à la main,
Elle traverse le petit pont d'Osaka
À travers la neige.

le pélerin pénitent, dont le visage est caché sous un chapeau de paille, les ponts arqués, les papillons :

Le rêve de fleurs
Du papillon, je voudrais le connaître.
Mais il est muet.

et le baigneur embarrassé :

De ma douche
Où jeter l'eau bouillante !
Partout des cris d'insectes.

et ces étranges scènes que l'on voit dans les champs :

Appel au passeur
Par-dessus les herbes
Un éventail qui s'agite.

Ou :

Comédiens ambulants
Au pied des grands blés
Un miroir installé.

"Que vos haï-kaïs, disait à ses élèves Bashô, ressemblent à une branche de saule mouillée par une pluie légère et agitée par la brise". Il donnait ainsi à entendre que l'émotion en devait faire tout le prix : mystique accompli lui-même, il réalisa la doctrine de l'extase, et pour instrument de conversion il employait la poésie. Quand ses disciples trangressaient les règles de pauvreté, d'humilité, de patience, il les réprimandait en disant : "Cela n'est pas du haï-kaï".

L'on ne fait ici qu'esquisser, suivant les termes mêmes dont use Paul-Louis Couchoud, un chapitre de cet ouvrage harmonieux, égal, merveilleux : Sages et Poètes d'Asie. Les chapitres voisins traitent de l'"Atmosphère japonaise", du "Japon aux armes" — notes prises au cours de la guerre russo-japonaise —, de Confucius : l'œuvre entière a été pensée, écrite sans doute avant la présente guerre ; elle n'en a point subi l'influence, elle n'avait pas à la subir. Seulement, cette guerre se trahit quand même, de loin en loin, par un mot — telle phrase du "Japon en armes", ou bien tels haï-kaïs, composés dans la manière des poèmes japonais par Julien Vocance, combattant.

À leur table frugale
Un saucisson noir s'est invité...
Il a défoncé trois poitrines.

et non point tant inégaux à leurs modèles. Aussi bien la question qui se peut poser à leur sujet est-elle plus délicate.

Le plus surprenant des haï-kaïs est, sans doute, que nous ne soyons point déroutés en les lisant. Nous les comprenons ; comprendre est peu : ils nous font souvenir de quelque chose, ils paraissent nous venir du dedans et, pour tout dire d'un mot, ils semblent "faciles à faire". Je donne le livre à un camarade de section, qui me dit : "Fameux, ces haï-kaïs  ça me rappelle un type qui parlait argot, mais un argot clair, un Parisien." Après cela, P.-L. Couchoud nous vient apprendre qu'ils sont une poésie vulgaire et méprisée des lettrés du Japon. Sans doute, aussi bien restent-ils proches, plutôt que du poème savant, du cri, de l'expression, du mot.

Ah ! Ah !
C'est tout ce qu'on peut dire
Devant les fleurs de Yoshino.

Voici le cri nu. Ailleurs la simplicité, linguiste si l'on peut dire, du haï-kaï, n'est pas moindre. Pourquoi le sentiment, pourtant si varié, si difficile à saisir en son unité, que l'on appelle bonté, ou vanité, a-t-il son nom, et non point cet autre sentiment très net que révèle, représente, définit le poème :

Ce monde de rosée
N'est, certes, qu'un monde de rosée !...
Mais tout de même...

"Monde de rosée" est l'expression dont se servent les prêtres pour désigner notre bas monde, évanoui plus vite que la rosée du matin.

Ainsi, dès que l'on se veut déprendre du charme de ces poésies traduites, il faut songer à la difficulté probable de leur choix. Que la grâce et l'aisance du récit ne nous la dissimulent pas. Il ne s'agissait de rien moins que de créer un langage d'émotions commun à l'Européen et aux Japonais. Paul-Louis Couchoud retient-il un haïkaï sur dix, sur cent, sur mille "essayés", je ne le cherche point. L'essentiel, le délicieux est que nous adoptions ceux retenus, sans hésiter. C'est à partir d'eux, langage élémentaire, que l'on comprendra, par la suite, mieux le "Japon aux armes", ou l'"Atmosphère japonaise". C'est par eux aussi que Paul-Louis Couchoud, s'il est vrai que s'ébauche une vie commune, à laquelle participera l'humanité entière, demeurera, près de Lafcadio Hearn, l'un des ouvriers passionnés et subtils de cette œuvre.


« Les haï-kaï japonais », La Vie, 6e année, n° 2, février 1917, p. 58-60 [sur un chapitre de Paul-Louis Couchoud, « Les épigrammes lyriques du Japon », dans Sages et Poètes d’Asie, Calmann-Lévy, 1917, I-301 p., p. 51-137 ; texte signé : « Jean Paulhan ».

Jean Paulhan écrit à Marcel Pareau : « j’ai fait dans la dernière Vie, que je vous envoie, le c.r. d’un livre magnifique, sur les haï-kaï. C’est “Sages et poètes d’Asie”. Tâchez de le lire, ou mieux, dès que que mon livre sera rentré, je vous le ferai parvenir. » (« adjudant / Détach[emen]t malgache / Ste Mesme par Dourdan (S. & Oise) »). En quittant le camp de Saint-Mesme, Jean Paulhan écrit à Albert Uriet : « nouvelle lettre de Couchoud, pleine de “compliments” un peu faciles et il me semble, pas très sincères. »]

(Bibliographie des œuvres de Jean Paulhan, par Bernard Baillaud)