In Memoriam Roger Gilbert-Lecomte
par Pierre MinetRoger Gilbert-Lecomte
Tant qu'il a fait figure de vivant, Roger Gilbert-Le comte n'a eu que des amis. A 25 ans, il tenait encore de l'enfant prodige. On le regardait, on l'écoutait avec l'étonnement émerveillé que fait éprouver ce qui est prématurément parfait. Mais dès qu'il a occupé sa véritable place et que décidément il s'est tenu à l'orée de la mort, il est demeuré seul. Il faisait peur. D'autant plus qu'il paraissait bien avoir choisi de se taire, et qu'il gardait pour lui l'horreur de ce qu'il endurait. Son sourire ressemblait à l'œil de verre qui ne rend que plus hideux pour l'imagination le vide de l'orbite. On se détournait de lui. Déjà il n'était plus : c'est qu'il commençait à être. On ne supportait pas la présence de cette absence-là. Dans les derniers temps, il ne maintenait plus dans son sillage que 2 ou 3 hommes dont les forces allaient décroissant. Depuis longtemps, j'avais abandonné... Ceux qui ont cru pouvoir tout expliquer par son délabrement physique n'y ont lien compris. La responsabilité de Roger Gilbert-Lecomte dans sa propre mort est entière ; mais autre.
Il était de la race des voyants. L'usage de l'œil rend les hommes aveugles ; ce qu'ils voient leur tient lieu de ce qui est. Après quelques autres dont mieux vaut ne pas citer les noms, Gilbert-Lecomte s'était appliqué à ruiner la réalité, qui pour lui se rétrécissait chaque jour, comme une peau de chagrin. Ce phénomène ne l'appauvrissait pas mais le faisait intolérablement souffrir. C'est que son corps, goulûment torturé par la drogue, contrecarrait la mue de son esprit. Sans doute, s'il avait pu renoncer au poison qui le dévorait se serait-il acheminé d'un autre pas vers le but qu'il pressentait, ou, pour parler plus justement, vers cette indicible explication, ce temple à jamais inaccessible de l'Absolu dont il savait d'ailleurs que la mort le rapprocherait. Considérez cependant l'effroyable destin de ses pareils, de ceux-là qui voulurent se rendre compte par eux-mêmes, qui parvinrent à s'approcher de la vérité à l'état sauvage, sans boussole, guidés impérieu sement par ce flair intérieur, ce don furieux de la vision auquel les religions ne sauraient suppléer et qui brûle et ronge ceux qui le possèdent aussi sûrement que le radium.
Ce ne sont pas des mots : Gilbert-Lecomte était atteint. J'avais 15 ans lorsque nous nous connûmes. O vous, ses frères en ce temps, vous Daumal, Meyrat, Vaillant, revoyez-vous ce visage que Vaurore.de l'agonie parait de ses couleurs éteintes ? Sa beauté était celle d'un dieu assombri pair l'exil. Il débutait dans ce martyre auquel il nous avait conviés, qu'avec lui nous convînmes d'endurer, mais au terme duquel il est parvenu seul II portait alors sur tout le regard attendri et cruel, pudique ment désenchanté, des jeunes seigneurs du spleen. Abor dant le monde extérieur sans colère, il n'émettait pas de ces hurlements qui caractérisent les émeu tiers de l'intel ligence, et qu'il m'écoutait pousser avec l'amicale commi sération de l'homme pour l'enfant. Car il n'était pas un révolté mais un objecteur. Il savait d'ailleurs que la voie où il s'engageait le mènerait en des lieux bien autrement hostiles, et qu'il eût été déraisonnable de soutenir long temps cette lutte hallucinatoire contre un état de choses auquel déjà il tournait le dos... Il ne pouvait haïr l'hu manité, dont l'incohérence profonde, la décadence pres que étale résultaient pour lui de l'oubli sacrilège où elle était tombée des lois métaphysiques qui mènent à la Connaissance.
* * *
J'ai alors éprouvé pour lui l'affection du disciple pour son maître. De ce sentiment religieux qui souvent se passait de mots et qui, lorsque nous étions ensemble, conférait aux moindres choses un inestimable prix, il me semble qu'à l'instant je ne saurais parler. Comment décrire cette union plénière, ce solennel avancement dans un monde que nous crééions et qui nous recouvrait de sa poésie ? La nuit surtout nous était propice : elle portait notre livrée. Durant des heures nous marchions, attentifs à noter les progrès de la transfiguration dont nous étions les promoteurs et les témoins. Nous nous enfoncions dans la ville, que je revois aujourd'hui affaissée sous la pluie, rendue opaque, tachetée de lueurs, et déserte. Nous savions que de ce voyage à l'aventure nous rapporterions une large provision de tristesse douce qu'à l'instant de nous séparer nous nous partagerions et emporterions avec nous pour la répandre ensuite tout au long du jour... Nous appartenions à cette génération sans insouciance, passée au désespoir comme le déserteur à l'ennemi, et qui ne voulait s'engager à vivre qu'à bon escient. Nous tournions et retournions en tous sens le mot bonheur, comme l'un de ces objets dont l'archéologue cherche vainement à deviner l'usage. Si étrangement vivants, engoncés dans un rêve tortionnaire, que nous étions pourtant éloignés de la démence ! Partis à notre propre recherche, nous nous appliquions à faire surgir une image de nous-mêmes qui pût nous déshabituer de celle que nous traînions avec nous, et qui était pour nous ce que le geôlier est pour le prisonnier : un obstacle à sa liberté. Nous tentions, avec une obstination douloureuse, un sérieux hagard, de nous séparer du monde des apparences comme l'insecte de sa chrysalide, afin d'accéder à l'authenticité. Entre ce que nous pressentions pouvoir être et ce que la vie prétendait que nous fussions, l'écart augmentait toujours. Pour ne rien perdre de ce que nous avions acquis et ne pas céder aux sollicitations venues de partout, de l'ambition, du désir de jouir, nous nous exercions au mépris : de la réalité tout entière, nous étions parvenus à faire un musée des horreurs. Je sais que bon nombre d'entre nous ne voyaient dans ce comportement qu'un jeu, ou qu'un moyen facile de se distinguer. Leur existence n'en était pas modifiée : la nôtre ressemblait à une marche au supplice. Je ne m'étendrai pas sur la période brillante de la vie de Gilbert-Lecomte, car elle ne fut pour lui qu'une escale. Venu après le surréalisme, le mouvement littéraire, ou plus exactement le mouvement de pensée dont la revue Le Grand Jeu était l'organe, n'offrait avec celui qui l'avait précédé que des ressemblances tout extérieures. Si, comme je viens de l'écrire, nous maltraitions la réalité, nous n'en faisions pas moins bon marché de l'attitude surréaliste, manière élégante de n'être pas, de tout élucider, solution mondaine apportée au plus essentiel des problèmes, et qui n'allait jamais au delà des mots. Toutes proportions gardées, il est juste de dire que nous étions aux surréalistes ce que furent les Romantiques allemands aux Romantiques français. Il s'agissait pour nous d'autre chose que de nous maintenir sur des positions plus ou moins confortables ; ou que d'éternellement assumer le rôle de dénonciateurs. Ce jeu de massacre, ce métier d'exécuteurs postiches ne nous tentaient que médiocrement. D'ailleurs, les pages du Grand Jeu n'auraient pas suffi à contenir le message qu'un Gilbert-Lecomte croyait apporter ; elles ne constituaient pour lui qu'une place momentanément convenable, qu'un point dans le panorama intérieur qui était le sien, d'où relever le terrain conquis avant que de repartir en avant. De çelà il avait intensément conscience. A 16 ans il entrevoyait déjà son ascension et, si j'ose ainsi dire, sa chute vers les sommets. Je veux insister sur cela, qui a constitué la tragédie de mon ami, dans laquelle il s'est embourbé jusqu'à l'enlisement. Vint un temps où ses compagnons l'abandonnèrent ; les uns pour suivre une voie différente qui leur parut être plus vraie ; les autres par lassitude simplement, par un besoin impérieux de revenir sur leurs pas. Ce n'est pas à moi de les juger. Mais qu'ils veuillent bien s'abstenir de douter de ce que je vais écrire maintenant ; car de celui qui jusqu'alors les avait menés ils ne surent de ce jour plus rien. Avec une témérité singulière, ils le tinrent désormais pour mort. L'être qui continuait à porter son nom ne les intéressait pas. Le Roger qu'ils avaient connu ne subsistait plus que dans leur souvenir. Et, à la longue, cela s'avéra très exact. A mesure qu'il avança dans ce domaine de la solitude où se dressaient toujours plus nombreux les signes annonciateurs de sa Passion, Gilbert-Lecomte changea jusqu'à ne plus que secondairement ressembler à celui qu'il avait été. Mais loin de l'appauvrir, la fréquentation assidue de la souffrance sous toutes ses formes l'enrichissait pleinement. Sa déchéance le dotait de vertus nouvelles. Ceux qui le connurent alors et que fascina sa force d'âme, doutaient qu'il eût pu jamais être ce garçon que naguère on leur avait décrit, capricieux, assez naïvement épris de gloire, et dont la vanité contredisait parfois l'excellence profonde. Plus rien de juvénile ne transparaissait en lui. Son humilité, sa tolérance, son humour resté bienveillant bouleversaient. Lui qui avait en quelque sorte donné sa démission d'homme fournissait à présent des preuves éclatantes de son humanité. Nous savions ainsi qu'il atteindrait au dénouement sans même se roidir, et que, détendu, il se laisserait glisser dans les bras de la mort.
Mais cette sérénité était atroce. Le mal auquel il succombait et dont sa mort n'allait être que le symbole, que la transposition sur le plan physique, équivalait à une torture sans nom, que nous ne pouvions considérer sans effroi. La fidélité de Gilbert-Lecomte à la foi qui l'avait premièrement inspiré et qui devait nécessairement l'écraser se passait d'expression. Elle était un feu qui le consumait seulement. Harcelé par le devoir à remplir, par la tâche qui le motivait, il demeurait incapable d'y faire face. De cette exploration intérieure si résolument conduite, il ne laisserait que des notes hâtives, qu'un bref témoignage. Au lieu que d'avoir barre sur le dramatique épanouissement de sa pensée, il le subissait, comme le patient les phases différentes de son mal. Là où d'autres avaient échappé à l'étau de leur dévorante méditation en versant dans la folie, il demeurait entièrement mais inutilement lucide. Ce n'était pas la paresse qui le garottait ; ni l'impuissance. L'âpre tyrannie de ce qu'il ressentait, jointe évidemment à ce besoin qui rongeait sa chair et viciait son sang, ne lui laissait pas de répit. Parfois, miraculeusement, il émergeait de lui-même, et consignait en un poème sa vision. Ces quelques cris, ces strophes d'un accent forcené rendent compte de son calvaire. Il ressemblait un peu à ces mystiques que leur contemplation abolit ; mais la sienne ne l'unissait qu'à lui-même : elle l'identifiait toujours plus étroitement à cette nuit que l'espérance et le doute peuplaient tour à tour et qu'inlassabîement mais avec une énergie décrue, il s'obstinait a vouloir percer. Réunis, ses divers écrits formeront une œuvre. Celle-ci n'aura pas le caractère d'universalité qu'il avait rêvé de lui donner. En ce sens, sa disparition est comparable, à la destruction d'un manuscrit rarissime dont il n'existe pas de copie. Entré le jour de Noël à l'hôpital Broussais, Gilbert-Lecomte y expira le 31 décembre dernier, à 6 heures moins un quart du soir, emporté par le tétanos, dont plus de 15 ans auparavant il avait prédit qu'il mourrait. Il fut le premier à déceler la nature de son mal. Sans marquer d'étonnement ni manifester la moindre appréhension, il se rendit à cette invitation que si souvent il avait imaginée, et qu'en somme maintenant il connaissait par cœur ; à ce rendez-vous dont il allait obtenir sa rédemption. Ceux, qui après l'avoir laissé au seuil du délire, le revirent pour la dernière fois avant qu'on ne l'emportât à Reims où il repose, furent unanimement frappés de sa ressemblance avec le Christ. Je note cela, qui peut-être n'était pas à dire, avec une émotion particulière. (1).
(1) Je ne puis faire moins pour finir que de mentionner le nom de Mme Georges Firmat, qui veilla sur les dernières années de Roger Gilbert-Lecomte avec un dévouement et un désintéressement absolus. Qu'elle veuille bien trouver ici l'expression de la reconnaissance des amis du poète.
(in Les Cahiers du Sud, n° 266, juin-juillet 1944)