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Portrait de Charles-Ferdinand Ramuz

Charles-Ferdinand Ramuz



Ramuz à l'œil d'épervier

1 - Il voit comme personne. Il voit si perçant qu'il n'a même pas besoin de regarder. Ni de voir beaucoup à la fois. Ce qu'il distingue d'abord, c'est les objets (dit-il) les plus braves : le sel, le pain, la tôle peinte et l'eau de savon. Et les couleurs donc ! Ce n'est pas lui qui confondrait la vieille poutre et le pain trop cuit, le sac d'épicier et la terre sèche, la peau de jambon et la couenne de lard. Il nous frotte les yeux, il mène une grande entreprise d'assainissement de notre vue.

On est longtemps embarrassé par son œil — je veux dire l'œil qu'on lui voit quand on le regarde (ou plutôt, hélas ! que l'on voyait) : jusqu'au jour où l'on s'avise que c'est un œil de crécerelle, ou d'épervier.

Tous les grands mots sont en danger de devenir synonymes. Bien malin qui distingue encore le vrai du bien, le beau du juste. A la fin, cela ne fait plus qu'une confusion, toute proche de la pourriture, où personne n'ose rien repêcher. Mais l'œil intérieur de Ramuz n'est pas moins aigu que l'autre : le voilà si bien récompensé de sa patience qu'il peut parler sans ridicule du paysan, de l'ouvrier, du bourgeois — comme il ferait d'un chardonneret, ou d'un petit lapin. Et même la grandeur est chez lui chose précise.
D'où vient le goût particulier de son œuvre : ce n'est pas le pittoresque, ou l'harmonie ; cela n'a rien du beau chant. C'est plutôt un goût de sel et d'iode. Ramuz le Salubre.

2 - Il est sans parti pris. Pourtant, ses grands romans semblent vouloir dire quelque chose, qui ressemble à la communion des saints, à la réversibilité des mérites, à la résurrection des corps. Ici, croyants et athées s'entendent pour l'accabler.
Les croyants, c'est parce qu'il traite des mystères sans être passé par la Révélation (qui a fixé, disent-ils, leur sens) : c'est donc qu'il en fait de simples mythes. Mais les athées se demandent de quoi il retourne : est-ce que la communion des saints est dans la science ? Non. Alors, c'est qu'il a dû rester chrétien, sans l'avouer.
Moi, je verrais assez bien la grandeur de Ramuz à la rencontre des deux reproches. Du moins, sa grandeur d'écrivain. Il se peut qu'un homme bien assuré dans sa foi (comme Claudel ou Péguy) l'emporte, au regard des Églises. Il se peut qu'un homme assuré de sa science (comme Sartre ou Zola) l'emporte, au regard d'une société laïque. Mais du simple point de vue des Lettres — auquel il faut bien nous placer, puisqu'il s'agit d'un auteur —, ils ont tous un même défaut : c'est qu'avec eux on sait toujours comment ça finira. Leur œuvre est moins une aventure qu'une leçon. Mais quand au-delà de la mort, de la peur et de la maladie — la page du ciel une fois tournée — le monde des Signes parmi nous recommence à vivre, je me dis que l'espoir pourrait être vrai. Car ils appliquent et vulgarisent, mais lui cherche en toute innocence. Ramuz, l'homme d'aventure.

3 - Le paysan, l'ouvrier, les simples comme on dit, sitôt qu'ils s'expriment, risquent de n'en pas mettre assez : les mots leur manquent. L'écrivain, c'est tout au contraire : il en sait trop, le danger à tout instant est qu'il en mette plus qu'il n'en faut. (Voilà qui est sensible chez les orateurs ; et chacun de nous est à tout instant menacé par l'orateur.) Même, il dispose de tant de phrases — qu'il a lues dans d'autres écrivains, sur lesquelles il s'est longuement exercé — qu'il finit par oublier que ce sont des phrases : je veux dire de la matière, ou plutôt du matériau, et pas si transparent qu'il en a l'air, mais toujours prêt à couler sur les phrases voisines, à se corrompre, à trahir l'intention.
Voilà pourtant ce que Ramuz n'oublie pas. Il lui arrive bien sûr de voler (comme à tout orateur), de danser (comme à tout poète). Mais c'est d'une danse, ou d'un vol, qui se souvient de la marche ; qui la suit, en quelque façon, pas à pas. Il a le respect du bruit, et du cri spontané. Quand la plume lui fourche, il le dit tout bonnement. Il utilise ce qui se présente, comme un voyageur fait sa cuisine en plein air. Il n'a jamais prétendu.
D'où vient qu'on ne pense guère à l'admirer. Plutôt, on le suit, on l'épouse. Il y a là un sentiment, qui tient de l'adoration. (C'est ce que je peux bien dire, s'il n'est plus là pour l'entendre.) La beauté n'est pas chez lui chose qui s'ajoute. Où qu'il se porte, il s'y porte d'un seul mouvement, mots et pensée, corps et âme. Ramuz, ou la plénitude.

Jean Paulhan, 1947, in Œuvres Complètes, Tchou.


Ressources

Charles-Ferdinand Ramuz par Georges Borgeaud (1958 / France Culture)

XXème siècle (5/5) : Charles-Ferdinand Ramuz / Maurice Achard

Biographie de Ramuz dans la République des Lettres

Ramuz paysan, patriote et héros : construction d'un mythe, Cairn


Bibliographie des textes parus dans la NRF

Les textes qui suivent, publiés dans La Nouvelle Revue Française, sont regroupés en quatre grands ensembles, les textes de Charles-Ferdinand Ramuz, les notes et chroniques de l'auteur, les textes sur l'auteur et enfin, s'ils existent, les textes traduits par l'auteur.

Textes de Charles-Ferdinand Ramuz

  1. Épisode, 1931-10-01
  2. Le Cirque, 1931-12-01
  3. Adam et Ève (I), 1932-11-01
  4. Adam et Ève (II), 1932-12-01
  5. Adam et Ève (III), 1933-01-01
  6. Adam et Ève (Fin), 1933-02-01
  7. Questions (I), 1936-05-01
  8. Questions (Fin), 1936-06-01
  9. Besoin de grandeur (Fragments), 1937-03-01
  10. Introduction à La dramatique du moi, 1938-04-01
  11. Paris, 1939-04-01
  12. Paris (II), 1939-05-01
  13. Paris (Fin), 1939-06-01
  14. Pages d'un neutre, 1940-03-01
  15. Pages d'un neutre (Fin), 1940-04-01
  16. Désordre dans le Cœur, 1953-12-02
  17. Le Temps du grand Napoléon, 1957-05-01
  18. Il regarda d'abord..., 1967-07-01

Textes sur Charles-Ferdinand Ramuz

Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, des entretiens menés par lui, ou des ouvrages édités par lui.

  1. Aline, par C. F. Ramuz (Grasset), par Marcel Caster, 1928-08-01, Notes : le roman
  2. Jean-Luc persécuté, par C. F. Ramuz (Grasset), par Henri Pourrat, 1930-09-01, Revue des livres
  3. Les signes parmi nous, par C. F. Ramuz (Grasset), par Denis de Rougemont, 1932-01-01, Notes : le roman
  4. Une main, par C. F. Ramuz (Grasset), par Denis de Rougemont, 1933-06-01, Notes : romans et récits
  5. Taille de l'homme, par C. F. Ramuz (Mermod), par Denis de Rougemont, 1934-04-01, Notes : littérature générale
  6. Notes [aux Questions de C. F. Ramuz], par Charles-Albert Cingria, 1936-05-01, articles
  7. Notes (II) [aux Questions de C. F. Ramuz], par Charles-Albert Cingria, 1936-06-01, articles
  8. Du côté de chez Ramuz, par Paul Claudel, 1938-02-01, articles
  9. Hommage à C. F. Ramuz (Porchet), par Denis de Rougemont, 1940-05-01, Notes : littérature
  10. Lettres, de C.-F. Ramuz (Clairefontaine), par Philippe Jaccottet, 1957-05-01, Notes : la littérature
  11. Une lettre à C.-F. Ramuz, par Jules Renard, 1967-07-01, Présence de C.-F. Ramuz

Répartition temporelle des textes parus dans la NRf (1908—1968)

On trouvera représenté ici la répartition des textes dans le temps, réunis dans les quatre catégories précédemment définies : Textes, Notes, Traductions, Textes sur la personne.


Bibliographie des textes parus dans la revue Mesures

Les textes qui suivent, publiés dans la revue Mesures, sont regroupés en deux ensembles, les textes de Charles-Ferdinand Ramuz et les textes traduits par l'auteur.

Textes de Charles-Ferdinand Ramuz

  1. Paysan, Nature, 15 octobre 1935 [188 p.]
  2. Besoin de grandeur, 15 octobre 1936 [174 p.]

Bibliographie des textes parus dans les Cahiers de la Pléiade

Les textes qui suivent, publiés dans les Cahiers de la Pléiade, sont regroupés en trois ensembles, les textes de Charles-Ferdinand Ramuz, les textes traduits par l'auteur et les textes dont il est le sujet.

Textes de Charles-Ferdinand Ramuz

  1. Légende, été 1948 [184 p.]