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Portrait de Charles-Albert Cingria

Charles-Albert Cingria

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Le signe du grand écrivain, c'est qu'il peut dire avec naturel les choses les plus simples du monde, celles qui épouvanteraient l'écrivain simplement moyen : “Il pleut”, ou (plus simplement) : “Quand vous partez de Lausanne pour vous rendre à Genève par la route, c'est toujours impressionnant.” Ou encore (sur un ton plus sec) : “On est antirusse dans nos villes et nos bourgades.” C'est de quoi — malgré le ton sec — personne ne songerait en tout cas à lui demander la moindre preuve. Mais il arrive qu'il la donne. Voici : “Quelqu'un qui entre dans un établissement public avec un béret provoque une stupéfaction.” Il s'explique même plus avant et rend son opinion tout à fait incontestable : “Je ne dis pas que le béret soit une coiffure russe, mais je renonce à décrire ce qui se passerait si au lieu d'un béret, le même personnage apparaissait coiffé d'une toque.” Et le titre donc ! Le titre, c'est : Russifions un peu plus. De sorte que le lecteur se sent comblé. J'ai toujours vu Charles-Albert Cingria coiffé d'un béret.
Il a une façon, qui n'est qu'à lui, de dire : “Ah ! mais...” (“Ah ! mais il faut parler des soupes des capucins !...”) Il goûte aussi les longues suites d'adjectifs : “Pétrarque était amoureux d'une façon superlative, extraordinaire, incendiaire, solaire.” Il ne déteste pas du tout des mots comme immarcessible, outrecuidant, déambulation, intermondialité. Vous pensez que ça va le gêner de parler (à propos de Fribourg) d'aréopage, de philosophes, de pépinières d'instruction, de foyers de librairie ? Pas du tout. Il écrit aussi bien : “Un tout petit lapin tremble comme une boule de mercure”, que : “La dernière fille de catin de la plus basse ruelle — disons une rouquine aux cheveux forts et aux pâles yeux comme l'eau où filent les vidures de brochets vers les saules...” Il a un style gras et onctueux, avec quelque chose de monacal. Et quand il a commencé, rien ne l'arrête. Il digère tout.
Charles-Albert Cingria est lui-même un homme trapu. Plutôt petit, mais épais. Rougeaud, gourmand. Doré, je l'ai dit. Extraordinairement agile. Il nage comme pas un.

Ah ! mais (comme il dit), on se tromperait si l'on croyait pour autant avoir affaire à un auteur baroque ou bizarre. C'est tout le contraire. Sauf qu'il abuse de la musique et des explications musicales, il ne dit jamais rien que de sage et de modéré : que Raphaël est un grand peintre, qu'il est agréable de suivre à bicyclette une route bordée d'arbres. (Il est grand bicycliste). Que le climat moral de Fribourg est très supportable. (Il vivait, il y a quelque temps, à Fribourg). Que l'on est injuste, de nos jours, pour l'éloquence. Qu'il faut admirer les grands sentiments.
C'est même le charme propre de Cingria, ce contraste entre la bizarrerie du détail : une science du langage très bien cuite et recuite, une pâte épaisse, mais pas du tout pâteuse ; non, plutôt travaillée en profondeur comme une fourmilière, où le plus petit mot, fût-ce mais ou il pleut, a ses six étages de caves. Entre la bizarrerie du détail et l'extrême simplicité du sens  : son évidence qui traverse pour nous atteindre, les premiers mots venus, et tout aussi bien les derniers. De sorte que chaque page ressemble à une somme.

Cingria (l'homme) donne assez bien l'impression d'un furieux dont la fureur n'éclaterait jamais. Eh bien, il me semble que c'est exactement ça, la littérature. On n'écrit pas pour être élégant ou spirituel. On n'écrit pas pour avoir des raisons. Ni même pour avoir raison ; ni pour donner un aspect plausible à des thèses évidemment fausses. On écrit pour savoir la vérité, et la garder quand on l'a sue. On écrit pour être sauvé. Or, remarquez qu'à qui tient une évidence, toutes les raisons sont bonnes. Et les plus baroques d'abord. Chacun sait qu'il vaut mieux aimer qu'être sans amour  ; vivre, que n'être pas né. Mais pourquoi ? Ah ! eh bien, c'est à cause du bon soleil, et des femmes, et des glaces au chocolat, et des bicyclettes (des courses qu'on fait avec). Plus la vérité est évidente et vaste, plus elle est difficile à dire — car tout peut la dire également. La vérité, c'est quand tout la témoigne, même les images bizarres et les kyrielles d'adjectifs, et les raisons qui n'ont l'air de rien. C'est ça le véritable âge d'or et il se peut bien que nous l'ayons perdu, mais il se retrouve parfois, on le voit passer. Ah ! surtout dans les récits de Charles-Albert Cingria.
De ces récits, je m'aperçois que je n'ai pas dit grand-chose. Bien entendu, chaque conte de Cingria a son sujet. C'est un sujet tantôt plaisant (Hippolyte hippocampe), tantôt érudit (Lou Sordel), tragique dans le genre réaliste (Le Camp de César) ou réaliste dans le genre tragique (Xénia). Il arrive qu'on attende la fin avec anxiété. Il arrive aussi que l'histoire nous laisse durablement ému et troublé. Mais on m'a toujours recommandé de ne pas raconter les sujets, que ça dépréciait le livre, en décourageant les lecteurs possibles. (Voilà qui en dit long sur les mauvais lecteurs). En tout cas, j'ai une meilleure raison de ne rien raconter du tout : c'est que le drame et la surprise jouent à tout instant. C'est qu'il y en a plus de cinquante par page.

2

Charles-Albert Cingria vient de mourir à soixante-dix ans passés. On ne parlait guère de lui. On continue. Il y a deux espèces d'écrivains : d'abord les glorieux, ceux que les jeunes gens viennent interroger sur la morale, et les journaux de modes sur la politique. L'État, plus tard, s'ils ont bien répondu, se charge de les enterrer.

Il y a aussi ceux pour qui le jeune homme secret de chaque ville rêve d'abandonner père et mère et se faire tuer s'il le faut. Ce sont ceux que le lecteur, le plus souvent, trouve obscurs et même inintelligibles. Ils en prennent leur parti. Il arrive qu'ils en soient fiers. “Je préfère être incompris, disait le maître de Cingria, Pétrarque, plutôt que d'être approuvé.”
Cingria ne se voyait pas communément approuvé. Ce n'était pas faute de mérites, ni même de qualités littéraires : il était éloquent et lyrique. Il avait le goût des maximes. Il aimait l'évidence, il l'aimait avec tant de feu qu'on le jugeait paradoxal. Peut-être offrait-il trop de qualités. Il existe en littérature une économie des mérites. Chaque lecteur sait ce qu'il doit attendre d'un conteur, d'un érudit, d'un philosophe : il se dispose par avance à être enchanté, instruit, introduit à la vérité. Mais Cingria déroutait son monde : trop allègre et trop sensible à la beauté pour un chartiste ; trop direct et naïf pour un métaphysicien. Enfin, il introduisait la mesure, la suite dans les idées, la rigueur et comme une syntaxe lotharingienne dans le genre le moins fait pour tant de qualités : le conte (où d'ailleurs il excellait). Par là-dessus, un ton vif, salubre, acéré — insolent. Il déroutait son monde et n'avait pas l'air fâché de le dérouter.
Somme toute, moins clair qu'éblouissant. Il allait et venait. Il aimait la vie, qui (disait-il) “prouve”. Il chantait et jouait de divers instruments, à la façon d'un troubadour. Il était pauvre. Dans sa chambre de la rue Bonaparte, une bicyclette se balançait au-dessus du lit, deux ou trois clavecins paraissaient accrochés aux murs ; sous le lit dormaient des papiers, une bouteille de cognac et plusieurs boîtes de conserve vides.
Le voilà mort. Sur ce point aussi, il avait son idée : la mort était, à l'entendre, un événement en soi plutôt agréable — car il croyait à son immortalité ; mais la plus mauvaise plaisanterie à faire à ses parents et amis, une manière presque indélicate de se débarrasser d'eux. Nous ne sommes plus pour lui que cette foule de littérateurs et d'écoles et de marchés et de trams et de professeurs, qui s'éloigne à toute vitesse.

Jean Paulhan, 1955.


Ressources

Association des Amis de Charles-Albert Cingria

Charles-Albert Cingria, RTS - vidéo

L'occasion également d'entendre Charles-Albert Cingria lisant l'un de ses textes

Vagabondages avec Charles-Albert Cingria

Charles-Albert Cingria : La grande ourse

Florides helvètes et autres textes, Charles-Albert Cingria


Bibliographie des textes parus dans la NRF

Les textes qui suivent, publiés dans La Nouvelle Revue Française, sont regroupés en quatre grands ensembles, les textes de Charles-Albert Cingria, les notes et chroniques de l'auteur, les textes sur l'auteur et enfin, s'ils existent, les textes traduits par l'auteur.

Textes de Charles-Albert Cingria

  1. Hippolyte Hippocampe, 1934-06-01
  2. Notes [aux Questions de C. F. Ramuz], 1936-05-01
  3. Notes (II) [aux Questions de C. F. Ramuz], 1936-06-01
  4. Recensement, 1937-06-01
  5. Le musical pur, 1940-05-01
  6. Portrait de Paul Léautaud, 1955-03-01
  7. Lettre à Adrien Bovy, 1955-03-01
  8. Novalaise, 1955-12-01

Notes de Charles-Albert Cingria

Ces textes de Charles-Albert Cingria peuvent être des notes de lecture d'ouvrages, des notes d'humeur, des critiques de spectacles, des faits-divers, des textes inédits... Ils ont paru dans une "rubrique" de la NRf : Chronique des romans, L'air du mois, Le temps comme il passe , etc. ou dans un numéro d'hommage.

  1. La vie des crapauds, par Jean Rostand (Stock), 1933-06-01, Notes : littérature générale
  2. Sienne la bien-aimée, par André Suarès (Émile-Paul), 1933-07-01, Notes : essais et mémoire
  3. L'œuvre de Strawinsky, par Domenico de Paoli (Scheiwiller), 1933-10-01, Notes : la musique
  4. De la philosophie chrétienne, par Jacques Maritain (Desclée, de Brouwer et Cie), 1933-11-01, Notes : la philosophie
  5. Le génie de Paul Claudel, par Jacques Madaule (Desclée et Brouwer), 1934-01-01, Notes : la poésie
  6. La Voragine, par José Eustasio Rivera (Rieder), 1934-04-01, Notes : lettres étrangères
  7. L'incrédulité du Père Brown, par G.-K. Chesterton (Éditions de la N. R. F.), 1934-06-01, Notes : lettres étrangères
  8. Saint-Thomas d'Aquin, par G.-K. Chesterton (Revue Universelle), 1934-06-01, Les revues
  9. Héliogabale ou L'anarchiste couronné, par Antonin Artaud (Denoël et Steele), 1934-07-01, Notes : les essais
  10. Images de Paris, par Marcel Jouhandeau (Gallimard), 1934-09-01, Notes : les essais
  11. Introduction, 1934-09-01, L'air du mois
  12. Richard Wagner, par Paul Claudel (La Revue de Paris), 1934-11-01, Notes : la poésie
  13. Frimaire-Nivose, 1935-01-01, L'air du mois
  14. Chroniques de ma vie, par Igor Strawinsky (Denoël et Steele), 1935-06-01, Notes : mémoires
  15. Conversations dans le Loir-et-Cher, par Paul Claudel (Éditions de la N. R. F.), 1935-07-01, Notes : essais et fantaisies
  16. Le Recueil Trepperel, par Eugénie Droz (Librairie Droz), 1935-09-01, Notes : littérature générale
  17. Voyage en Suisse, 1935-10-01, Revue des revues
  18. L'Église et la musique, par A. Gastoué (Grasset), 1936-10-01, Notes : les arts
  19. Morceaux choisis, de Max Jacob (Gallimard), 1937-03-01, Notes : la poésie
  20. Les grands cimetières sous la lune, par Georges Bernanos (Plon), 1938-06-01, Notes : les essais
  21. Forêt vierge, de Ferreira de Castro (Grasset), 1939-01-01, Notes : lettres étrangères
  22. Littératures de la Suisse (Éditions du Sagittaire), 1940-04-01, Notes : lettres étrangères
  23. Chronique dialoguée, 1953-03-01, Le temps, comme il passe
  24. Témoignage-préface, 1954-12-01, Dimanche
  25. Encore Paul Léautaud, 1955-03-01, Les revues, les journaux
  26. Salut aux Lacs, 1956-12-01, Le temps, comme il passe
  27. Dormeurs éveillés, 1958-07-01, Les revues, les journaux
  28. Éloge du manteau, 1963-11-01, Le mois
  29. Quatre lettres à Max Jacob, 1964-07-01, Textes
  30. Quatre lettres, 1967-01-01, Textes
  31. Quatre lettres, 1967-03-01, Textes
  32. Quatre lettres, 1967-09-01, Textes

Textes sur Charles-Albert Cingria

Ces textes peuvent être des études thématiques sur l'auteur, des correspondances, des notes de lecture d'ouvrages de l'auteur ou sur l'auteur, des entretiens menés par lui, ou des ouvrages édités par lui.

  1. Pendeloques alpestres, de Charles Albert Cingria (Mermod), par Pierre Leyris, 1932-01-02, Notes : romans et récits
  2. Pétrarque, par Charles Albert Cingria (Les Cahiers Romands), par Denis de Rougemont, 1933-04-01, Notes : littérature générale

Répartition temporelle des textes parus dans la NRf (1908—1968)

On trouvera représenté ici la répartition des textes dans le temps, réunis dans les quatre catégories précédemment définies : Textes, Notes, Traductions, Textes sur la personne.


Bibliographie des textes parus dans la revue Mesures

Les textes qui suivent, publiés dans la revue Mesures, sont regroupés en deux ensembles, les textes de Charles-Albert Cingria et les textes traduits par l'auteur.

Textes de Charles-Albert Cingria

  1. Le Haut Bief, 15 avril 1936 [196 p.]
  2. Ieu Oc Tan, 15 avril 1937 [206 p.]
  3. Sordel de Goito, 15 octobre 1938 [170 p.]

Textes traduits par Charles-Albert Cingria

  1. Charles-Albert Cingria, Ieu Oc Tan, 15 avril 1937 [206 p.]

Bibliographie des textes parus dans les Cahiers de la Pléiade

Les textes qui suivent, publiés dans les Cahiers de la Pléiade, sont regroupés en trois ensembles, les textes de Charles-Albert Cingria, les textes traduits par l'auteur et les textes dont il est le sujet.

Textes de Charles-Albert Cingria

  1. D’un Jeudi à l’autre, avril 1947 [292 p.]
  2. Six petites lettres, printemps 1950 [208 p.]
  3. Épîtres farcies, automne 1951-printemps 1952 [204 p.]