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couverture de la revue Le Spectateur

A propos de « Un sou est un sou »

Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.

J'admets volontiers que « un sou » - prédicat n'ait point le sens de « un sou » - sujet (cf. Spectateur, n° 32, article de M. Jean Paulhan). Et le fait exceptionnel serait, sans doute, qu'un mot, se trouvant répété, conservât un sens identique à celui qu'il avait présenté tout d'abord.
Un mot répété. En son aspect le plus simple, « un sou est un sou » n'est pas autre chose. Que l'on veuille le comparer à ceci : « Cela (tel évènement désagréable) est arrivé ; eh bien, c'est arrivé, voilà tout»; ou bien : « Vous êtes un lâche; oui, un lâche. » La suite des idées est ici la même que présentait l'argument sous ses deux formes : « un sou n'est qu'un sou », « un sou est toujours un sou ». Puisqu'aussi bien le mot semble ici acquérir un sens nouveau du fait seul de sa répétition, et en dehors de toute autre association fortuite — ainsi de « oui c'est oui », « moi c'est moi », etc. — ne peut-on préciser la loi, suivant laquelle son premier sens s'est transformé ? L'on me répète tel mot. C'est donc que tout-à-l'heure je l'ai mal compris, croyant le comprendre. Je ne l'ai pas compris, tout au moins, comme mon interlocuteur désirait que je le comprenne. Et maintenant, sans m'arrêter au sens spontané qu'il éveillait en moi, je dois pénétrer sa signification intime. Après avoir, une première fois, considéré le mot comme étant connu de moi, je vais chercher à le comprendre comme s'il m'était inconnu. M. Bally propose cette loi : « Plus le sens d'un mot est connu, plus les associations se rapportant à des faits de pensée tendent à étouffer celles que propose la forme même du mot. Plus les associations rattachées aux faits de pensée font défaut (plus le mot est inconnu), plus les associations provoquées par la forme du mot tendent à occuper la première place dans la conscience. » (1)
Ne pourrait-on trouver une vérification de cette loi dans certains des exemples cités par M. J. Paulhan? « Un explosif est un explosif» est un argument qui s'appuie sur l'étymologie et la forme même du mot. Ainsi encore de tels exemples que l'on situerait facilement dans une discussion: « Un montagnard est un montagnard » ; « je vous avais demandé une assiettée de soupe, oui, une assiettée ».
Nous employons un second procédé pour reconnaître le sens d'un mot nouveau, ou pour deviner, au moins, le sens que notre interlocuteur lui donne. Il est de prêter davantage attention aux sentiments qu'aux idées évoquées par ce mot: par là, semble-t-il, nous le connaissons plus intimement, et nous le connaissons aussi, en quelque sorte, par son côté social. Dans la phrase : « les crimes de M. Bonaparte sont des crimes », le mot répété s'accompagne, plutôt que de connaissances sur la nature et les conditions d'un crime, d'un sentiment de répulsion.
Dans l'exemple, emprunté à un humoriste anglais (2), que nous citons plus bas, l'appel aux sentiments de valeur est double : il conduit, d'une part, à atténuer l'importance d'un mot (goutte d'encre), d'autre part à exagérer la portée d'un second mot (discipline), cela par l'éveil de sentiments très communs, mais que le mot, s'il n'avait été prononcé qu'une fois aurait sans doute été impuissant à évoquer.
« Quand je m'assis pour écrire la lettre, je m'aperçus que l'on avait emporté dans la cuisine l'encre de la salle-à-manger. C'est là une chose à laquelle je me suis toujours opposé.
Eliza me dit que la bonne avait demandé la permission de prendre l'encrier. Et qu'était-ce, d'ailleurs, qu'une goutte d'encre ?
Une goutte d'encre est une goutte d'encre, dis-je nettement, mais la discipline est la discipline. »

F. C.


(1) Traité de Stylistique frunçaise. I. p. 34.
(2) Barry Pain. Eliza's Husband. Ed. Chatto et Windus, p. 164.

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