Surpris et comblé
Jean Paulhan(Ce récit est extrait des Causes célèbres)
Vers six ans, j'ai été surpris de m'apercevoir que j'existais. Plus tard, j'ai tâché de me connaître.
L'émotion que m'avait faite un jour la vue d'un âne battu par son maître, j'éclatai en larmes, me laissa longtemps croire (et aux autres) que j'étais bon. Pourtant, il m'arrivait de guetter longuement, devant le pont du chemin de fer, un déraillement qui me semblait probable, je ne sais d'après quels calculs.
On me disait alors : "Tu fais comme les vaches". Je pensais : "Peut-être les vaches font-elles comme moi ?" Somme toute, l'accident que j'espérais passait en horreur un âne battu. Mes propres chagrins non plus ne m'étaient pas tout à fait désagréables.
Un autre jour, je fus frappé de voir à mes petits amis des cheveux de couleurs différentes. Je décidai du coup que les bruns valaient lieux que les blonds. Quel soulagement, quand je me regardai dans une glace ! J'étais blond. Je me disais même : roux (j'exagérais).
C'est un trait que j'ai conservé jusqu'aujourd'hui. J'aime d'entrer dans une catégorie, fût-elle la moins estimée.
Mais, à d'autres moments, je ne voudrais ressembler à personne. Je me rappelle une distribution de prix où mes camarades, sitôt leurs livres reçus, faisaient une révérence à la Directrice. Voilà qui me parut puéril. Quand vint mon tour, je fis le salut militaire. Il y eut autour de moi un fou rire qui ne m'embarrassa guère. Je me sentais fort, de quel droit ?
Si j'aime les cadeaux, je n'aime pas beaucoup que l'on m'en fasse : c'est trop se mêler de moi. Étant ainsi fait, l'on voit bien que l'assentiment ni le blâme, l'amour ni la haine, ne peuvent tout à fait me contenter. Qui me donne tort, m'attire. Qui me donne raison, j'imagine qu'il ne m'a pas bien compris ; je ne prends pas mon parti volontiers. Comme si j'attendais, pour être satisfait, d'être à la fois les autres et moi-même.
Quand je vis que je persistais à me prendre pour Dieu, je renonçai une fois pour toutes à me connaître.