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portrait de Frédéric Paulhan par Bertha Rhodes

Souvenirs, Frédéric Paulhan

Frédéric PaulhanFrédéric Paulhan

Souvenirs écrits par Frédéric Paulhan (1856-1931), philosophe, père de Jean Paulhan, à propos de son père, qui s'appelait Jean (1818-1901). Jean était commerçant quincaillier, se retira à 41 ans (1869) du commerce pour se consacrer à la gestion de la fortune de ses deux nièces qui perdirent leur père à l'âge de quatorze et seize ans. Il fit également des « affaires » financières.
L'oncle de Frédéric, frère aîné de son père Jean, s'appelait Casimir (1815-1885)

Après le dîner, ou comme nous disions, après souper, nous veillions tous les deux, mon père et moi, en hiver, au coin du feu. Nous causions. J'aimais beaucoup causer avec mon père ; de temps en temps, dans la journée, je lui demandais : « nous causerons ce soir ? » Nous parlions de mille choses, des feuilletons de notre journal, des événements du jour ou de jadis.

Mon père me racontait ses chasses, son voyage à Paris, un des grands événements de sa vie, des plus heureux aussi. Il me parlait de l'Opéra de Dupuy et de Levasseur, de Rachel et de Frédérick Lemaître, me disait ses longues courses à pied (je crois que pendant un mois, il ne prit ni voiture ni omnibus, même pour aller de la rue du Mail, qu'il habitait, faire une promenade au Bois), ses déjeuners au Palais-Royal, sa visite au Louvre, où l’un de ses amis, fatigué, attendait ses compagnons sur une chaise. Il le retrouvèrent endormi. Versailles l'avait frappé par sa grandeur. Il poussa jusqu'à Rouen mais revint vite à Paris qu'il n'avait pas oublié.

D'autres fois je jouais avec les cendres, j’élevais avec des morceaux de papier une sorte de campement arabe que j'incendiais ensuite.

Mon père cependant fumait sa pipe devant les sarments qui flambaient, les grignons d’olives qui s'aplatissaient dans le foyer, les branches de chêne vert qui se consumaient lentement. Cette veillée était pour moi un des bons moments de la journée et je m'informais : « tu fumeras encore une pipe ? » (c’étaient de petites pipes en terre blanche ou en bois.) « Peut-être », ou « Oui », ou « Non, il faut aller se coucher. »Et l’on se couchait de bonne heure.

Comme nous habitions la même chambre, la causerie se poursuivait un peu : « Est-ce qu’il y a des loups en Angleterre ? » J’avais lu quelque part qu'un roi les y avait fait exterminer et j'étais curieux de la suite. Mon père sommeillait déjà : « Nous verrons. »

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Nous nous promenions un dimanche d'hiver dans la plaine. L'air était tiède, un peu humide. Sur le chemin, quelque peu de neige fondante, çà et là, derniers restes d'une tombée récente. J'étais en avance de quelques pas, je reçus, sans m'y attendre, une boule de neige sur la tête. Je me retournai, vexé et content, et ce fut une bataille, la neige s'y prêtait de son mieux et prenait admirablement.

Mon père jouait ainsi volontiers avec moi. Dès ma première enfance, il m'avait appris les jeux de cartes, le piquet, l'impériale, l'écarté, etc., les dames, même les échecs ; nous jouions aux boules au jardin. Il m'en avait acheté de petites. À la maison je l'entraînais parfois à jouer aux boules avec des billes. Quelquefois, une partie de billard. Le billard m'intéressait beaucoup, mais j‘y fus toujours assez peu adroit, tandis que je fus brillant aux boules, un peu plus tard.

Les échecs arrivèrent quand j'avais, je pense, environ six ans. J'étais intrigué par cette sorte de damier aux cases plus rares et plus grandes qui se cachait derrière l'autre. Mon père apporta un jour une boîte d'où sortirent le roi et la reine, les tours et les fous, et toute la suite. Pour bien préciser les choses, je voulus inscrire sur la boîte le titre de son contenu et j'y mis en m'appliquant : jue de chèce. J'avais déjà le souci de l'orthographe et je savais que le mot jeu comporter un u et un e, malheureusement j'en ignorais encore l'ordre.

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Mon père m'apprenait aussi à lire et à compter. À trois ans, quand il me portait sur ses épaules, dans la rue, j'épelais les mots des enseignes. Avant six ans, il m'avait poussé jusqu'à la multiplication. Et autant qu'il m'en souvient, il m'induisait aussi à réfléchir et à raisonner, il en appelait volontiers à mon bon sens.

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Il était très vif et doux, bon et peu expansif en ses sentiments. Le bon sens et la justice lui paraissaient des choses de valeur absolue et il était intransigeant pour ce qui touchait à la probité et à la véracité. Quoique son commerce fût de petite importance, il était classé parmi les négociants de premier ordre et me le dit un jour avec satisfaction. Volontiers ironique, avec beaucoup d'entrain et assez porté à la gaieté malgré des opinions plutôt pessimistes sur les hommes et sur les choses de ce monde.

Il avait le respect et la curiosité des choses de l'esprit, des lettres et des sciences, des arts, des livres. Il était heureux de posséder le Dictionnaire de la conversation, encyclopédie vieillie aujourd'hui mais où l'on peut lire encore avec plaisir et profit certains articles, et il trouvait des renseignements sur ce qui l'intéressait. La question de l'homme préhistorique l'avait passionné et il m'en parlait aussi. J'avais trouvé quelques éclats de verre qui simulaient très bien à mes yeux les haches de pierre de mes ancêtres. Jusqu'à sa mort, il s'intéressa à de semblables lectures. Il fut grand admirateur de Molière et de Paul-Louis Courier.

En 1869, il quitte son commerce. Je crois qu'il n'avait pas pris d'autres vacances que les dimanches depuis son voyage à Paris de 1844. Il vint passer les vacances avec moi, chez son frère, l'oncle Casimir. Je me réjouissais fort d'aller me promener, pêcher et chasser avec lui car il m'avait promis de m'emmener. Et il me passait quelquefois le fusil. J'avais treize ans, dès mon premier coup, je tuai une pie grièche posée sur un mûrier dans un pré. Je n'en fus pas peu fier, et je me réjouissais d'apporter à la table de famille un rôti dont j'aurais ma part. Mais une mouche déposa ses oeufs sur la bestiole et j'en fus dégoûté. Les mouches abondent dans ce monde.

Mon père m'éleva avec douceur, et me laissa toujours le plus de liberté possible. Il aimait à faire appel à mon bon sens, à me persuader, à me convaincre que je ne pouvais penser autrement. Il n'était intraitable que sur quelques points, comme la véracité, la probité, la loyauté. Je ne me rappelle pas avoir reçu de lui aucune tape. Pourtant il pourrait fort bien m'en avoir donné, car il était vif ; ce fut au moins bien rare. Je sais qu'une fois il engageait ma grand-mère à m'en envoyer une. J'avais peut-être été impertinent avec elle, et certes il ne me l'était point passé. Ma grand-mère était profondément respectée de ses trois enfants. Ils ne la tutoyaient point, ce qui était fort rare, presque sans autre exemple, dans notre milieu, et lui témoignaient la plus grande révérence. Mon oncle Casimir, d'humeur vive et indépendante, fort brave homme d'ailleurs, emporté, bon et droit, avait une voiture et un cheval. Il prenait toutes les ruses possibles pour que ma mère l'ignorât, car elle n'aimait pas cela, craignant, je pense, quelque accident. Et par exemple, en revenant de la campagne, il tâchait d'arriver à Nîmes à la même heure que la diligence pour que son entrée chez nous n'éveillât aucun soupçon. Quand nous revenions ensemble, il me semblait que la voiture qu'il conduisait lui était prêtée par un voisin.