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couverture de la revue Le Spectateur

Si les mots sont des signes (suite)

Jean Paulhan

article original, Littérature n° 15, juillet-août 1920

Si les mots sont des signes ou Jacob Cow le Pirate

(Suite)

Or, tous trois cependant se devaient entendre sous le mot “ lecteur ”. A quoi tient la démonstration : elle ne reçoit sa valeur et son sens propre qu'à la condition de paraître dire d'abord un peu plus qu'elle ne tient.

Nous penserons : “ L'on a voulu se jouer de nous ”, tout sera dit.

Elle ne serait pas réclame, si chacun pouvait facilement se débarrasser d'elle. A l'observer sans malveillance, l'on éprouvera sa vertu : elle est que notre première erreur, pour une part, nous compromette, et plus loin nous engage à faire que n'importe quel lecteur (et celui par exemple dont nous disposons : nous-même) obtienne pour rien... Ainsi nous invite-t-elle à la faire vraie.

Tout se passe comme s'il nous était peu naturel d'admettre, sous le mot unique de lecteur, quelques réalités, et précisément de tenir ce mot pour un signe.

III. RUSE DE MARC-AURELE

Je me suis souvent demandé avec étonnement, écrit Marc-Aurèle, pourquoi chacun de nous s'aime plus que tous les autres, et attache cependant moins de prix à son propre jugement sur soi-même qu'à celui des autres. Il est certain que si un Dieu ou un maître sage P. 16 venait nous ordonner de ne jamais rien concevoir, ni rien penser en nous-mêmes sans aussi-tôt l'exprimer au dehors, le crier même, nous ne le supporterions pas un seul jour. Il est donc vrai que nous appréhendons l'opinion du voisin sur nous-mêmes plus que la nôtre.

L'on éprouve du raisonnement le passage, et l'endroit difficile. Il faut admettre, ou le reste s'effondre, que c'est sur la même pensée que les autres se prononcent, et nous - et donc que cette pensée se peut, à volonté, porter du dedans au dehors, ou l'inverse : les mots ne marquent pas sur elle, ces mots sont comme s'ils n'étaient pas.

(Je suppose qu'une idée aussi aiguë, et à chaque instant menacée, faisait le souci de Marc-Aurèle. Seulement il la voulait faire passer en proposant à l'attention un paradoxe plaisant.)

Les jugements communs sur le mensonge ou la sincérité supposent le même fond : c'est à savoir que l'on parle sa pensée directement, sans intermédiaires, plutôt que de parler ses mots (dont l'enchaînement et les jeux peuvent suivre des lois différentes, donner trois cents combinaisons inattendues.)

Il vient de là quelques sentiments : celui, entr'autres, de la duplicité du menteur qui dans le même moment, suppose la morale, pense le vrai et dit le faux - (mais il suffit d'une légère habitude du mensonge, pour reconnaître ici une illusion misérable). Et tous autres jugements dûs, comme il arrivait pour la réclame du sucre, à ce que nous nous conduisons avec les mots comme s'ils étaient les choses mêmes.

IV. RAISON DE LA RIME.

Agrys, lorsqu'il a suivi depuis les Romains les aventures d'un mot, parle fièrement de son sens véritable : la religion, dit-il, est lien des citoyens, puisque religio... (il espère ainsi mieux connaître la chose dans le même temps que le mot).

Mais qu'est-il besoin d'aller chercher Agrys. Myre dit : “ On a bien raison de les appeler des protestants, ils protestent tout le temps ” et Béril : “ Savez-vous pourquoi je ne peux pas souffrir les menuisiers ? C'est parce qu'ils me nuisent ”. Répondra-t-on que Béril veut rire, je ne suis pas sûr qu'Agrys parle sérieusement. Toute la science du monde quel droit peut-elle ici fonder ? Tel mot a changé de sens, c'était pour échapper à sa première erreur ou confusion (ainsi ne trait-on plus une image, les cheveux, les yeux de la tête, mais le lait seul) ; tel autre, ç'a été à la faveur d'une confusion nouvelle, d'un jeu de mots : en sorte que l'étymologie exacte nous va renseigner sur son sens moins exactement que ne fait l'étymologie supposée (legs, de la sorte, ne reçoit pas sa signification de laisser, dont il sort, mais de léguer, qu'il imite).

Il reste que cette éymologie, où elle use de mots épuisés, court peu le risque d'être prise en défaut : nul de ces mots que l'on puisse retrouver, l'instant d'après, muni d'un sens trop différent (comme il arrive pour le calembour) - Mais ceci est déjà question de mesure, et de réussite : et précisément de la réussite de cette conviction, de ce souhait - dont relèvent pareillement l'analyse du grammairien, les jeux de mots divins de la Pythie - que les pensées et les mots sont confondus au point qu'il n'est pas un fragment de mot qui ne conserve, en toute aventure, SON fragment de pensée.

L'on parle volontiers du charme de la rime : faute, peut-être, de raisons. Il ne nous surprendra pas, il entre dans la ligne exacte de nos remarques, que la tâche de cette rime soit de fonder, pour un moment, une prétention des sons voisins aux pensées voisines - et flatter par là notre souci d'un langage parfait. On ne lui ferait point reproche, à l'occasion, de nuire au sens, si l'on n'avait compté qu'elle le favoriserait. L'on n'aurait pas cette déception, si l'on n'avait eu cet espoir.

(A suivre)

JEAN PAULHAN.

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