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couverture de la revue Le Spectateur

Si les mots sont des signes (fin)

Jean Paulhan

article original, Littérature n° 16, septembre 1920

Si les mots sont des signes ou Jacob Cow le Pirate (1)

(1) Voir les nos 14 et 15.

(Fin)

V. JACOB COW LE PIRATE.

Mac Orlan avait coutume de raconter qu'étant tombé, avec ses marins et ses nègres, aux mains de Cow, ce pirate les fit ranger sur le pont. Il passait ensuite de l'un à l'autre :

“ Comment t'appelles-tu ?

  • Dick Smith, de Chicago.

  • Bien. A la mer ! ”

On jette Dick Smith. Quand c'est au tour de Mac Orlan :

“ Je m'appelle Jacob Cow ”, dit-il.

Alors, tant est grande la terreur que ce nom inspire, Jacob Cow lui-même regagne en hâte son bateau corsaire, fait larguer les voiles et disparaît.

Nous en usons avec les mots comme si Jacob Cow à chaque fois devait s'enfuir. Aussi bien est-il des termes défendus, ceux qui touchent aux diables et aux bêtes dangereuses. Belette n'offre qu'un compliment : petite belle l'autre nom étant égaré. Les anciennes maladies qui reviennent, c'est sous de nouveaux mots : la censure, l'an dernier, interdisait que l'on parlât de peste. Et les jeunes filles, à qui l'on parle la première fois, refusent de nous abandonner leurs noms (redoutant de donner ainsi quelque prise sur elles). “ Je n'avais jamais eu le cafard, dit Alcée, avant de connaître le mot ”. Etrange exigence, à tout moment menacée, à tout moment maintenue : nous ne supporterions plus de parler, faut-il croire, si les mots un instant cessaient d'être les choses mêmes.

  • Cow cependant, dans le vrai ne s'enfuit pas. Béril ne se laisse pas séduire à la rime, non plus qu'à la réclame du sucre. “ Ils nous achètent ”, pense-t-il.

Sans doute ; et la réflexion de Marc-Aurèle n'est point telle qu'on ne la puisse aisément réfuter. Le calembour est peu considéré. Par où l'on remarquerait que les cas, où l'on supposait prendre sur le fait cette confusion des mots avec les choses, étaient aussi bien ceux où la confusion déjà menaçait ruine : comme si son défaut seul, et déjà sa fissure retenait notre attention.

Notre exigence aussi bien, avec ce défaut, prend un nouvel aspect.

VI. FLATTERIES AU LANGAGE.

Mire parle, et se laisse parler. Sans effort, il déplace et rapproche ou bien écarte les villes, de l'or les jours ou les nuits. La langue cependant vient à lui fourcher, et nous demandons : “ Est-ce bien ce mot qu'il cherchait ? ” Quelque auditeur se plaint : “ Nous ne nous entendons pas, réplique Mire ; comprenez mieux mes paroles, j'ai voulu dire... ” Aussitôt se montrent les mots, et tels que des signes : c'est ou le sens se trouve menacé, ne joue pas, retombe de son haut, de façon que l'on y distingue la pensée d'un côté, de l'autre le mot inerte. Comme un joueur de tennis, qui vient de manquer son coup, regarde avec étonnement un bras, une raquette, tout à l'heure parties de lui, à présent étrangers, et faits d'une matière difficile.

L'idée du signe porte, à côté de cet échec et juste à son occasion, la marque d'une confiance. Elle nous informe que les mots, quoi qu'il en semble - et celui-là même qui vient de décevoir - appartiennent aux idées, qu'il est entre eux une convenance naturelle, qu'ils vont refaire sens. Idée pratique, de défense, et non pas la simple observation que l'on avait pu croire ; elle répète : chaque idée a son mot, chaque mot son idée. Un peureux ainsi se dit : “ Comme je suis calme, s'est surprenant comme je suis calme ”, et s'encourage.

Par là se réjoignent les faits que tout d'abord l'on opposait. C'est bien parce qu'ils veulent le rendre signe, et sur lui obtenir ce succès, que Cilia et Atlys, à partir du mot qui les déroute, vont imaginer quelque pensée, dont ce mot ne soit plus que l'apparence ; telle est leur défense contre un langage, dangereux ou gênant, où il se P. 35 doit remarquer pour tel, au point qu'il convient de dire que les gens parlent et s'expriment contre ce langage - au lieu que ce soit par lui.

Tel homme pratique estime que l'humanité, dans son ensemble, est composée de canailles ; il ajoute que chaque canaille est bonne à quelque chose, quand on sait la prendre. Or notre idée du signe relève d'une sagesse de même ordre. Je veux qu'elle nous évite de lourdes déceptions : tout de même, trop défiante, soucieuse toujours d'imaginer le pire, elle néglige la première ressource des mots, leur naïve ressource.


(Ces deux hommes qui se rencontrent, et disent : “ Comment ça va ? - Ah, Sadoul a été condamné à mort ”, ou cette jeune femme à son ami : “ On m'appelle qui ? - Georgette chère, Georgette en or - L'avare ! Pas plus ? ”, il faut admirer à quelle réalité leur langage du premier coup atteint. Où les oeuvres littéraires, qui devraient prétendre à une réalité voisine, ou plus indépendante encore, cependant semblent hésitantes, et comme effacées, l'on insinuera que c'est pour avoir trop facilement accepté comme idéal cet état du langage le plus faible, où les mots à chaque moment font signe de nous manquer,

et le seul dont tiennent compte les doctrines suivant lesquelles l'écrivain exprime les choses, ou s'exprime lui-même, la sincérité est sa vertu maîtresse et l'émotion son état de grâce, plus elle est intense, et, dit-on, personnelle - quelques autres encore...)

JEAN PAULHAN.