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couverture de la revue Le Spectateur

Si les mots sont des signes

Jean Paulhan

article original, Littérature n° 14, juin 1920

Si les mots sont des signes ou Jacob Cow le Pirate

A Monsieur Paul Valéry

Il est difficile de parler des mots de façon détachée, comme un peintre décrit le broyage des couleurs : ils touchent de trop près à notre vie, et tantôt favorables ou néfastes, ou bien insensibles et se refusant à porter sens. Ainsi se trouvent-ils mêlés à notre souci de les faire servir, et connus à travers ce souci.

Plus haut, il n'est pas de différence visible, et de fossé, du mot à la phrase, de la phrase au récit. L'écrivain, qui se paraît à lui-même faiseur de langage - comme il arrive à l'enfant, ou dans notre langue à l'étranger - c'est en imitant sa première opinion sur la nature et le jeu des mots qu'il se prévoit ou se compose.

D'où vient la gravité de cette opinion, et la portée singulière de toute erreur qu'elle peut enfermer.

I. SI LES MOTS SONT DES SIGNES.

L'on suppose le plus volontiers - j'entends les grammairiens ou les critiques - que les mots servent aux gens à s'exprimer. Ils sont signes de pensées ; et, avec eux, ces jonctions et ces fibres qui les viennent unir en toute phrase ; et jusqu'à leurs plus menues variations : l'imparfait du verbe, dit la grammaire, exprime...

Une pareille idée du signe n'est pas si tranchée qu'elle ne puisse offrir double figure : de méfiance à l'égard des mots isolés. Car ces mots ne se suffisent pas, mais la pensée, que l'on découvre sous eux, est seule raison d'être et source de leur sens. Hors de cette pensée, ils nous peuvent abuser : “ Ce ne sont là, dit-on, que des mots... ”, ou : “ réfléchir avant de parler ”.

et figure de confiance pourtant, aussitôt que l'on a réuni la pensée au mot. Il semble alors que chaque mot se puisse éclairer de cette pensée ; (il n'en est pas d'irréductible : l'on a peine ainsi à supposer une phrase qui ne voudrait rien dire du tout). Ou bien, à l'inverse, que toute pensée possède son mot. “ Cherchez le mot propre ”, conseillent les critiques, et : “ Tout peut se dire ”.

Cette façon de voir entraîne quelque obscurité. Si le mot est apparence, l'idée réalité, il devient délicat d'expliquer que cette idée parfois suive le mot, sorte de lui, le traduise. Cilia, qui tâche à expliquer au médecin le mal dont souffre son enfant, à mesure qu'elle parle découvre sa crainte véritable, et s'étonne d'elle-même. Ou bien Atys, lorsqu'il est parvenu à dire à Chryse : “ Alors tu as menti ”, chacun d'eux recompose à partir d'un mot sa réelle pensée. Leur idée est signe ici de ce mot, et manière de le partager, loin que le mot le soit de l'idée. (De tel poète encore, nous savons qu'il est d'abord jeté parmi les mots, les presse, les épie, les attend).

II. CINQ KILOS DE SUCRE POUR RIEN.

L'opinion comme la critique se peuvent dépasser : c'est où l'on saisit l'usage spontané des mots, grossier, sans réserves.

L'on a vu :

CINQ KILOS DE SUCRE à tout lecteur de “ L'AVENIR ”

Démonstration

Un acheteur au numéro débourse par an 365 exemplaires à 0 fr. 10, soit .... 36 50

Un abonnement d'un an pour Paris coûte .... 25 ” soit 36 ”

et donne droit à un achat de 5 kil. de sucre à 2 fr. 20 le kilo .... 11 40

C'est donc POUR RIEN que tout lecteur de “ L'AVENIR ” peut obtenir 5 kilos de sucre.

Il est sensible que le seul lecteur qui obtienne, à peu près, cinq kilos pour rien, est l'acheteur au numéro qui s'abonne, à la faveur de ce changement. L'abonné peut bien dépenser onze francs, s'il veut du sucre, et l'acheteur au numéro le plus fidèle n'aura rien.

(A suivre.)

Jean PAULHAN.

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