Sur les pentes inférieures, Préface
Jean PaulhanPaul ÉluardC'est l'infortune de la poésie que ceux qui la prennent au sérieux ne la prennent jamais tout à fait au sérieux. Ils lui accordent, sans doute, qu'il faut être fou un instant. Mais ils n'acceptent pas d'être eux-mêmes assez longtemps fous pour devenir ensuite tranquillement sage.
Les savants admettent des événements aussi bizarres que la variation des formes (par exemple). Puis ils cherchent avec patience comment les pieds du cheval ont dû changer, ou les yeux de la carpe. Mais les critiques, lorsqu'ils ont une fois soupçonné qu'il est donné aux poètes de lire l'avenir, sont ravis de leur audace. S'en tiennent là. Attendant vaguement que les poètes leurs soient reconnaissants du cadeau.
Or c'est ici que tout devrait commencer au contraire, et les poères sont ingrats : ils ont bien raison.
Ceux que groupait Dada dès mil neuf cent vingt, plus tard le surréalisme, n'avaient pas une idée commune ; pas une intention. Leur doctrine était vague (mais ils ont heureusement ignoré leur doctrine). Leur science du monde n'était pas neuve (mais ils n'ont tenu aucun compte de leur science du monde). Pourtant, leur conduite était évidente, leurs décisions simples. De toute évidence, ils savaient à quoi s'en tenir.
Tant de désespoir au lendemain d'une victoire, tant d'oublis mais d'ardeurs, tant de tabous, d'ordres et de mots d'ordre, jusqu'en amour l'organisation méthodique des Compagnons-du-Désastre, ne laissent pas de doute. Ce qu'ils voyaient, chacun l'a vu vingt ans plus tard.
Paul Éluard a conservé la patience éclatante que nous lui connaissions. Une entreprise ruineuse, qui ronge autour de la poésie tout ce qui fut la poésie, perd auprès de lui ses terreurs, puisqu'il ne redoute ni le récit et la fable, ni l'énigme et le proverbe, ni la partie grise et le vers doré. Ni même, je le dirai, l'éloquence.
On a pu le juger mièvre : c'est qu'il éprouve les influences subtiles. Grandiloquent : il tolère les malheurs colossaux. Incertain : c'est qu'il tremble de voir à quel point la vue que chacun, vous ou moi, a le droit de prendre du monde, nous est devenue impossible. Mais il porte la patience jusqu'à lui rendre ses chances. Il n'a jamais été trop vaincu.
Naturel comme la confiance, sans doute méritait-il de garder le don. Je ne puis le lire sans le croire.
*
[Dans Jean Paulhan O.C. IV, p. 273-274, le même texte est repris, daté 1942-1950, avec un paragraphe supplémentaire] :
Dès qu'il ouvre les yeux, la lumière paraît neuve. Quels mots bien posés, quelles lèvres fraîches ! Même une patience éclatante ne désespère pas de transformer l'énigme, le proverbe, et jusqu'aux vers dorés :
Le cœur à ce qu'elle chante
Elle fait fondre la neige
La nourrice des oiseaux.
Je ne sais, nul ne saura jamais, si le poète a mené à bien, dans sa maturité, l'opération secrète qui le conduisait vers ce point de la conscience où la réflexion, ni même l'intuition ne peuvent atteindre. Alors, j'entre dans ce curieux domaine sans limite où nul écrivain ne s'était encore introduit. La poésie d'Éluard est, comme la nuit, sans rivale.
*
[Jean Paulhan, préface à Sur les pentes inférieures, plaquette composée de sept poèmes écrits par Éluard dans l'hiver 1940-1941, et publiés en avril 1941 aux éditions La Peau de Chagrin. Repris dans Éluard, OC I, p.1059-1060]
(Annexe V de la Correspondance P. Éluard & J. Paulhan, p. 198, Éditions Claire Paulhan).