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Portrait de Guéhenno

Lettres à Jean Guéhenno

Jean PaulhanJean Guéhenno

6 septembre 1937
Parfois, je vous en veux de tant vous souvenir. Je me dis : un bourgeois devenu ouvrier, et qui n’arrêterait pas de se rappeler qu’il a été bourgeois, comment lui pardonnerait-on ? Puis je me suis laissé reprendre. Vous fâcherai-je si je vous dis qu’il y a bien du charme, qu’il y a un charme terriblement prenant dans ce que vous écrivez – que peut-être ne l’ignorez-vous pas tout à fait. Que sans doute ce charme est-il la preuve qu’il y a du moins un plan où vous êtes sans mémoire… et d’ailleurs la comparaison avec le bourgeois devenu ouvrier n’est pas tout à fait juste.

Jean Paulhan-Jean Guéhenno, Correspondance 1926-1968, Gallimard, 2002,

3 décembre 1958
Comprends ce qui me gêne un peu dans ton optimisme : c’est d’une part évidemment que nous avons tous deux bien « réussi » (comme on dit horriblement) : ton père, le cordonnier, mon grand-père le petit épicier, seraient épatés de voir les bourgeois (et même les grands bourgeois ) que nous sommes devenus. Donc l’optimisme nous serait naturel.
Pourtant songe d’autre part que si l’ouvrier, le paysan, l’homme moderne est assez bien protégé contre les maux de dents, il ne l’est guère contre les déplacements en masse ; s’il est protégé (dans une certaine mesure) contre la tuberculose, il ne l’est pas du tout contre l’esclavage, l’extermination, la bombe atomique, le tapis de bombes. Comme on l’a bien vu. Alors, avant de me déclarer satisfait, je demande à réfléchir. Ou plutôt je suppose que nous avons tous perdu au change. […] …Que nous avons tous perdu au change – et donc qu’il y avait à la base quelque erreur, quelque faux point de vue.

Ibid.