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la nouvelle revue française

Lettres de Jean Paulhan à Gabriel Bounoure

Jean PaulhanGabriel Bounoure

(Voir les lettres de Gabriel Bounoure à Jean Paulhan sur le site Obvil)

Le 21 janvier 1929

Mon cher ami,

Merci de m'avoir laissé libre. J'ai donc envoyé à l'impression, d'une part le passage qui commence par : "Suarès se faisant poète au royaume des Ashikaga, ce n'est point par mystification..." et s'achève sur : "La beauté de style... se retrouve ramenée à une modestie pleine d'ivresse qui... semble recréer les moments les plus ténus du devenir" ; d'autre part le passage qui commence à : "Il faut donc en Suarès considérer le masque comme vrai" et s'achève avec la fin de votre étude. Il me semble que leur réunion forme parfaitement un tout. Mais dites-moi là-dessus bien franchement votre sentiment.
Ainsi réduite, votre note demeurera sans doute la plus longue qu'ait jamais publié la nrf. Ce n'est point là une critique : songez seulement qu'elle me vaudra des reproches de la part de tous ceux de nos collaborateurs que je prie fermement, quelle que soit à leurs yeux l'importance de l'ouvrage dont ils traitent, de ne pas dépasser deux, ou trois pages. Je leur répondrai : "Il s'agit de Suarès — mais d'un Suarès, diront-ils, accidentel, à propos d'un livre que personne n'a vu — si personne ne l'a vu, c'est une bonne raison pour en parler plus longuement ; lisez Bounoure : il ne parle que d'un Suarès essentiel." Je l'emporterai donc (et que toutes ces questions sont déplaisantes !), mais j'aurai à l'emporter.

Quand m'enverrez-vous votre Fargue ? (et voudrez-vous bien tenter, d'une part, de n'y pas dépasser douze pages ; d'autre part, de le "traiter" en article, plutôt qu'en note.) J'en suis extrêmement impatient ; je ne suis pas le seul.
Et les autres notes ? Jouve, Dalby, Guy Lavaud, Guéguen, Chabaneix (qui vient d'avoir le prix Moréas), Salmon — parmi lesquels Salmon et Jouve au moins me semblent assez importants. Je vous en prie, ne tardez pas à nous les envoyer.
J'espère obtenir enfin les pages supplémentaires que je réclame, et pouvoir transformer en chronique vos notes. Mais enfin, rien n'est moins sûr.
Peut-être pourriez-vous songer aussi, pour le début de 1930, à un article sur Suarès.
Je songe à composer un numéro d'hommage à Claudel. Je pourrais en ce cas compter, n'est-ce pas, sur un article de vous, de six à huit pages ? Je vous en parlerai encore.
Qu'avez-vous pensé d'Opales, et ne voudriez-vous pas en parler dans la nrf ?

*     *     *

Ne me ferez-vous jamais rien lire de vous, que des notes.
— il me serait nécessaire de connaître votre sentiment sur mon prochain carnet, où je tente, à propos de Valéry, d'établir ce qu'a d'injuste, et exactement de faux l'idée de faussaire appliquée à un écrivain, (par exemple, pour les poètes, celle de versificateur, etc). Pardonnez-moi de vous le demander. Je ne puis vous dire à quel point ce que vous m'avez écrit du Défaut m'aide et me fortifie.

— Port-Cros, nous l'avons trouvé, il y a vingt jours, couvert de neige. Les indigènes, surpris, feignaient de croire que ce fût de la manne et la saupoudraient, avant de la goûter, de sucre en poudre (mais il faut se défier des ruses méridionales). Les arbres semblaient laisser voir entre leurs branches, tant de jour que l'on pensait ne plus voir la montagne. C'était un jour trop blanc.

— Dites-moi aussi ce que vous penserez du Nemrod de Schwab.

Je vous envoie beaucoup de vœux, et mon amitié,

Jean Paulhan.

Faut-il vous donner une nouvelle secrète. Jouhandeau est fort amoureux de la danseuse Caryathis, et fort aimé d'elle.

*
*   *

Le 3 août [1929]

Cher ami,

Je n'ose pas vous parler du grand plaisir que nous aurions, Supervielle et moi, à vous voir venir à Port-Cros avant la fin de septembre. Pourtant, est-ce toupt à fait impossible ? Je pense bien que vous ne rentrez pas en France pour voir la Méditerranée : nous vous la cacherions, et, de la vigie tout au moins, l'on se sent familier avec la côte des Maures (ou plutôt leurs forêts) et les Alpes. Enfin, dans une île, la mer se contrarie elle-même, les vents s'y croisent, l'on vit dans un air frais et changeant.
Merci de vos grandes belles lettres.

*     *     *

Je tiendrais beaucoup à avoir une note de vous sur Lochac. Je ne pouvais refuser de publier ses poèmes à l'enthousiasme, aux raisons, à l'insistance de Larbaud. Mais je voudrais que, de votre côté, vous vous expliquiez nettement (et je me sens, je crois, bien plus près de vous que de lui).
Quant au Romains de Prévost, je l'ai peu lu. Je ne suis jamais parvenu à être touché par Romains, qui me semble intelligent et infiniment estimable, mais que je ne "tolère" pas.
Peut-être avez-vous aimé l'Ecuador de Michaux, le Mouloud de Grenier. Je crois aussi que Marc Bernard sera quelqu'un. Et la nrf va donner une "histoire de famille" de Limbour, qui me paraît merveilleuse.
Je vous en prie, donnez-moi bientôt des notes : le Paradis de Jouve, les Carreaux de Salmon, le Lochac, tant d'autres...
Notre comité a très sévèrement jugé le poème de Hoppenot. Hoppenot, à qui j'ai fait part de ce jugement, l'a très mal jugé à son tour : il m'écrit que la nrf ne peut refuser une œuvre "qu'elle a sollicitée". Dites-moi donc, je vous prie, si vous avez demandé ou reçu Retour d'une manière qui impliquerait sa publication. Et, bien entendu, je m'en tiendrai sur ce point à votre décision.
Jules Supervielle n'a pas reçu les poèmes dont vous me parlez, à la fin de votre denrière lettre.
J'attends impatiemment votre Valéry.

*     *     *

Songez un peu à la nrf, dont vous êtes le directeur poétique, pendant vos vacances. Suarès n'aurait-il rien à nous donner ? Vous le rencontrerez je pense.
Mais surtout, que nous puissions nous voir ! Je serai à Port-Cros jusque vers le 21 septembre, puis à Paris. Et vous ?

Je vous envoie de grandes amitiés,
Jean Paulhan

La Vigie
Port-Cros
par les Salins-d'Hyères (Var)

J'attendrai votre note sur Opales;
votre note aussi sur l'Oiseau noir dans le soleil levant.

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*   *

Le 26 novembre [1929]

Cher ami,

Quelques poètes que votre Chabaneix n'a pas découragés attendent impatiemment que vous parliez d'eux. Ce sont, par ordre d'impatience, Castagnou (dont la lettre est ci-jointe), Jouve, Neveux, Mélot du Dy. Et moi, je voudrais bien aussi avoir un Claudel (de la longueur qu'il vous plaira) puis un Lochac.
N'oubliez pas la nrf. Votre Salmon paraît le premier décembre. Pour le Desnos (que vous m'avez envoyé plus d'un an après la publication du livre) ne voudrez-vous pas attendre encore deux ou trois mois ? Les poèmes de Desnos vont être réunis en volume et vous pourriez ajouter quelques mots à leur propos.
Je vous reparlerai du Valéry (Voici franchement ce qui m'y gêne : P.V. a marqué du Carnet où je le critiquais une telle peine, ou une telle mauvaise humeur que je crains tout ce qui aurait l'air, de la part de la nrf d'une sorte de rancune). Mais accepteriez-vous que j'y fasse quelques coupures ? Et pardonnez-moi.
Je suis affectueusement vôtre. Donnez-moi des nouvelles de votre santé. Et excusez-moi de vous envoyer cette lettre écrite à la machine.

Jean Paulhan.

[manuscrit :]

Jean Grenier, qui est agrégé, ancien élève et professeur de l'École de Florence, désirerait être nommé à Beyrouth. Est-ce possible, et que devrait-il faire ?
Supervielle voyage dans le Béarn. Qui douterait de la sincérité de Jouhandeau, depuis qu'il promène avec lui la statue du vice. Nous étions chez Gide, l'autre soir : lecture d'un inédit de Sade (c'est la première version de Justine, qui me semble admirable). Caryathis a gardé toute la soirée une admirable fixité.

Ne me ferez-vous jamais lire de vous que des critiques ? Mais surtout, dites-moi si vous êtes tout à fait guéri.

Je suis à vous affectueusement,

J.

N'y a-t-il pas de livres que vous désiriez ? J'hésite à vous faire envoyer tous les livres que publient les éditions, il y en a trop, et trop inégaux. Mais vous devriez joindre à chacune de vos lettres une petite liste.

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*   *

Lundi 7 [ janvier 1930 ?]

Cher ami,

Nous voici rentrés à Paris après trois jours passés, en compagnie de Julio, aux Baléares, où nous avons vu des champs de moulins à vent et des forêts de figuiers de Barbarie, le tout dans une lumière si nette et dure qu'elle donnait au moindre figuier l'aspect d'un événement. Nous avons aussi vu un homme singulier, Ramaugé, qui transforme en escalier monumental une montagne, dont il s'est rendu acquéreur. Il est peintre, et l'on peut redouter qu'il couvre un jour son escalier de fresques. Mais nous sommes venus avant les fresques, et l'escalier était assez émouvant.

Ne viendriez-vous pas bientôt à Paris ? Il est agréable sans doute de vous savoir près de nous, dans une sorte de grande banlieue ; mais c'est un plaisir dont nous nous lasserons vite.

Quant à Port-Cros, il nous semble déjà loin. Vous en auriez aimé la sauvagerie le ciel, le silence. Je pense que vous les aimerez un jour, quand vous aurez renoncé à abuser de la Méditerranée.

*     *     *

Je vous en prie, envoyez-moi assez tôt pour que je puisse les donner dans la prochaine nrf, soit votre note sur Jouve, soit celle sur Claudel. (Je veux dire avant le 12 octobre). Je n'attends, pour donner le Max Jacob, qu'un nouveau livre de Max. Quant au Valéry...
puisque vous me le proposez vous-même gentiment, donnez-moi quelques semaines encore, je vous prie ; j'hésite un peu devant la rupture définitive de P.V. avec la nrf (revue et éditions) qui s'en suivrait — et dont le premier effet serait évidemment une démission que je ne pourrais pas ne pas proposer. Ce sont évidemment là des raisons assez minces. Mais vous-même m'invitez à les examiner. Peut-être pourrai-je vous proposer une ou deux suppressions, certaines coupures... Dites-moi ce que vous en pensez.

Je vous envoie aussi la grande gaîté d'Aragon. Et les notes brèves, que vous m'aviez promises ?

*     *     *

Merci de votre lettre, et du récit de cette extraordinaire visite de Jouhandeau. Je vous écrirai mieux dans quelques jours. Mais ne tardez pas à venir nous voir, et soyez sûr de mon amitié bien vive,

Jean Paulhan.

A vrai dire, je ne suis pas encore très sensible aux poèmes de Georges Shéhadé. Mais je m'y remettrai.

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vendredi [ octobre 1931 ?]

Cher ami,

Voici un mot de Gabriel Marcel. Mais l'on ne cesse pas de me parler de votre Claudel.

Voici aussi les derniers poèmes d'Eluard. (peut-être ne les aviez-vous pas reçus). Pourquoi Eluard ne devient-il pas le très grand poète qu'il eût dû être ? Il y a beaucoup à songer là-dessus.
Il pleut et même, par caprice, il neige. Je déjeunais hier avec Jules Supervielle. Que n'y étiez-vous. Un mot mystérieux de M. J. me donne à entendre qu'il s'est séparé "pour toujours" de Caryathis. (que cela soit, je vous prie, entre nous). N'oubliez pas la nrf ; surtout, ne m'oubliez pas,

J P

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29.XII.1952

Bien cher ami,

Je n'aime pas à la folie ce treizième mois de l'année, qui est affairé et pas mal humide. Mais il tire à sa fin. Et vraiment l'on peut s'attendre à toutes sortes de choses aimables des mois qui vont le suivre. Recevez, avec mon amitié, mes vifs souhaits.

*     *     *

Donc la nrf a reparu. Cela fait un numéro (à mon sens) un peu trop massif, avec trop de grands noms. Le vôtre n'en est pas, et j'en suis malheureux.
Vous allez la recevoir. Que sera-t-elle ? Elle naît au milieu de conflits légèrement ridicules. Sera-t-elle de Droite ou de Gauche ? Il me semble que ce sont des mots sans grand sens. Il ne le semble pas à Malraux (entre autres) qui téléphone à Arland cinq fois par jour pour s'assurer que Montherlant, de tout le sommaire, est le seul "collaborateur" et nous menacer, au cas contraire, 1/ de retirer son article ; 2/ de quelques interpellations parlementaires.
Que ne puis-je répondre : "Mais nous avons G.B. ce dangereux révolté qu'il a fallu chasser jusqu'en Egypte..." Les pages que vous m'aviez promises me manquent. Envoyez-les moi bientôt, je vous prie. Songez aussi à la grandeur de Marcel, à Char, à qui vous voudrez.
Julio vient de nous quitter, pour aller aux environs de Tours. Marcel J. se croit — non tout à fait sans raison — délaissé, dédaigné par Robert. Il est étrangement désespéré.

*     *     *

Pourquoi ne sais-je pas faire des conférences ? Je tâcherais de me précipiter vers vous. (Mais le moment serait-il bien choisi ? Donnez-moi des nouvelles, de vos nouvelles.) J'ai gardé un grand souvenir de nos dernières heures de St Germain des Prés.

à vous avec amitié,

Jean P.

Peu d'invention dans les nouveaux jouets. Il y a pourtant un cheval (monté d'une écuyère) qui galope, et semble à certain moment près de s'envoler. Il ne s'envole pas, mais retombe à l'envers sur lui-même.

Faut-il demander des poèmes à Shéhadé ? Vous me répondrez oui, je pense.