Lettre à Julien Benda
Jean PaulhanCharles MaurrasJulien BendaPaul ValéryCher ami,
Il n'est pas exact de dire, comme vous le faites, que les Fleurs de Tarbes "prétendent établir une thèse". C'est tout le contraire : elles ne sont pas une thèse, elles sont une aventure. Une aventure dont je ne vois pas encore très bien comment elle finira, mais dont je vois très bien comment elle a débuté. C'et une aventure qui débute par une sorte de scandale.
J'admire l'intrépidité avec laquelle vous résolvez — ou plus exactement tenez pour résolus — les problèmes que la plupart des des linguistes et des psychologues ont aujourd'hui, de guerre lasse, renoncé à poser. Qu'il n'y ait "point de pensée sans mots" (par exemple), comme vous le soutenez, la chose est fort possible. Mais vous avez tort de croire que c'est une opinion admise par tous les savants. C'est le contraire. Victor Henry l'a longuement critiquée. Meillet l'appelle une superstition métaphysique. Brandstetter y voit l'effet d'une "confiance imbécile dans le langage". Vendryes évite même d'examiner un problème qu'il estime mal posé. Quant aux hommes de lettres, qui devraient pourtant avoir de la chose une expérience sûre, l'on voit qu'ils se partagent en deux camps, les uns tenant qu'ils pensent parce qu'ils écrivent, les autres qu'ils écrivent parce qu'ils ont pensé. Que nous en soyons réduits, sur une question aussi grave (et pour l'écrivain, aussi pressante) à des fantaisies personnelles, à des partis pris gratuits, avouez qu'il y a là une sorte de scandale pour l'esprit. Voici un cas où le scandale me semble à la fois plus menaçant mais plus facile à dénouer :
Quand j'observe, dans les Lettres contemporaines, certaine contrainte, certain mécanisme monotone et déplaisant — chose plus curieuse : quand je vois ce mécanisme ou cette contrainte jouer à l'endroit même où l'on dénonce d'autre part le stéréotype et la contrainte — je ne découvre rien de bien neuf. Il s'agit (en gros) de ce que Gide appelle romantisme ; de ce que Lasserre et Maurras appellent également romantisme (mais avec beaucoup plus de mépris) ; Paul Valéry, littérature de choc ; et le baron Seillière, impérialisme mystique ; et Clément Vautel, la littérature moderne ; et vous-même Belphégor. Ce n'est pas beaucoup plus malin de l'appeler Terreur. Non. Mais c'est attirer l'attention sur un trait du romantisme (ou de Belphégor), qu'on n'avait pas remarqué.
C'est qu'il comporte (ou prétend comporter), sur le langage, moins une thèse qu'une suite d'observations — qu'il dépend de nous de refaire ; un enchaînement d'expériences — qu'il dépend de nous de recommencer ; bref une science de l'expression cohérente, précise, et qui s'offre aussi bien, comme toute science, à l'analyse, à la critique, à la confrontation.
Les Fleurs ne sont que cette critique, ou cette confrontation : patiente, méthodique, et, après tout, plutôt modeste. Si je découvre (ou crois découvrir) que l'observation prétendue des Terroristes se laisse réduire à un enchaînement d'illusions assez simples, mais aussi précises qu'une illusion d'optique ou de perspective — si j'admets plus loin que les Rhétoriques (qui nous semblent aujourd'hui des monuments d'absurdité) ont dû être inventées pour parer précisément à de telles illusions, je me garde d'en conclure — quoi que vous en disiez — qu'il faut donc se faire rhétoriqueur. Je ne suis pas si hardi. J'attends les Rhétoriqueurs à l'ouvrage. Je me propose d'examiner les raisons qu'ils nous ont de tout temps données : observations, expériences, conventions classiques — avec la même rigueur que j'ai fait les raisons terroristes. Je ne veux enfin retenir d'une première étude que les trois ou quatre illusions du langage, dont il me semble avoir démontré le caractère régulier. C'est beaucoup, après tout, si de telles lois, dans un domaine qui nous demeure, peu s'en faut, inconnu, se trouvent être précises et certaines. C'est peu, si l'on songe qu'il est plus dificile encore de suspendre notre langage que nos jugements, et que nous autres hommes de lettres sommes pressés d'écrire. Il vous étonne que mes critiques diffèrent sur la portée des Fleurs ; eh, c'est qu'ils sont plus hardis que moi, et tentent, en des sens divers, de transformer en technique une science — une ébauche de science.
Je ne puis encore les suivre, et je dois bien avouer que les Fleurs me demeurent une aventure, dont je ne vois pas clairement la fin. Reconnaissons du moins que c'est une aventure proprement intellectuelle.
Car il est deux sortes d'intellectualisme, dont l'une consiste à appliquer rigoureusement quelques principes — en général métaphysiques — que l'on a posés au début : sans la moindre preuve, ni la moindre démonstration. C'est l'intellectualisme des moralistes. C'est le vôtre. Mais il est un autre intellectualisme, qui s'en tient à l'observation patiente et à l'expérience méthodique, tente de dégager quelques lois, évite les partis pris, si séduisants soient-ils, et se garde le plus longtemps possible de conclure. Je voudrais que ce fût le mien. Je suis à vous cordialement.