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Portrait de Joë Bousquet

Lettre à Joë Bousquet

Jean PaulhanAlainJoë BousquetJulien BendaPaul Valéry

La lettre qui suit est reproduite en fac-similé dans le numéro d'octobre 1984 de la revue Terriers consacré à Jean Paulhan. Christian Liger en a fait la présentation qui suit.

Cette lettre inédite de Jean Paulhan à Joë Bousquet nous a été communiquée par Claire Paulhan, petite-fille de l'écrivain qui prépare la publication de cette correspondance.
Non datées, ces trois pages se situent à la charnière de deux moments de la réflexion langagière de Paulhan. Pendant les années 30-40, sa réflexion l'a amené à une version définitive des Fleurs de Tarbes, ouvrage paru en 1941 chez Gallimard.
En dépit des luttes, des engagements et des dangers de la guerre, Paulhan traque encore les mystères du langage, selon d'autres voies, de 40 à 45, pour aboutir à cet article des Temps Modernes auquel il est fait allusion ici : La rhétorique avait son mot de passe (Mars 1946).
Les études sur Valéry, Benda et Alain paraîtront respectivement en Août 46 dans La Nef, en Juin 48 dans Critique, et en hiver 50 dans Les Cahiers de la Pléiade. Mais elles sont d'ores et déjà en chantier en 1946.
La lettre publiée ici a donc le mérite d'être doublement unificatrice : D'abord, parce qu'elle s'explique sur le lien entre la "Terreur" et la "Rhétorique".
Ensuite, parce qu'elle traite les quatre articles sur Valéry, Benda, Alain et la Rhétorique — que l'on a fort justement publiés à la suite dans les œuvres complètes —, comme les chapitres d'une même réflexion, et peut-être d'un même livre jamais mené à terme.
Les thèmes du Don des Langues se sont ensuite imposés, conduisant Paulhan à ce qui est, sans doute et malgré tout, son dernier mot.

Christian Ligier

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Lettre
datée : Dimanche

J'ai tant de preuves que je ne me trompe pas que je garde tout mon courage. Mais c'est une passe assez dure.
Tu comprends, j'attaque la rhétorique de deux côtés à la fois :
a./ par la bande. Je prends les trois écrivains rhétoriqueurs de nos jours, qui par chance (comme s'ils s'étaient entendus) semblent s'être partagé la Rhétorique : l'un (P.V.) prenant le parti du faux, l'autre (Benda) de l'abstrait, le dernier (Alain) du banal, et je me demande ce que valent leurs preuves.
Or je trouve chez tous trois, à point donné, la même erreur (évidente), la même obscurité essentielle — dont il me faut bien admettre dès lors qu'elle joue un rôle dans leurs démonstrations. Or c'est une erreur dont l'effet est régulier : elle me fait entrer en doute sur la nature du fait de langage considéré, s'il est assemblage concerté de mots ou donné brut — et par là, me privant en quelque sorte de tout langage certain, me renvoie à une pensée pure, sans mots (puisque les mots viennent de lui manquer.)

(Ici, peut-être te rappelles-tu que j'arrivais avec la Terreur, sur des éléments du tout au tout différents, à une découverte analogue : et que les théories de Gourmont, Schwob ou Albalat, en soi indéfendables, avaient du moins cet effet commun de faire du lieu-commun ce qu'elles pensaient observer qu'il était : un pur mot, à quoi les idées manquaient.
Mais j'attaque aussi la Rhétorique de face : )

b./ J'observe que les rhétoriqueurs se sont toujours conduits comme s'ils formaient une société secrète — comme s'ils avaient un secret. Quel secret ? Je prends le parti de traiter la Rhéto comme un langage chiffré — de la décrypter.

(C'est ici que j'en suis. A dire vrai pour rédiger plus loin, j'aurais besoin d'un bon traité de décryptement et de quelques rhétoriques de plus. Je n'en ai apporté ici que cinq ou six. Mais j'en ai assez fait pour savoir déjà ce que je vais trouver : c'est que l'effet des Rhétoriques est en quelque sorte, sur chaque point étudié, de disperser le langage — permettant par là une pensée, pure de mots — en nous obligeant à penser de toute phrase apparemment brute, spontanée, d'un bloc qu'elle doit être au contraire assemblage artificiel, mais à l'inverse de tout apparent assemblage qu'il a dû être brut, simple, un.

Mais tu vois de reste où mes deux enquêtes se rejoignent, et ce qu'il s'en suit.
Je ne t'ai pas ennuyé ? Je t'embrasse

Jean