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portrait de Jacques Decour

Pour l'éloge de Jacques Decour

Jean PaulhanJacques Decour

Trois mois après l'armistice, j'ai rencontré Jacques Decour, rue de Vaugirard. Il passait à bicyclette, semblait pressé, ne donnait pas son adresse. Il eut le temps de me dire : « Après tout, La France a ce qu'elle mérite. » Et : « Pétain, autant cette honte-là qu'une autre. » D'accord pour la honte. Puis il fila sur sa machine.
Decour pensait qu'une patrie dont les lois sont injustes ne peut compter sur le dévouement des privilégiés, tout occupés de leurs privilèges, ni sur celui des victimes qui défendraient quoi ? Ce qu'elles connaissent par ouï-dire, on ne sait quel vague espoir. Moi, il me semblait au contraire que l'autre face du privilège, et sa contrepartie, pouvait être une abnégation sans limite. Mais c'est à lui que l'événement donnait raison.
Je revis plus tard Jacques Decour quatre ou cinq fois par semaine : chez Jean Blanzat chez Debû-Bridel, chez moi, au café de La Frégate, et même un jour à la NRF. On préparait le journal. Je lui remis un soir dix mille francs que nous donnait Robert Debré. Il montra du contentement, et je m'avisai qu'à l'ordinaire je le voyais plutôt froid.
Decour était grand et mince, les coudes pointus. La bouche, longue et qui portait plus d'un sourire à la fois, de sorte qu'il vous embarrassait souvent. Les yeux, tendres sans doute ; mais toute la figure parlait d'exigence. Il était de ces hommes qui font dire : « ce n'est pas lui qui hésiterait à… »
Il y avait entre nous quelques vingt ans d'amitié. J'ai aimé ses romans, qu'il n'aimait plus guère. Devant ses essais politiques, j'hésitais davantage. (Mais il s'agit de questions où je n'entends pas grand-chose. )
Sur la guerre, nous échangions des nouvelles. Peu de vues générales. Peu de prévisions. Pourtant, il lui arriva de me dire : « Quand les alliés débarqueront, le plus étrange, ce sera de l'apprendre du dehors. »

Que c'était donc juste et fin de dire ça en quarante-deux ! Moi, je n'ai réalisé la chose, comme on dit (mal), qu'il y a deux mois. Quand j'ai bien vu, sur ma déception, que j'attendais sottement je ne sais quoi, les crieurs de journaux peut-être, et les conciliabules de la rue et dans chaque maison les joyeuses visites d'étage à étage. Non, rien. Et nous si embarrassés (quoique ravis) qu'on ne savait même pas comment appeler l'événement. L'Invasion, on avait l'air de leur en vouloir. Le Débarquement, mais il n'allaient pas s'en tenir là ! Les Libérateurs, c'était vague ; c'était plutôt sentimental. Non, Decour avait raison. Cette chose était si étrange qu'elle n'avait guère de nom.
Nous n'étions pas toujours très graves. Pourtant il me dit un soir : « À présent je sais qu'ils peuvent me prendre et faire de moi ce qu'ils voudront. Je ne parlerai pas. »
Ce fut quelques jours plus tard qu'ils l'arrêtèrent. Il firent de lui ce qu'ils voulurent. Et il ne parla pas. Mais je reviens à ce que je voulais dire, et qui est d'ordre général. C'est que la patrie n'est pas chose facile à penser, on l'a vu, du reste. Il faut que tout serve, et nous serions perdus, s'il était, aux prochaines épreuves, des Français entre les meilleurs pour estimer encore que la France mérite d'être punie.
Périclès dit, dans Thucydide, quelque chose comme ça. Il dit : « si je prouve qu'Athènes à des lois justes, j'aurai suffisamment fait l'éloge de nos héros. » Mais pour nous, c'est tout au contraire : le jour où La France aura des lois justes, nous aurons fait un éloge digne de Jacques Decour.
Août 1944