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Portrait de Paul Éluard

Entretien sur Paul Éluard

Jean PaulhanClaude ElsenPaul Éluard

[Claude Elsen s'entretient avec Jean Paulhan]

Dans sa chambre-bureau de la rue des Arènes, Jean Paulhan est alité : la grippe. Sur un guéridon, à côté de son lit, un curieux aquarium lumineux, où virevoltent de minuscules poissons japonais, éclaire seul la pièce — veilleuse de l'éternel veilleur qui, depuis trente ou quarante ans, assure la vigie de nos Lettres...

— Paul Éluard... je le connaissais depuis l'autre guerre. C'est en 1916 qu'il m'écrivit pour la première fois. Sa lettre disait : "Je suis pauvre et faible. Venez me voir dans ma petite chambre, que j'habite avec ma femme Gala que j'aime"... Cette lettre était accompagnée du manuscrit des poèmes qu'il publierait l'année suivante, en 1917, sous le titre Le Devoir et l'inquiétude.
Jean Paulhan me tend la mince plaquette, publiée chez Gonon. Une dédicace manuscrite : "À Jean Paulhan, au Guerrier appliqué, en faible expression de ma reconnaissance, ce livre jeune, mais vieux."
Comment ne pas penser, un peu, à Laforgue ?

Les soldats s'en vont sur les avoines hautes
En chantant un refrain en l'air...
Légers de la bonne manière
Ignorant du sac qui ne bouge
Et du fusil qui peint en rouge
Oh ! vivre un moins terrible exil du ciel très tendre !

Autres souvenirs :
— C'est moi, dit Jean Paulhan, qui en 1917, l'ai fait connaître à André Breton... Il s'appelait, de son vrai nom, Grindel. Son père vendait des terrains en banlieue, à Choisy-le-Roy, où il était installé dans une cabane, attendant les clients. Il arrivait que, le dimanche, Paul Éluard allât le remplacer...
Sautons un quart de siècle, durant lequel l'aventure d'Éluard se confond avec celle de ses amis, de Dada, du Surréalisme :
— Pendant l'Occupation, poursuit Jean Paulhan, je le voyais chaque semaine. Je me souviens du jour où, dans mon bureau de La NRF, il me glissa dans la main un beau poème de Jacques Decour... Le jour où les Allemands sont entrés en Russie, Éluard m'a dit : "Je sens très bien qu'aujourd'hui cette guerre devient ma guerre". Il l'a menée avec une extraordinaire ténacité et un grand courage. Lui, si délicat, il lui arrivait de se trouver le soir tout épuisé de toutes les courses qu'il avait faites dans la journée, de tous les tracts qu'il avait fait imprimer, lus à ses camarades, distribués de tous côtés...
Je n'ai jamais cessé de l'admirer et de l'aimer. Et je ne pense pas que ses sentiments à lui non plus aient changé. Mais nouos étions convenus de ne plus nous voir, depuis la guerre. Il m'a dit un jour : "Je serai probablement obligé de dire publiquement du mal de toi. Pardonne moi une fois pour toutes...". En effet, il m'a traité plus tard de "traître"...
Une question, inévitablement vient à l'esprit. Je la pose à Jean Paulhan :
Comment interprétez-vous l'adhésion totale d'Éluard au communisme militant ?
— Éluard était un être tout de noblesse, de bonté, avec aussi, une certaine faiblesse (je ne donne à ce mot aucun sens péjoratif, bien sûr). Voyez sa signature de 1917 : ce n'est que bien plus tard qu'il y ajoutera cette sorte de croix d'épées... Il y avait en lui comme une nostalgie de la force, de la discipline, et cela pourrait être l'une des raisons de sa conversion au communisme — tout de même, par exemple, que celle d'un Cézanne au catholicisme.
Que pensez-vous de son œuvre "engagée" ?
— Pourquoi ne pas dire la vérité ? Oui, le communisme d'Éluard était très sincère et très ardent. Mais ses poèmes communistes ne valent strictement rien.
Voudriez-vous donc interdire à un poète de devenir communiste ?
— Ah ! mais je n'interdis à personne d'écrire de mauvais poèmes ! Tout ce que je pense, c'est que la conversion a plus mal encore réussi à Paul Éluard qu'à Francis Jammes, par exemple.
Mais pourquoi ?
— Je n'en sais rien ! Il n'y a pas de loi. Remarquez que les poèmes catholiques de Verlaine sont les plus beaux qu'il ait écrits. Éluard, c'est ce qu'il y avait de meilleur en lui qui l'a fait communiste : je veux dire sa bonté, son goût de la simplicité, de la pauvreté... Eh bien ! sa poésie était ailleurs, il faut croire. C'est dans la préciosité qu'elle trouve son accent le plus profond, non dans la simplicité ; dans la cruauté, non pas dans la tendresse ; dans l'acuité, non pas dans le vague. Sitôt qu'il moralise, il devient plat.
Il faut pourtant de la morale...
— C'est pour cela que je voudrais bien que les poètes ne nous en dégoûtent pas... Je n'ai rien en principe, je vous le répète, contre la poésie "engagée". Certains écrivains gagnent à s'"engager" : voyez Hugo. Éluard, non. Lui-même le sentait, vers 1920 déjà, il me disait que sa poésie n'avait rien à gagner à se mélanger de "pensée" rationnelle.
Jean Paulhan se tait. J'entends bien que, pour lui comme pour tant d'entre nous dont le goût de la poésie s'est parfois éveillé à la lecture de Capitale de la douleur, de L'Amour la poésie, Paul Éluard a été avant tout, demeure et restera l'un des plus grands poètes de l'amour et de l'indicible.

1952