
De la ponctuation
de Dorothy M. Richardson, Mesures n°1, 1935
Dorothy M. Richardson compte parmi les meilleurs écrivains anglais contemporains. Son œuvre réunie sous le titre général de Pilgrimage (Pèlerinage) comprend déjà dix volumes et n'est pas encore achevée. C'est l'histoire d'une femme, Miriam Henderson, envisagée à un point de vue essentielle- ment psychologique. Il faut rapprocher sa tentative de celle de Proust, dans A la recherche du temps perdu; mais il ne saurait être question d'influence; elle a connu l'œuvre de Proust en 1924 et elle a commencé d'écrire son Pelerinage en 1913 et de le publier en 1915. John Cowper Powys, l'auteur de Wolf Solent, a écrit d'elle : « L'héroïne de la grande œuvre de Mlle Richardson a une forte iden- tité. On peut difficilement imaginer une femme de roman plus vivante, plus réelle. Dans toute la production littéraire de notre temps, personne ne montre une valeur aussi haute, rare, curieuse. Les gens qui l'ont lue, et qui ont des affinités de tempérament avec elle, sont saisis d'un goût insatiable pour ses écrits. Elle est profondément anglaise. Certainement, elle est un des maîtres-réalistes de notre langue. Comme tous les grands écrivains, elle crée avec réalité et vérité un monde complètement nouveau même quand elle croit qu'elle exprime simplement ce qui est. » S. B.
La lecture patiente peut seule faire sortir le charme caché dans les anciens manuscrits. Il faut être mû par un intérêt profond, ou par une nécessité absolue, pour maintenir l'œil et le cerveau à leur tâche de suivre un texte qui va son train, sans autre relai qu'un point tout occasionnel. Mais pour le lecteur qui persiste, le moment arrive où sa tâche devient plus facile. Il gagne la familiarité du style de l'écrivain et peut alors ponctuer d'instinct, comme il va... C'est à ce moment qu'il commence à s'apercevoir du charme sacrifié par la séparation systématique des phrases. Le voilà en train d'écouter. Il lit avec l'oreille autant qu'avec l'œil. Et pendant ce temps, de quelque façon qu'il lise, l'oreille joue son rôle, alors que dans notre façon moderne, l'oreille ne coopère presque pas du tout, à moins qu'on n'emploie beaucoup de ruse pour la frapper. Elle reste en arrière. Car la lumière étant plus rapide que le son, l'œil est également plus rapide que l'oreille. Mais dans la lecture lente et attentive que demandent les textes non ponctués, la faculté de l'ouie trouve sa chance, elle se relève et fait tant que le texte parle lui-même. Et c'est de ce relèvement que renaît l'étrange charme perdu. De tout modestes choses, lues ainsi, peuvent exciter et faire fusionner les puissances de l'esprit et du cœur. Dans la prose moderne il n'y a que le plus rare qui puisse ainsi exciter et toucher. Ce n'est que de temps en temps, aujourd'hui, qu'un rapport strict et vital s'établit entre le lecteur et ce qu'il lit. Notre lecture, en grande partie, est une récolte rapide et superficielle faite mollement, entre l'inertie et l'attention, en bordure de la matière d'un texte. Une collaboration facile, avec la part du lecteur réduite au minimum. Tant mieux, pourrait-on dire. Peu de livres, anciens ou modernes, valent un soi entier. Très peu peuvent appeler tout ce que nous sommes et supporter l'échange. Pourtant il est indéniable que le mécanisme de la ponctuation et des caractères, tout en allégeant les tâches du lecteur et de l'écrivain et en servant avec perfection le but des échanges courants, a aussi, dans l'ensemble, dévitalisé l'acte de la lecture, l'a rendu moins organique, plus machinal.
Ce n'est pas manquer de courtoisie, la ponctuation étant devenue chose invariable, que de la désigner comme une partie du mécanisme de la production des livres. Une partie invisible. Car tant qu'elle obéit à des règles la ponctuation est invisible. Après les années d'école elle est invisible; son usage, pour la plupart des gens, est aussi inconscient que l'acte de respirer. Nous avons presque tous appris la ponctuation exactement comme nous avons appris la règle de trois. Même si l'on nous a donné un certain sens de la valeur-temps du point et de ses subdivisions, ce qui venait en premier et en dernier lieu, le divertissement du jeu, c'était l'invariabilité des règles. Et la convention a tant de charme, la conformité délibérée à la tradition est si réjouissante, que nous oublions facilement que le seul but de la loi est liberté ; dans ce cas, liberté d'expression. Il n'y a pas très longtemps encore, la ponctuation d'un gentilhomme anglais était aussi romantique que son orthographe. La loi formelle n'était observée strictement que par les érudits. Ce n'est que depuis peu que les écarts, venant des gens ordinaires, sont considérés comme des signes de mauvaise éducation. Et en haut lieu, il y a toujours ceux qui honorent les règles en y manquant, sans réprimande. Sterne, par exemple, désobéit joyeusement à toutes, et il est traité en honnête homme. A côté de lui, Rabelais manie la forme comme Pantalon sa baudruche. Peut-être furent-ils châtiés, pour ces libertés, par l'orthodoxie oubliée de leur époque? Ou faut-il attendre nos temps présents pour voir surgir les défenseurs féroces de la ponctuation stéréotypée? Pourquoi, dans l'un ou l'autre cas, les expériences de M. Wells, qui ne vont jamais plus loin qu'un renforcement du point et un libre usage du trait, sont-elles traînées sur la place publique et lynchées, tandis que les déprédations en gros de Sterne et de Rabelais sont tendrement accueillies ? Est-ce parce que leurs rangs et rangs de points, leurs étoiles et leurs paragraphes faits d'un seul mot chatouillent libidineusement les côtes du lecteur ? Parce que leurs étoiles clignent de l'œil ? Notez que, tant que ses points étaient pour rire, on ne trouvait pas M. Wells affecté, on ne le rappelait pas à l'ordre. Tant que ses signes étaient utilisés pour mettre une idée en vedette ou renforcer un aperçu, il n'y avait pas de mal; jusqu'au moment où ils devinrent des arrêts destinés à faire réfléchir le lecteur. C'est alors qu'il y eut, à l'avant de ses adversaires, ceux qui prennent appui dans l'attaque de sa méthode. Le mépris du point et du trait sont là pour jouer un rôle dans l'affaire de mettre M. Wells à sa place. Sterne et Rabelais et le premier Wells, qui s'aperçoivent génialement du lecteur et n'ont rien à craindre de lui, tiennent table ouverte dans leurs pages, leurs espaces, tandis que gronde leur esprit, pour battre réponse dans la conscience même du lecteur. Le plus récent Wells, généralement en proie au découragement, à la colère et au désespoir, manie les ressources de la page imprimée presque uniquement comme des projectiles qui vont droit à l'intelligence. De la valeur de la ponctuation et, particulièrement, de sa valeur comme mesure de pas pour la conscience créatrice du lecteur, personne n'a un sens aussi aigu que M. Henry James. Personne ne s'est assuré plus strictement, ou plus habilement, la collaboration du lecteur (1). Même le plus étourdi ne peut aller à toute vitesse le long de sa prose. Fardeaux rejetés, souffle profond, plongeon à pic, nage régulière et soutenue, voilà ce que donne James, et rien hors cela. Au comble du renoncement, il offre l'activité créatrice résultant de la concentration les yeux ouverts. Comme exercice esthétique, avec ses joies particulières et ses édifications, la prose de James garde son pouvoir, même sur ceux qui sont en pleine révolte contre sa vision, indéfiniment. C'est une gymnastique suédoise spirituelle. Doucement, sans douleur, choc ni lassitude, tandis qu'il nous porte lentement et indiscontinuement à travers ses vastes étendues de récit, nous apprenons à déployer notre attention jusqu'à l'extrême limite. Et jusqu'à l'extrême limite, James expérimente la force de la virgule et du point et virgule, en accrochant à l'une ses larges boucles et à l'autre ses guirlandes d'expression hautement suspendues. Il n'a jamais désobéi à une loi. Avec lui, la ponctuation, ni faite, ni créée, ni engendrée, mais qui procède directement de sa source originelle dans la vie, reste exactement ce qu'elle était à sa première découverte. Son texte, pour celui qui le connaît intimement, pourrait se réduire, sans demander plus d'attention, à l'état des écrits non ponctués d'autrefois. L'étoffe des sons qu'il tisse sur un métier choisi est si riche et splendide, que sa prose, chantée selon sa ponctuation, dans une langue inconnue, pourrait tenir lieu de messe — en fa mineur.
Cependant même James, trouvant dans le cadre de la loi toute la liberté voulue, n'a pas tout à fait échappé à la police. Sur les derniers mots qu'il écrivit, est descendue la main de fer de M. Crosland qui, sévère bien que très respectueux, a recommandé la camisole de force, sous forme de points, celle-ci devant être empruntée — à M. Bart Kennedy. Dont les points sont des cris. La plaisante farce. Pour satisfaire un désir sans doute déjà ancien d'ajouter quelque épice à M. James. Mais Crosland est austère. II nous traîne rudement de plaisanterie en plaisanterie, tout essouflés, éperdus, roués de coups, sans jamais un sourire ni une pause. C'est ce don du compact essentiel qui lui permet d'être un tel maître du sonnet. Ses sonnets brillent, tantôt comme des vaisseaux de métal, tantôt comme des joyaux. La prose, suivant lui, pourrait s'écrire comme un sonnet. D'abord la forme, une distribution bien équilibrée de points à chaque paragraphe, puis le texte. Expérience intéressante. Aussi intéressante que celle qu'on tente actuellement avec une prose qui est une protestation consciente contre tout ce qui a été fait jusqu'ici par la main douée qui travaille dans l'inspiration. Mais les dadaïstes, en payant bruyamment ce qui est dû à l'anarchie, forment le complément de la stricte orthodoxie.
Cependant, pour ceux qui se tiennent entre puristes et rebelles, les lois de la ponctuation ne sont ni sacrées, ni exécrables, ni tout à fait absolues. Ce n'est pas en brandissant les tables de la loi qu'on arrête l'adaptation organique. L'irrégularité mise à l'épreuve montre son efficace. Des phrases sans verbe soutenues par des points, l'habitude de l'et au commencement d'une phrase, et tant d'autres dérèglements de même espèce, sont des domestiques sûrs, avantageux, au service de la parole écrite. Et toujours il y eut une certaine latitude dans l'usage de la virgule. Comme elle est le souffle le plus court de la ponctuation, il lui est permis, sans discussion, d'errer un peu. Néanmoins, l'importance de la virgule ne peut être exagérée. C'est l'ange ou le diable parmi les signes d'arrêt. Dans la prose, tout repose sur elle. Mal placée, elle détruit le sens plus promptement qu'aucun de ses confrères. Car autant ceux-ci, quand ils errent, ont le pas lourd et se font immédiatement remarquer et facilement suivre à la trace, autant la virgule joue ses tours d'un pied léger. Employée avec discrétion, elle éclaircit le sens et donne le ton ainsi que le pas. Et elle possède un charme refusé aux autres signes. L'innocence, qui fait sa ponctuation suivant son impulsion intérieure, chérit particulièrement la virgule. Des virgules spontanées font nos délices autant que l'orthographe spontanée; délices pareilles à celles que donne la respiration coupée au milieu d'un mot de l'enfant qui chante. Depuis que les règles ont été fixées, les exercices de virgule, en dehors du recours à sa variabilité bien admise, ne se font plus que par ci par la et sous une seule forme : son exclusion des suites d'adjectifs. Cette exclusion montre assez, chez l'écrivain, la connaissance du pouvoir de la virgule en tant que soutien, le désir de faire converger les adjectifs sur leur objet, aussi rapidement que possible, dans l'esprit du lecteur. Mais l'on s'attendrait à trouver, avec une telle connaissance, plus de discernement. Or, autant que je sache, l'exclusion de la virgule, quand elle est pratiquée, l'est toujours d'une manière uniforme. Les chances sont manquées aussi sûrement, en ce cas, que dans le cas de conformité à la loi formelle. C'est la considération de la valeur-temps qui règle le mieux l'emploi de la virgule, soit entre des phrases, soit dans des suites d'adjectifs. Si, par exemple, nous lisons :
Tom en chantant à tue-tête monta l'escalier d'un pas de course qui finit tout à coup sur le palier d'en haut par un tamponnement avec le ramoneur.
nous sommes sensiblement plus près de l'incident que si nous lisions :
Tom, en chantant à tue-tête, monta l'escalier, d'un pas de course qui finit, tout à coup, sur le palier d'en haut, par un tamponnement avec le ramoneur.
Par contre, si nous lisions :
Tom abruti par la fatigue s'attendant au pire entra dans la pièce à pas chancelants sans mot ni geste de salutation
nous sommes plus loin qu'en lisant :
Tom, abruti par la fatigue, s'attendant au pire, entra dans la pièce, à pas chancelants, sans mot ni geste de salutation.
La valeur-temps de la virgule est encore plus évidente dans les suites d'adjectifs :
Des excuses suaves assourdies balbutiantes.
a le même sens que :
Des excuses suaves, assourdies, balbutiantes.
Mais la seconde est préférable.
D'énormes douces brillantes roses roses
pourrait s'écrire :
D'énormes, douces, brillantes, roses roses.
Mais c'est la première qui l'emporte.
Quand on manie les phrases, il est bon de se méfier des arrêts qui attirent surtout l'œil, et de les chérir quand ils appellent la réflexion. Avec des suites de mots isolés, et particulièrement d'adjectifs, lorsque les valeurs sont concrètes, se renforcent l'une l'autre, s'accumulent sans modification ni contradiction sur un seul objet, la virgule est un obstacle. Quand les valeurs sont abstraites, se qualifient l'une l'autre et font appel à la réflexion, ou à la vision, ou aux deux à la fois, la virgule est essentielle. S'il y a une marge d'incertitude, une possibilité quelconque d'ambiguité ou d'incompréhension, il vaut mieux, au prix de sacrifices d'élasticité et de vitesse, charger de virgules. Autrement c'est le lecteur qui sera taxé. Et il est dangereux en ces jours de lecture hâtive de lui demander de recomposer même une seule phrase. Mais le malheur attend, à moins qu'il ne soit prince des correcteurs d'épreuves, l'écrivain qui varie sa ponctuation. Les mains bienveillantes qui règlent son orthographe règleront également l'usage de ses points; et, les mains étant humaines, règleront irrégulièrement. Le résultat, quand l'auteur aura corrigé les corrections, irrégulièrement aussi, lisant quelquefois de la ponctuation sur la page où il n'y en a pas - sera chaos.
(Traduit par SYLVIA BEACH et ADRIENNE MONNIER)
I. Cet article a paru en 1924, avant que l'auteur n'ait lu A la recherche du Temps perdu. (Note de l'auteur).