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Couverture du premier numéro de la revue Mesures

Réveil

de Léon-Paul Fargue, Mesures1, 1935


Ça y est ! Cet abruti de réveil vient de rayer ma chambre comme une balle explosive. Il sent, il est là, il s'installe. J'ai encore au moins cent quinze kilos qui dorment, et pourtant je le sens, j'en ai plein la bouche. Une pensée bien chaude encore et qui me vient du dos, murmure étonnée, d'une voix goîtreuse : « Hein ? Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? Qui ? Lundi ? Mardi? Hein ? On a sonné ? Qu'est-ce qu'il veut ? Foutez-moi la paix ! Il y a le feu ? Quoi, répondez... » Mais il n'y a pas de doute ! Nous sommes refaits, ma mort et moi. Il est bien là, et il n'a pas changé de tailleur, et il ne s'est pas essuyé les pieds. C'est lui, le jour, avec sa cravate à système, son œil bête de colon, sa figure de femme de ménage, de censeur, d'adjudant, de première poule, de tricheur en amour. Bons dieux ! J'avais bien fermé les portes hier soir, et les fenêtres et les robinets, et les boîtes et les livres ; je m'étais calfeutré dans mes douleurs, j'avais bien donné la consigne à ma migraine, à mon foie, au bouton électrique. Vaguement, je m'étais fait cadeau d'une citadelle. Il est entré tout de même, la rosse. Il passerait par le chas d'une aiguille, il trouverait des fentes, des blessures, des crevasses, des nids de cirons, des pores, des trous d'atomes pour m'envahir, comme une poussière volcanique. Et le voilà qui s'étire au-dessus de moi, haleine amincie; le voilà qui fait le pesant, le sautillant, avec de grands gestes d'échafaudage, des renvois d'émission, des coquetteries de gréement, des contorsions malpropres de fumée d'usine. Ah! oui, il a une sale tête! Il aurait pu me laisser sur le bord de la vie jusqu'à midi. Mais non, il m'a choisi entre mille, pauvre dormeur, il m'a gagné à la loterie, et il me vise. Je voudrais bien me jeter en arrière, replonger, retrouver ce coin où la marée du sommeil ne s'est pas encore retirée, mais le lit est un faux témoin. Je l'entends qui me plaque, qui me laisse tout seul à ce moment où il faut penser à la vie d'un seul coup, en bloc. Ça me donne l'impression d'avaler un cachet, un de ces cachets d'hôpital militaire qui servent indifféremment pour l'homme et le cheval, le français et l'ennemi. Drôle de goût. Et elle ne passe pas, la vache. J'ai beau m'arcbouter, m'armer, chercher le point faible, compter sur des trucs de joueur de poker, et me dire rapidement : « Celui-ci me prêtera cent mille francs; je dirai que j'ai été malade; pour la feuille d'impôts, pas pressé... de là je reviendrai à pied... je déjeunerai en taxi... » je suis bon. Ce jour vous a des airs de gélatine, des résistances de rognons qui feraient que j'irais bien chercher une trique. Celui qui pourrait m'apprendre à taper sur la vie ! Et voilà qu'elle veut jouer à la mère de famille. On me donne cinq minutes de répit. Vous payerez par mensualités, mais vous payerez quand même, et beaucoup plus cher! Je descends de quelques mar- ches, je tâtonne dans le sommeil retrouvé. Le sommeil, le sommeil... Je le vois, couleur d'habit de soirée, avec ses joues noires, ses dents amères, ses espadrilles en nuage, tout sonore de bulles de savon, tout vaporeux d'huile. Une poigne de gendarme me passe des menottes aux oreilles, et la vie se remet à tomber en pluie, à faire lampe électrique sur le pantalon jeté et dont... comme des intestins, pendent les bretelles ; sur le café au lait qui se ride comme une poitrine de vieille; sur la lettre recommandée des P. T. T. ; sur le roman de machin qui a un teint de gruyère, tout comme Machin lui-même. Je la guette bien aussi moi, et j'attends l'instant où elle se baissera pour regarder sous le lit, comme un cocu. Il ne faut qu'un instant et je lui glisse entre ses parenthèses de vide. Rien à faire. Elle me tamponne, me sèche les endroits paresseux, comme d'un buvard. Elle me boit, m'ausculte; elle s'aperçoit bien que je n'ai ni rhume, ni cancer, ni fracture du péroné. Allez, ouste ! Bon pour le service. Je fais NoN du ventre. Je m'accroche à la rampe des draps. Je prends la grosse main de l'édredon. Je t'en fiche ! Elle est là qui m'étreint, m'obligeant à des gestes de femme violée, à des sueurs de condamné à mort, à des spasmes de purgé. Et quels ongles, quelle profondeur de gorge, quel gros plan d'enherbeuse ! Je risque un petit mouvement hypocrite, une vraie feinte de blessé. Je commence à me voir chez moi. Ah ! qu'elle paraît lourde, la bouche de nègre étonné du téléphone, avec ses dents automatiques. Et la porte qui va se trouver mal à force d'avoir le vertige depuis vingt ans! Et cette lame de parquet aussi rapide à hurler qu'une queue de chien sous un pied d'homme. Tout me harcèle, me piffre, me glutine, me rainfre. Magasins de grainetiers qui ne veulent pas s'ouvrir, halls aux pneumatiques, ventres de rivière, mes paupières, mes pauvres paupières usées, mes pauvres paupières sans domicile, sans famille, endettées et perspicaces, mes paupières de moine gavé, de bascule municipale et d'adultère, mes paupières en toile d'avion bon teint essayent de repousser par de légers mouvements péristaltiques ce matin au poil bête, ce grand crétin, ce réverbère en veau qui est là à grimacer, à s'asseoir sur mes chaises, à me chahuter le nombril, à m'envoyer en plein pas rasé son goût de pipe, ses tramways, ses gares de l'Est dont les meutes me huent au derrière. Déjà s'impriment les journaux dans les moindres plis que fait ma figure surprise et ruminante. Les souvenirs se comptent quatre. Les émotions font leurs godasses. Les idées toussotent et se saluent en descendant les escaliers de mes condyles, comme des fonctionnaires. Mon inquiétude, toujours prête la première, m'attend déjà au petit bar, baïonnette au canon. Allons, répondez PRÉSENT! Hypocrisie? Présent. Ambition ? Présent. Faim ? Présent ! Dent aurifiée ? Présent. Rien à signaler ? Pas de malades. Bon, alors en avant. Et me revoilà un quart de seconde, tout seul, avec la vie qui se fout de moi, et qui grandit, et qui s'en donne, et qui gueule dans la rue. Soldats en Sarre, sarabandes, banderolles, roll-mops, mopsées, seraphins... Mais qu'est-ce qu'on me veut ? Des castagnettes d'oiseaux filent devant ma fenêtre, dans la hâte d'attraper encore un aller et retour sur la ligne Dauphine-Nation. Des laitiers pissent, un journal d'une main. La viande monte des halles comme une émeute ; mon genou est prêt, mes mains s'impatientent, mes côtes n'ont rien là contre. Plus d'erreur ! Ces bruits de fourmilière, ces roues d'arbre, ces cataractes de lavabos qui se crachent dessus d'un arrondissement à l'autre, ces batteries attelées de concierges, tout ça c'est le matin, c'est Paris, c'est la rengaine. Poil à gratter et coups de sonnettes qui entrent dans la peau de mon appartement comme des seringues. Je fais un grand pas vers les choses, je n'ai plus d'océan dans la tête, plus de tunnels dans les membres, plus de parachutes dans les entrailles. Oui, quoi, je ne dors plus! Je te connais. Tu as beau t'appeler lundi 18 ou mardi 23, tu ne m'auras pas encore aujourd'hui. Salut ! Ah ! tu es bien toujours le même, avec tes inventeurs de chèques, de timbres fiscaux, tes poubelles de riche, tes crapauds de budgets, tes anthrax de sports d'hiver. Allez, je suis ton homme. Il commence par me dominer, car je suis encore tout faiblard et rembourré; je suis encore tout moelle et gomme à effacer ; et je me sens Goliath dans le sable de mon lit. Ficelé, à moitié gâté, à moitié terrassé. On m'enchaîne doucement, tandis que le matin parisien me murmure des horreurs d'une voix de bec de lièvre. J'ai les orteils aplatis par le problème des relations franco-allemandes. Un mariage repose sur mon ventre comme un presse-papier. La note du tailleur m'enfonce un grand pieu dans le genou droit. Une femme entrevue hier s'enroule gentiment autour de mon genou gauche. Mon âge me pince au mollet. Le manque de charbon traverse ma tête comme un grand scarabée. La nomination de Sans-Fesses au musée des Poissons Rouges me pique au talon. Le travail à faire monte à l'assaut de ma poitrine, et il en tombe des décisions, comme à Gravelotte ! La sensation qu'il pleuvra m'asperge de taches d'encre. L'espérance fait passer ses canons le long de ma nuque et évite ainsi le dégoût, installé en face de mes narines comme un dogue prétentieux. Le réveil pédale sur ma grande piste. Les fatigues se hérissent bien, mais c'est moi déjà, tout douloureux encore, qui les repousse comme des badauds. Je voudrais bien mourir innocemment pendant les années que je vais mettre à me dresser, à m'appuyer sur les paumes, à me dégager des tonnes de sucre qui fondent le long de mes cuisses. Je voudrais bien ne plus me voir étendu, déroulé, couvert de poutres et de moellons. Ai-je le temps de vouloir ? Ai-je dit que je voulais ? Je n'ai rien dit. Je me suis levé comme une vapeur. J'ai été tiré bout portant par un gros canon de brouillard. Et j'entends le blaireau, le bouton de faux-col, le peigne aux cils rangés en bataille, la brosse à dents, l'armoire à glace qui crient au miracle. La vie se prosterne. J'ai bien fait les choses. La vie cède. Je la laisse se figer autour de moi comme si elle était bain. Les radios du quartier me courent après, sifflant de la gymnastique pour oisifs, des cours de blé, de mouton, des dîners de ministres, des hymnes pharmaceutiques, des emboucanements à tant la botte. Une odeur de proverbe tournoie dans la rue. Voici le ciel couleur de lait de poule qui s'ennuie à regarder vivre Paris. Mon lit demeure ouvert comme un lexique où se rangent par verbes et pronoms tous mes songes désormais inutiles, tous mes creux, tous les plis qu'en dormant mon corps s'est brodés. Debout, je décroche d'abord mon ombre, je tâte le vide, j'essaye un geste, comme on joue sur le numéro I3. Pour voir. L'hélice tourne. Les rouages sont rouillés mais obéissants. Je laisse la journée de côté pour l'instant, elle ne se perdra pas. Nous en parlerons. Je la prendrai de biais. En attendant, mon esprit est arrivé au bout de son travail de mouche iconoclaste. Il brise la coquille pâle et remuante où s'enfermait ma forme fongueuse, et comme bâtie de drogues fragiles, et fatiguée comme une salade. Je n'ai pas, MoI, de ces réveils d'escrimeur, de cuistre ou de goeland de lavabos qui sont toujours prêts à pourfendre l'existence mondaine, ou sportive, ou industrielle, avec des stylographes à idées, des balais mécaniques et des cerveaux de la rue de la Paix. Ma vie est une bonne et brave vie à tant la minute, et qui la connaît dans les coins avec son portefeuille vierge et frais dans la poche revolver. Pas si bête. Elle m'a eu, ce matin, comme une logeuse. Mais nous nous retrouverons ce soir, face à face, quand je la forcerai à s'user le long des rues tristes d'usines, devant les bistrots au derrière de singe, autour des autobus à pellicules, au fond des squares tout vibrants de cancrelats. Quand les boucles d'oreilles des vieilles maisons leucorrhéiques scintilleront, quand les bouts de sein de la nuit excitée darderont dans les embouteillages d'hommes, des fausses nouvelles, des spasmes, quand je cheminerai enfin les os vaillants, éveillé comme un fantôme, au hasard des quartiers couleur de pintade et d'arrosoir, quand mon corps de dormeur occidental sera cuit pour la revanche, je l'aurai à mon tour, la VIE.


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