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portrait de Maurice Blanchot assis sur une chaise dans une rue d'Eze ?

Maurice Blanchot à La NRF: secrétaire, critique, écrivain

Christophe Bident
Pierre Drieu la RochelleJean PaulhanMaurice BlanchotGaston Gallimard

Secrétaire de la NRF, Blanchot faillit le devenir en 1942, auprès de Drieu, dans des circonstances aujourd’hui moins confuses. Critique, il le fut dès la reprise en 1953, au rythme d’une chronique par mois, qui trouva des lecteurs décisifs dans presque tous les champs de la littérature, de l’art et du savoir. Écrivain, il donna régulièrement quelques bonnes pages des récits qui allaient paraître intégralement dans la collection blanche.

Cette déclinaison invite à une lecture à la fois formelle et chronologique. Il n’en faut pas moins se pencher (c’est,me semble-t-il, déterminant) sur deux autres périodes :celle où Blanchot ne collabore pas à La NRF et celle où la NRF ne paraît pas. Ces rapports in absentia éclairent les rapports in praesentia et permettent de dresser un portrait plus complet des relations entre Blanchot et la revue.

Je suivrai donc cinq phases :

    1. Dans les années trente, Blanchot suit de plus ou moins loin la revue et envoie son premier livre à Paulhan: Thomas l’obscur est édité en collection blanche en 1941
    1. L’année suivante, Blanchot accepte, non sans réserves, puis abandonne la proposition de prendre en charge le secrétariat de la revue.
    1. De 1944 à 1953, la revue ne paraît pas ; mais on pourrait dire, paradoxalement, que Blanchot demeure en présence d’une revue en absence, notamment parce que les relations avec Paulhan augurent de la place qu’il occupera à la reprise de la NNRF.
    1. De 1953 à 1969, la présence de Blanchot dans la revue est forte ; pourtant, il s’en éloigne avec le temps : il y a à cela des raisons littéraires et des raisons politiques.
    1. De 1969 à 2003, Blanchot n’apparaît que rarement dans le sommaire de la revue, pour des raisons en partie liées à la mort de Paulhan et aux relations qu’il entretient avec la maison Gallimard, un mélange d’amour et de désamour.

Ce qui m’intéresse ici, c’est comment Blanchot fut secrétaire, critique et écrivain à la fois, entretenant des liens essentiels entre la littérature, les patrons (Gallimard, Paulhan) et leur “maison”.

Vers La NRF

Blanchot commence à publier dans les années trente. Aucun texte de lui, pourtant, dans la NRF de cette époque, et guère davantage de la part de ses proches : on relève à peine un texte de Thierry Maulnier en 1932 et quelques notes de Claude Roy en 1939 et 1940. Tout en restant libre de ses amitiés, à commencer par celle d’Emmanuel Levinas, Blanchot reste enfermé, au moins jusqu’en 1937, dans certains cercles d’extrême-droite qui gravitent autour du Journal des débats, du Rempart ou de L’Insurgé.
C’est dans L’Insurgé que Blanchot publie pour la première fois une chronique littéraire régulière, de janvier à septembre 1937. Il s’oppose violemment à André Gide dans son premier article mais publie ensuite des textes favorables à un auteur Gallimard comme Marcel Arland, à des écrivains régulièrement publiés par la NRF comme Claudel, Drieu et Jouhandeau, et réserve son panégyrique à Joseph et ses frères de Thomas Mann, publié par la maison. Avec, d’une part, cette chronique littéraire de 1937, la manière dont les articles critiques gagnent en puissance de commentaire et, d’autre part, la suspension progressive, la même année, et la cessation, en janvier 1938, des signatures de textes politiques, Blanchot change totalement son rapport au monde, à l’écriture, le rapport de son écriture au monde et du monde à son écriture. S’il ne renverse pas encore radicalement ses propres positions politiques, l’essentiel de la vie est prêt à passer au service de la littérature. Une position comme celle de la NRF ne peut dès lors que lui convenir : un amour inconditionnel de la chose littéraire qui permet de publier, selon la formule, “sans prévention d’école ni de parti”. L’approche de Gallimard, de la NRF et de Paulhan est prête. La guerre arrive là-dessus.

Le premier pas vient fort probablement de Blanchot. La première lettre de Blanchot à Paulhan semble dater du 23 avril 1940. Elle est brève et le ton utilisé est celui d’un épistolier qui s’adresse à quelqu’un qu’il ne connaît pas. C’est une lettre d’approche, dont l’objet est de remettre le manuscrit de Thomas l’obscur. La première lettre de Paulhan à Blanchot semble dater du 10 mai, jour des attaques de l’armée française en Belgique et de l’armée allemande dans les Ardennes. Une lettre de Blanchot à Paulhan du 27 mai témoigne en tout cas d’une réponse intermédiaire de Paulhan. Manifestement, l’éditeur a lu le roman et en a apprécié la vérité singulière. C’est ce qu’il écrira à Claude Roy quelques mois plus tard : “Je crois que c’est comme ça que ça se passe, qu’il y a dans l’esprit, comme dans l’œil cette tache aveugle”. Mais Paulhan a aussi demandé à Blanchot une “analyse” de son roman, à laquelle celui-ci rechigne. C’est sur un fond de désastre historique à venir que Blanchot commence la lettre du 27 mai :

“Je vous sais un très grand gré de l’attention que vous m’avez donnée et de la manière dont vous m’en faites part. Même si les circonstances ne rendaient pas toute pensée pratique négligeable, je n’en serais pas moins touché de votre lecture”.

Le ton est donné : ce sera celui des relations entre Blanchot et Paulhan. Un mélange d’amitié, d’admiration, de reconnaissance et d’incompréhension, avec, toujours, la violence politique et historique en toile de fond. Quelques jours plus tard, début juin, paraît le dernier numéro de la NRF de Paulhan. Le 14, les Allemands entrent dans Paris. Le 15, le Journal des débats reparaît, depuis Clermont-Ferrand. Aux écoutes, l’autre périodique auquel Blanchot collabore, s’est replié dans la même ville et dans la même rue. Dès le 17 août, Laval met fin à l’hebdomadaire de Paul Lévy. Mais Blanchot continue de travailler pour les Débats. Dans l’automne, il y renonce à toute responsabilité politique. En décembre, la NRF a reparu, sous la direction de Drieu. Elle est devenue clairement collaborationniste. En avril 1941, Blanchot commence une chronique littéraire hebdomadaire qui va durer plus de trois ans, dans le Journal des Débats. La position politique du quotidien sera de plus en plus inconditionnellement vichyste. Les articles de Blanchot, dans leur immense majorité, ne s’en soucient pas. Entre le 21 octobre et le 2 décembre 1941, Blanchot consacre trois chroniques aux Fleurs deTarbes de Jean Paulhan, livre publié le 29 août 1941. C’est ce livre et la lecture que Blanchot en propose qui va sceller l’amitié et la reconnaissance mutuelles. Peut-être Blanchot a-t-il déjà lu, bien plus tôt, des passages du livre de Paulhan, sous la forme des cinq articles initialement parus dans la NRF entre juin et octobre 1936. C’est ce que la première lettre, celle du 23 avril 1940, pourrait laisser supposer. Elle se termine en effet en ces termes : “Laissez-moi vous exprimer, Monsieur, le sentiment de vive sympathie que j’ai toujours eu pour ce que vous avez écrit et fait” (le “toujours” y est peut-être délicatement excessif).

Les trois articles sur Les Fleurs de Tarbes paraissent ainsi quelques semaines après la publication de Thomas l’obscur. Le 21 novembre 1941, Blanchot écrit à Paulhan :

Je ne sais comment vous expliquer le geste qui me fait vous envoyer ces trois études que j’ai publiées en zone libre [en fait, à cette date, la première seulement l’a été] dans le Journal des débats. J’ai la plus grande répugnance pour tous les rapports qui peuvent exister, à ce sujet même, entre celui qui écrit sur un livre etl’auteur de ce livre.

Paulhan réagit immédiatement. Le lendemain, il écrit à Monique Saint-Hélier : “Imaginez que j’ai reçu hier un article (des Débats !) ou plutôt trois articles sur les Fleurs, qui me passionnent, qui les comprennent bien mieux que moi, qui vraiment me les révèlent”.
Quatre lettres non datées, dans la correspondance de Blanchot à Paulhan, témoignent d’une discussion épistolaire suivie en marge du livre et des articles. Selon toute probabilité, c’est Paulhan qui propose alors à Blanchot de réunir les trois chroniques pour en faire une plaquette : celle-ci paraît très vite, chez Corti, en février 1942, sous le titre Comment la littérature est-elle possible ?. Blanchot demande à Paulhan de lui en réserver “5 ou 6 exemplaires”.
Paulhan répète dans ses lettres à quel point les articles de Blanchot l’impressionnent et éclairent, voire “révèlent” ses propres théories. Blanchot, lui, en a profité pour fonder une théorie du langage où les textes de Paulhan fournissent le complément nécessaire aux conceptions de Mallarmé, Valéry et Bataille. Nous en sommes là, à ce degré d’apport et de reconnaissance, voire de révélation entre deux œuvres in progress, en cette intensité d’une réflexion sur les rapports du langage et de la pensée que leurs auteurs poursuivront longtemps ensemble, quand, selon une lettre de Paulhan à Ponge du 29 janvier 1942, les deux hommes se rencontrent pour la première fois.

Secrétaire?

Janvier 1942. L’année précédente, Blanchot est entré à Jeune France et Paulhan a fondé Les Lettres françaises. Mais s’ils se rencontrent vraiment alors pour la première fois, c’est probablement afin d’évoquer l’entrée de Blanchot au secrétariat de la NRF.

Beaucoup a été dit, déjà, et en tout sens, sur la brève collaboration de Blanchot à la NRF de Drieu. Les matériaux désormais à notre disposition permettent d’éclairer assez aisément la chronologie de l’affaire. Elle commencerait en décembre 1941, soit au beau milieu des échanges entre Blanchot et Paulhan sur le langage et la pensée.
Le 22 décembre 1941, Paulhan écrit à Monique Saint-Hélier : “J’ai conseillé Blanchot, que l’on a pris”. Vertu performative et fulgurante du conseil : “on”, Drieu, aurait donc immédiatement engagé Blanchot, sur la proposition impériale de Paulhan. Il s’agirait notamment, selon Paulhan, de s’occuper des notes : “Blanchot est à la fois fin et rigoureux ; je crois qu’il peut donner aux notes une justesse, qu’elles n’ont pas toujours eue. Autant de gagné pour plus tard”. Paulhan n’oublie pas pour autant son admiration pour le Blanchot écrivain. Trois jours plus tard, il écrit cette fois à Roger Caillois et lui présente Thomas l’obscur, ce “très beau livre”, comme la seule révélation littéraire depuis la reprise de la collection. En janvier 1942, sur un ton cette fois plus stratégique, il conseille à Drieu de prendre un chapitre d’Aminadab, que Blanchot viendrait d’achever, pour la revue : “Ce que (Blanchot) écrit est presque insoutenable en 400 pp. et parfaitement beau en 10 pages. C’est le type de l’écrivain qui s’impose par la revue (il me semble)”. Mais si Paulhan conseille à Drieu de prendre un chapitre de Blanchot, celui-ci est-il donc bien installé à la revue ? Il ne le semble pas. Dans la même lettre, et donc peut-être seulement alors, Paulhan suggère à Drieu, avec deux conditionnels, de prendre Blanchot pour les notes : “Peut-être pourrait-on demander à Blanchot d’organiser la partie notes”.
Cependant, Blanchot doit suivre ces échanges car le 15 janvier, paraît dans Le Journal des Débats un article favorable à Drieu, sur un registre proto-fasciste exceptionnel dans les chroniques de ces années. Les tractations les plus intenses semblent avoir lieu au mois d’avril, autour des noms pressentis pour former un nouveau comité de direction et un nouveau comité de rédaction. Les noms suivants sont avancés : Claudel, Fargue, Gide, Valéry, Montherlant, Mauriac… Certains des nominés en récusent un autre, Drieu, dans de grandes colères, ne s’accorde pas avec Paulhan… et le projet avorte.
Que Paulhan ait voulu placer Blanchot à la NRF ne fait aucun doute. Que Blanchot y ait consenti et qu’il y ait véritablement travaillé, pas davantage – mais bien peu de temps, et sur des tâches très précises. Il se mêle d’abord de ces tractations sur les membres des comités. Il prépare ensuite le numéro de juin. Léautaud indique dans son journal, le 18 mai, que Drieu lui a présenté, au téléphone, “son secrétaire, un M. Blanchot, un très gentil garçon”, qui vient de s’installer à la revue. Le 4 juin,Paulhan écrit à Triolet et Aragon que Blanchot vient de démissionner. Le 9 juin, il écrit pourtant à Drieu : “Ne pensez-vous pas que le provisoire que nous allons tenter d’établir avec Blanchot, pourrait très bien durer ?” Le lendemain, tout semble conclu. Paulhan, au même Drieu : il faut “aider Maurice Blanchot du mieux que nous le pourrons à diriger la revue apolitique que vous lui avez remise”. Mais le 25 juin, Paulhan écrit à Monique Saint-Hélier : “Blanchot s’en va”.
Le 4 avril, avec Xavier de Lignac, Blanchot avait réussi à renverser la direction de Jeune France, association culturelle financée par Vichy, où il avait en charge la section de littérature. De nouveaux statuts avaient été déposés pour fonder une “Association pour la défense et l’illustration des valeurs artistiques”. Mais en moins de deux semaines, avec les pouvoirs exceptionnels octroyés à Laval de retour au gouvernement, cette association mourait avant même de voir le jour. C’est finalement à un échec du même ordre que Blanchot se confronte à la NRF.
Les tractations durent parce qu’il accepte de les faire durer. Mais il sait bien que la condition qu’il pose, préserver la revue de toute influence politique, est impossible à satisfaire. C’est en ce sens que le retour de Gide et de Valéry “pourrait être tenu pour exemplaire”, écrit-il à Paulhan. Le retour de Gide et de Valéry ? Certes,mais aussi celui de Paulhan. “Au fond, tout dépend pour moi de la part que vous accepteriez de prendre à la NRF”, conclut Blanchot dans la même lettre. Il le redit à Paulhan dans un autre courrier de 1942, superbe déclaration d’amitié : “C’est que seule la pensée d’être quelque chose auprès de vous peut me faire sacrifier momentanément le désir de n’être rien. Il est donc très entendu que, si j’accepte, c’est dans la mesure où les conditions qui me paraissent constituer un minimum de garantie vous conduisent aussi à accepter. Ce qui porte atteinte à vous, à elles, m’écarte immédiatement.” Non pas être Chateaubriand ou rien mais n’être rien ou être auprès de Paulhan (n’être rien, cependant, revient quand même à épouser un devenir mallarméen). Blanchot signifiera publiquement son admiration au moment même où le projet s’effondre, au détour d’un article du 24 juin du Journal des débats, évoquant Paulhan comme “esprit rare et ami du rare”. Et il reviendra plus tard sur ce lien, non sans humour et plus prosaïquement : “J’étais alors lié à Jean Paulhan qui me conseillait”.

“Je mets donc en marche le n° de juin”, écrit Blanchot à Paulhan vers le 20 mai. Il pense à un “numéro-rupture”, avec Eluard, Leiris, Limbour, Bataille, Queneau, Arland et Paulhan… “En tout cas, si Drieu persiste à me demander quelque chose, je ne vois rien d’autre à lui proposer et je ne crois pas que les plus grandes concessions seraient souhaitables.” On semble aller droit dans le mur ; pourtant,le sommaire préparé par Blanchot, indiqué dans une lettre à Paulhan, sera à peu près celui du numéro de juin. La même lettre témoigne que Blanchot fréquente la maison Gallimard, dont il donne des nouvelles à Paulhan : il évoque une terrasse percée et la pluie qui coule “dans les étages inférieurs où chacun avance dans un bizarre marécage”. La collaboration de Blanchot n’ira pas au-delà de ce numéro de juin. C’est que n’importe quelle stratégie était, dès le départ, vouée à l’échec. La profondeur des convictions de Blanchot est réelle. Il ne sait peut-être pas encore qui il est, ni sûrement qui il deviendra, mais il sait qui il n’est pas, qui il n’est plus, qui il ne veut pas être. Une lettre de 1942 à Paulhan est formelle. “Ce que je ne puis accepter, c’est que ma présence à la revue apparaisse comme une approbation silencieuse de son passé politique [celui de Drieu] ou même comme une profession d’indifférence. – On passe l’éponge et tout est dit – Non, cela n’est pas possible et je crois, n’est-ce pas ? que c’est votre sentiment. / Aussi ne suis-je pas prêt à abandonner d’un cœur léger la NRF à son sort, mais ne puis-je non plus être là, si y être c’est à mes yeux devenir implicitement solidaire de ce que je n’approuve pas et prendre la suite du passé, sans marquer de quelque manière que je n’en donne pas quitus.” Le post-scriptum dit très exactement où en est Blanchot de sa pensée politique : “Oui, ce que vous dites du fascisme, je le pense. Le fascisme qui subordonne tout à une utilité particulière, parentale ou raciale, dans la mesure où il rassemble les hommes en un seul homme visible, le prive de ce qui peut seul les justifier d’être ensemble, l’existence profonde elle-même, c’est-à-dire la tragédie.”

Écrivain

C’est parce que les liens avec Paulhan et la maison Gallimard se maintiennent dans l’immédiat après-guerre que Blanchot sera du premier numéro de la NNRF en 1953, et de tous les suivants ou presque pendant de longues années. Paulhan dirige Les Cahiers de la Pléiade et en cinq ou six ans Blanchot lui donnera environ un texte tous les deux numéros : un extrait du Très-Haut , des critiques sur Gracq, Restif ou Kafka, un essai sur l’imaginaire. La correspondance continue. Elle indique à quel point Blanchot compte sur le conseil de Paulhan lorsqu’il vient de finir un roman ou un récit qu’il s’apprête à publier chez Gallimard. En 1947, il lui envoie ainsi L’Arrêt de mort : “Je demande conseil à votre amitié pour ce texte que je vous envoie. Je ne sais si je lui donnerai jamais une suite ni sous quelle forme. Tel qu’il est, il me semble assez étendu pour former un petit volume. Pour certaines raisons, j’hésite à le publier (non pas, bien entendu, parce que le Je serait moi, mais pour des raisons bien plus sérieuses). Mais je serais tenté aussi de le publier en même temps que Le Très-Haut, sans être capable de juger, du dehors, si celui-ci en serait mis dans une plus juste lumière ou au contraire obscurci. / De toute façon, je vous demande de n’en parler à personne, jusqu’à ce qu’une décision ait été prise. Pardonnez-moi, je ne m’adresse qu’à votre amitié.” Le 29 janvier 1948, Blanchot envoie cette fois la deuxième version de Thomas l’obscur : “Condamnez-vous tout à fait ce projet ? A ma défense, je puis dire que j’y ai toujours songé, ayant toujours eu le désir de voir à travers l’épaisseur du premier livre, comme on voit dans une lorgnette l’image très petite et très lointaine des choses, le livre très petit et très lointain qui m’en paraissait le foyer. Et naturellement, la deuxième version ne porte aucun jugement sur la première, ne la congédie pas, ni ne l’écarte (comment le pourrait-elle ?).” C’est précisément au sujet du très long délai, deux années, que va mettre Gallimard à publier cette deuxième version de Thomas l’obscur que Blanchot s’irrite contre ce qu’il prend pour un manque de respect et de confiance de la maison à son égard. En 1951, il publie Le Ressassement éternel chez Minuit et songe à faire passer son œuvre, utilisant son droit de rachat, chez l’éditeur de la revue Critique, dirigée par l’un de ses plus proches amis, Georges Bataille. Mais Paulhan soigne ses auteurs. Dès 1946, il invite Blanchot à dîner et à rencontrer Dubuffet. Blanchot semble près d’accepter un portrait du peintre. Les correspondances témoignent d’une familiarité qui prend fréquemment un tour humoristique. Blanchot écrit ainsi de Neuilly le 22 août 1945 : “Je viens de passer plusieurs semaines dans une clinique pour une maladie sur laquelle les médecins n’ont pu mettre de nom : une intoxication provoquée par un phénomène “chimiotactique” inconnu. Moi, je croyais à une scarlatine, mais les médecins n’ont pas voulu. On n’a du reste pas besoin de connaître une maladie pour bien la soigner. Je suis toujours fiévreux et assez faible.” Et il ajoute en post-scriptum : “J’ai été autrefois très lié avec une chauve-souris. Elle venait me visiter chaque nuit.” Fin 1946, et pour plus de dix ans, Blanchot s’est installé à Eze, où il passe une bonne partie de son temps. La lèpre a subsisté jusqu’au début du vingtième siècle dans ce petit village des Alpes-Maritimes, perché au-dessus de la mer. La confrérie des pénitents blancs y était chargée de subvenir aux besoins des lépreux : c’est la source de nombreux jeux d’esprit de Blanchot. A Gaston Gallimard, en octobre 1947 : “Malheureusement, les lépreux y sont plus rares et les touristes plus nombreux que je ne l’imaginais quand j’y suis venu”. Mais déjà à Paulhan, le 26 décembre 1946 : “Je campe à présent à Eze (rue du Bour-nou, Eze-village – A.M.), avec une bougie, mais je n’ai encore rencontré aucun lépreux et presque aucun fantôme. Pourquoi ?” Et quelques jours plus tard, au même Paulhan : “Je n’ai jamais pu beaucoup m’intéresser aux histoires du C.N.E, encore moins les prendre au sérieux – à mon grand regret, du reste. Je serai très heureux de lire un beau texte récent de Jouhandeau. Oui, vraiment, cette sottise a assez duré. Fréquenter des lépreux, à la rigueur je comprends cela, et même fort bien ; mais, en décréter de nouveaux, c’est un peu naïf. Et puis, je vois bien qu’il n’y a que de faux lépreux.”

Critique

La reparution du premier janvier 1953, Blanchot l’attend comme “un événement très heureux”. C’est ce qu’il écrit à Paulhan dès 1951, espérant que la revue reprenne “d’une manière suivie”. Pourtant, c’est en raison même de cette régularité que l’année suivante, Blanchot hésite à accepter la responsabilité d’une chronique. Depuis la disparition, et pour cause, du Journal des débats, depuis celle, aussi, de L’Arche, il a publié un certain nombre d’articles critiques dans différents journaux et revues, et non des moindres (notamment Critique et LesTemps modernes) ; jamais, cependant, sous la forme et sur le rythme d’une chronique. Cette irrégularité et cette dispersion ont accompagné un retrait public relatif et une nette prédilection pour l’écriture fictionnelle. Ce qu’il redoute, c’est que la chronique puisse interrompre un travail essentiel. Il l’écrira à nouveau à Paulhan quelques années plus tard, en 1956 : “la critique me tourmente parfois à la manière d’une plaie dans l’imagination : est-ce un signe que je devrais y renoncer ?” Pourtant, dès la première lettre, où il marque son hésitation, la tentation de reprendre du service est la plus forte. “Je suis certes très tenté, vous savez pourquoi”. Nous sommes le 6 novembre 1952. En quelques jours ou quelques semaines, Paulhan pousse l’avantage de ce “savoir” et Blanchot, dans une lettre non datée de la fin de l’année, accepte.

Merci pour votre amitié. C’est, à la vérité, sur elle que je compte. Vous savez que j’avais toujours refusé, depuis quelques années, toute collaboration régulière. J’avais l’impression, l’illusion peut-être, que cela me détournerait de l’essentiel. Je vous l’ai dit encore, lorsque vous m’avez parlé pour la première fois de votre projet. A quoi vous m’avez répondu, doucement et comme silencieusement : “Cela vous aiderait peut-être aussi.” Cette réponse a dû faire son chemin en moi. Mais ce qui peut m’aider, c’est plutôt vous, votre démarche et le souci que vous avez de ne pas détourner de lui-même, ni de son erreur, celui qui ne suit pas une voie heureuse.
Je pense que le plus souvent les pages que je m’efforcerai de vous envoyer passeront par un ouvrage, mais qu’elles lui soient “consacrées”, je crois que c’est une tendance qu’il faudrait plutôt éviter. Peut-être sommes-nous à un moment où les œuvres ne sont pas très réelles, mais où ce qui cherche à s’affirmer derrière ce qui s’écrit a une importance que l’on ne doit pas se lasser d’interroger. Il est naturellement tentant de s’appuyer sur un ouvrage, de le mettre en “valeur”, de le suivre ; cela facilite les choses, et de cette facilité, je ne me défendrai certainement pas toujours. Mais je ne voudrais pas perdre de vue la démarche différente qui est la vôtre, qui ne s’arrête pas aux livres, mais les éclaire en allant à plus essentiel.

Parce que c’était lui, parce que c’était moi… encore une fois, Blanchot est prêt à s’engager pour la revue parce qu’il est prêt à s’engager avec Paulhan : “c’est avec un seul que je puis collaborer sans malaise ni malentendu”, précise-t-il dans la même lettre. Ce serait au nom d’une conception commune de la littérature, de ce que cherche en ce nom chaque livre au-delà de lui-même, de sa propre réalité et de ses propres imperfections, que Blanchot pourrait s’engager ici en toute confiance. Cette conception n’est cependant pas tout à fait partagée par Paulhan. Et c’est d’ailleurs précisément parce que ces conceptions de la littérature diffèrent que leur collaboration, malgré l’amitié qui y préside et les effets qu’elle produira (128 épisodes d’une chronique qui restera comme la plus importante de Blanchot et peut-être aussi de la NRF d’après-guerre), n’ira pas, pour retourner la formule de Blanchot, “sans malaise ni malentendu”. Les deux lettres de 1952, déjà, disent tout : tout de l’accord et de l’amitié, tout du malaise et du malentendu. Blanchot a prévenu : il s’agira moins de parler de livres que de littérature. Pour lui, qui s’est essayé à la chronique dans L’Insurgé, qui l’a peu à peu transformée en outil de pensée dans Le Journal des débats, qui a initié une démarche au long cours dans L’Arche, la chronique de la NRF sera l’occasion de forger une conception de la littérature, une ou plusieurs, ou une en mouvement, qui doublera sa recherche d’écrivain et trouvera plusieurs stations dans les essais qui, les uns après les autres, regrouperont la plupart des articles publiés. Les articles de Blanchot, au moins au début, ne sont pas particulièrement difficiles – à condition de les lire dans cette perspective. Si on cherche à les lire pour des critiques qui s’arrêteraient aux livres dont ils parlent, alors on peut avoir du mal à les comprendre, et c’est ainsi que Gaston Gallimard pourra les trouver “incompréhensibles”, voulant les supprimer dès la première année. Ce n’est évidemment pas le jugement de Paulhan, même si celui-ci n’est pas enclin à suivre la rhétorique parfois excessive de Blanchot, comme en témoigne un brouillon de lettre non datée, probablement du début des années cinquante : “quant à savoir si l’on se suicide parce qu’on se croit déjà mort, avouez que votre explication est un peu tirée par les cheveux”. Dans une lettre à Caillois de 1957, Paulhan présentera Blanchot comme le meilleur critique de la revue, “si admirable quand il parle d’écrivains qu’il n’aime pas, ou aime peu”… Là commence la vraie question. De cela pourtant, Blanchot aussi avait averti. Dès 1947, au temps de la collaboration pour Les Cahiersde la Pléiade, il avait écrit à Paulhan : “Je viens de faire cette découverte : c’est que je m’intéresse à toujours moins de questions (et d’œuvres).” Il n’est qu’à recenser les noms des auteurs dont parle Blanchot pour voir qu’en effet, dès sa collaboration à L’Arche, il réduit de plus en plus le champ de ses recherches. Resteront certes de notables exceptions, comme ce texte de 1959 sur “le bon usage de la science-fiction”. Mais ce qu’aime Blanchot dans la NRF, c’est la volonté d’austérité, probablement parce qu’elle cautionne la sienne. Or, dès novembre 1953,il émet un premier doute : “Je me demande si l’esprit de recherche – ce qui ne veut pas dire l’esprit de sérieux – n’était pas plus sensible dans les Cahiers de la Pléiade que dans la NRF : avez-vous aussi cette impression ?”. Et en janvier 1959, il se montre encore plus inquiet : “Je suis un peu préoccupé par la transformation de la NRF, si elle se fait par l’extérieur et peut-être à la demande de l’extérieur. L’austérité était jusqu’ici la marque de sa magnificence ; la perdant, ne s’appauvrira-t-elle pas en paraissant s’enrichir ? Je crains que changer de cette manière visible ne l’éloigne de ce changement invisible auquel elle était comme par tradition destinée.”
Probablement, enfin, Blanchot pense-t-il que les évolutions majeures de la littérature se passent désormais ailleurs. L’équilibre qu’il tend à maintenir entre Barthes et Paulhan montre la gêne qu’il éprouve pour deux auteurs qui incarnent deux manières et deux époques de pensée qu’il estime mais avec lesquelles il ne peut se sentir totalement en accord :ni avec l’une, ni avec l’autre. Rappelons : Barthes avait jugé la NRF “réactionnaire”. Or, si le malentendu entre Blanchot et Paulhan va devenir malaise, c’est, de plus en plus nettement, pour des raisons politiques. En 1958, le retour de de Gaulle éclaircit définitivement le différend : aucune zone d’ombre, aucune réserve, aucun secret n’est désormais possible, d’autant que les deux écrivains s’expriment publiquement sur la question. On peut désormais croiser les deux seules lettres de Paulhan à Blanchot publiées jusqu’ici, de juin 1959, avec les lettres de Blanchot à Paulhan de la même époque (et surtout les lettres de 1958). Dès le départ, Blanchot sent la nécessité de s’expliquer : “La nécessité de refuser s’est fait entendre en moi avec une force que je croyais endormie depuis les années sombres. Mais je n’ignore pas que le refus nous sépare de ce qui nous est le plus proche et surtout de nous-mêmes”. L’amitié est donc préservée et permettra le dialogue. Cependant, le malentendu se renforce : ce dialogue reste noué dans les références à la guerre (les “années sombres”), et circonscrit à la question de l’homme providentiel – rappelant le post-scriptum de la lettre de 1942 sur le fascisme. Et les visions de Blanchot et de Paulhan sur la manière de rapporter le passé au présent diffèrent.

Paulhan reproche à Blanchot de professer un radicalisme extrême. Blanchot reproche à Paulhan de rompre avec l’apolitisme proclamé dans le premier numéro de la revue. Il demande ainsi à Paulhan de publier quelques lignes à la suite de sa chronique du mois de septembre : “Il me serait très pénible de paraître m’associer à une approbation du régime actuel.” Ces quelques lignes paraissent effectivement, en P.-S., dans l’article de septembre, bien nommé “Passage de la limite”: “Je lis, dans le dernier numéro de la N.R.F., les commentaires d’actualité de la page 348. Je ne peux m’y accorder. A mon avis, c’est désespérer de ce peuple et de ce pays que de n’avoir d’autre espérance qu’un homme épisodique.”

Ces différends iront s’accentuant. En 1960, quand Blanchot participe de manière active et décisive à l’écriture de la “Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”, Paulhan signe le “Manifeste des intellectuels français pour la résistance à l’abandon”, favorable à l’Algérie française. La question politique est décisive. Elle met fin à tout atermoiement de Blanchot sur la nécessité de la chronique littéraire. En 1956, déjà, il avait émis, à plusieurs reprises, de sérieux doutes, par exemple : “Il m’arrive de penser que ces chroniques sont une erreur aussi bien pour la revue que pour moi”, non sans devoir ajouter : “ce travail me donne à peu près mes seules ressources régulières”. Mais dans une carte postale non datée, probablement dans les années 1959 à 1961, Blanchot remercie Paulhan de consentir à une chronique bimestrielle : “je serais très heureux de ce rythme, si vous m’y autorisez”. Le retrait de Blanchot de la NRF sera progressif : après avoir assuré une chronique mensuelle pendant plus de six ans, puis bimestrielle pendant près de six ans encore, il ne donnera plus que quatre articles en 1965, deux en 1966, quatre en 1967 et un en 1968. L’unique article de 1969, c’est l’hommage à Paulhan, disparu au mois d’octobre précédent. Cette incidence du politique sur le littéraire contaminera aussi les relations avec Gaston Gallimard. On sait que Blanchot et quelques autres, auteurs et employés maison comme Antelme, Mascolo et Des Forêts,tentent au début des années soixante de lancer une revue internationale. Les archives Gallimard conservent cette lettre du 13 septembre 1962 par laquelle Gaston refuse à Blanchot la publication de cette revue par sa maison d’édition : “Je maintiens que votre indépendance doit être totale. Mais vous devez reconnaître de votre côté que je dois des comptes à la Société dont je suis administrateur. Si je suis animé par la sympathie que j’ai pour vous et vos associés, je n’ai pas le droit de négliger les entreprises de la N.R.F. qui, quoique vous sembliez le croire, ne veut pas se contenter de “facilités brillantes”, mais entend maintenir le rôle qu’elle s’est assignée dans le passé en le continuant aussi dans l’avenir. ”Outre la dimension politique, la lettre recèle une question financière : et l’argent sera régulièrement une source de fâcherie entre Blanchot et la maison. L’épisode le plus vif, probablement, a lieu en 1955, lorsque Gallimard pilonne un grand nombre d’exemplaires invendus de certains livres de Blanchot, pour raisons de stockage… Le 19 avril 1955, Blanchot écrit à Gaston Gallimard :

Il me semble que cet incident devrait servir à rendre plus claire la situation qui est celle de mes livres dans votre maison d’édition. Vous savez que je ne me suis jamais beaucoup préoccupé de cette situation, que j’ai laissé vos services agir ou ne pas agir, sans jamais intervenir auprès d’eux, ni auprès de vous. Il m’est certes apparu, parce qu’on n’a pas manqué de me le faire remarquer, que mes livres ne bénéficiaient d’aucune publicité d’aucune sorte, que même au moment de leur publication ils restaient souvent presque introuvables dans de nombreuses librairies de Paris, je ne parle pas de province, et qu’enfin les quelques livres que j’ai publiés avec votre accord chez d’autres éditeurs, y connaissaient une diffusion et une vente beaucoup plus importante que ne peuvent expliquer leurs moyens d’action, assurément plus faibles que les vôtres. Malgré cela, je n’ai jamais donné suite aux demandes qui m’ont été adressées pour que je négocie avec vous une cession des droits sur ma production passée ou à venir. Comme je vous l’ai écrit, les relations d’amitié qu’il me semblait avoir avec votre maison, me détournaient d’une telle décision. Je n’ai jamais non plus beaucoup approuvé les auteurs qui vont d’éditeur en éditeur au gré de leurs intérêts. Mais, aujourd’hui, l’étrange initiative de votre service commercial m’oblige à examiner plus franchement dans quelle situation je me trouve. (…)

À l’égard de Gallimard et de la NRF, Blanchot n’aura cessé de mêler exigence de fidélité et exigence de rétribution, image de l’éditeur et réalité de son infrastructure, dévouement à la cause littéraire et dégagement des liens politiques.

Épilogue

De la mort de Paulhan, Blanchot restera, à sa façon, inconsolable. Dans la page inaugurale de l’hommage rendu à Paulhan, on sent le regret de n’avoir pu accompagner son ami : car au printemps 68, “ce qui arriva ne me permit pas d’apprendre que Jean Paulhan commençait de s’éloigner”. Il faut aussi noter que c’est précisément dans cet article écrit en hommage que se trouvent les premiers développements du prochain livre de Blanchot, Le Pas au-delà : l’œuvre de Paulhan aura incité Blanchot jusqu’au bout. Jusqu’au bout : dans le dernier récit publié de Blanchot, L’Instant de ma mort, le nom de Paulhan est, avec celui de Malraux,l’un des deux seuls noms d’écrivains mentionnés. Il y apparaît comme celui qui aide Blanchot à rechercher le manuscrit dérobé lors de la perquisition de l’été 1944 dans la maison familiale de Quain : “des recherches qui ne pouvaient que rester vaines”, précise Blanchot. Il faut aussi préciser que Paulhan est l’un de ceux à qui Blanchot avait immédiatement raconté les événements, et d’une façon tragi-comique. Le 5 juillet, six jours après les faits, Blanchot écrit à Paulhan :

Ici, il y a eu des incidents. Le 29 juin, ayant été jour de combat (durant 9 heures, on s’est battu dans le jardin, le bosquet et les prés environnants), nous sommes devenus champ de représailles – argent et bijoux ont disparu ; chose particulièrement comique, on m’a emporté, avec mon stylo, la plus grande part de mes manuscrits, de sorte que je suis privé à la fois de mes écrits et du moyen de les écrire ; enfin, j’ai appris par une observation furieuse d’un officier que se mêler d’écrire était un crime des plus graves. A 50 mètres, une ferme a été incendiée avec tout le bétail ; plusieurs autres dans les environs. Le souci du pillage a dû préserver la maison, et j’ai été quitte pour défiler les mains levées entre des mitraillettes.

La version des faits est très sensiblement différente de celle que l’on trouve dans d’autres lettres et de celle rapportée par le récit de 1994. Quelques semaines plus tard, le 26 juillet, Blanchot parle à nouveau de ses manuscrits à Paulhan qui, visiblement, entre-temps, s’en est inquiété : “J’ai renoncé à mes mss. Comme la perquisition est pillage, elle est niée par ceux qui la font. Il me semble aussi que réclamer quelque chose, c’est reconnaître l’autorité ou l’existence morale de celui à qui l’on s’adresse.” Enfin, le 10 août : “Mes mss sont définitivement perdus.”
La vie avec Paulhan est une vie avec les manuscrits. Quelles que soient les variations de jugements de Paulhan, celui-ci a dans l’ensemble toujours soutenu Blanchot. Que de nouvelles tensions après sa mort apparaissent entre Blanchot et la maison Gallimard, il ne pouvait en être autrement. D’après une lettre de Robert Gallimard du 30 novembre 1970, Blanchot aurait parlé de L’Amitié à Kostas Axelos. Robert Gallimard insiste pour que le livre demeure dans la maison. Mais, ou et, c’est aussi l’époque où est envisagée une première fois la publication d’Œuvres complètes, avec le même Robert Gallimard. La plupart des livres de Blanchot édités chez Gallimard sont alors épuisés. Robert Gallimard propose de les rééditer tous, soit en plusieurs ensembles, soit un à un. S’il consent à envisager la première solution, esquissant un tableau où figurent tous ses livres, regroupés en cinq volumes selon un ordre presque exclusivement chronologique, Blanchot préfère la seconde solution : “En ce qui concerne les “récits” et, plus particulièrement, certains d’entre eux, mon sentiment est le suivant : c’est comme s’il s’agissait de monades fragiles tombant les unes à côté des autres selon un parallélisme lui-même fragile, parallélisme que leur réunion en un même volume risque de transformer en une convergence qui en changerait le sens. ”En novembre 1972, Blanchot offre ses services à Claude Gallimard. En raison de ce qu’il juge un “dépérissement” de la collection “Les Essais”, il propose d’en prendre la direction. Peut-on cependant parler de “dépérissement” d’une collection qui vient de publier Arendt, Paz ou Baudrillard ? Blanchot rappelle à cette occasion “l’attachement ancien qui me lie à la maison (plus de trente années de collaboration), le fait que je lui ai donné presque exclusivement la préférence pour l’édition de mes ouvrages (…)”. Au fond, c’est toujours là que le bât aura blessé : Blanchot aura pu se sentir mal aimé d’une maison qu’il aura préféré à toute autre, en dépit de différends littéraires et politiques, et à qui il aura presque tout donné. Une histoire d’amour contrarié...