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Les recherches de Jean Paulhan dans la littérature orale

Lee Haring

Article original en anglais paru dans OpenEdition, Cahiers de littérature orale

Le chercheur en littérature orale est le dépositaire de deux discours. Le premier est « le système des formes poétiques qui constituent le répertoire effectif d’une communauté donnée » (Jakobson et Bogatyrev, 1971, p. 93). Le second est le système de concepts et de méthodes qui forment le discours des chercheurs. La littérature orale, qu’on la considère comme objet d’étude ou comme démarche de recherche, appartient à ces arts et sciences que Friedrich Schlegel (1865, p. 10) désignait comme des « exercices de l’esprit ayant pour objet la vie humaine et l’homme lui-même ». Utilisée comme fenêtre sur un peuple et ses valeurs, l’étude de la littérature orale pratique « l’enquête de terrain empirique des systèmes de signes dans leurs systèmes d’usage ». Telle est la formulation de l’anthropologue, linguiste et folkloriste américain Dell Hymes (1964, p. 9), qui s’est attaché sans relâche à unifier des domaines longtemps restés séparés.

L’invention du terme « folklore » marque un moment de rupture entre ces champs. Son créateur, William Thoms, « espérait voir se développer une étude plus systématique des mœurs et coutumes », comme le rappelle Regina Bendix. Mais le destin de ce domaine, poursuit-elle, fut de se plier à une division du travail, sous des appellations diverses telles que « ethnology, oral literature, folklife studies » et « traditions populaires » (Bendix, 2000, p. 3), et de demeurer ainsi à l’écart de l’histoire littéraire.

En concevant la production et la reproduction des études littéraires comme un tout, on fait apparaître un continuum entre littérature écrite et littérature orale : d’un côté Racine, de l’autre l’Ogotemmêli de Griaule (1948), séparés seulement par le canal de communication (oral ou écrit), mais unis par leur dépendance à la métaphore et à la métonymie. Tel que le concevait Hymes, et selon la formule de Dorothy Noyes (communication personnelle), le « folklore » constituerait ainsi « le fondement d’un projet philologique unifié, destiné à fédérer les disciplines existantes ».

Jean Paulhan (1884‑1968) entrevoyait déjà ce projet d’unification, lui qui ne traçait aucune frontière entre l’oral et l’écrit. Il est pourtant étonnant que Paulhan ne soit connu que comme littérateur. « Si la place de Paulhan, » comme l’écrit Michael Syrotinski, « au sein d’une certaine époque de l’histoire intellectuelle française est assurée » (1998, p. 151), sa place dans l’histoire des études de littérature orale, elle, ne l’est pas. Elle demeure obscure. Ses critiques, même lorsqu’ils examinent son rapport au secret (Trudel, 2004), restent enfermés dans les limites du monde littéraire parisien dont il finit, il est vrai, par devenir l’une des figures dominantes entre les deux guerres. Ces critiques ignorent les colonies et leur production culturelle ; ils reconduisent des présupposés éculés sur les littératures « majeures » et « mineures ». Même le critique le plus bienveillant, Silvio Yeschua, écrit à propos des poèmes populaires malgaches que Paulhan traduisit : « J’avouerai avoir longtemps cru que Paulhan les avait inventés… » (1982, p. 346‑347).

Or ces poèmes étaient bien réels : les traduire, les interpréter, puis en sonder l’esthétique passionna Paulhan tout au long de sa vie. Lorsqu’il devint cette grande figure littéraire qui maniait les mots avec une virtuosité telle qu’elle masquait toujours son propre moi, il ne cessa pourtant jamais de réfléchir à sa première expérience de terrain dans la colonie.

Pour un Jean‑Paul Sartre tendu, Paulhan joua un rôle décisif lors de leur première rencontre en 1937.

« J’ai monté deux étages et je me suis trouvé en face d’un grand type basané, avec une moustache d’un noir doux et qui va doucement passer au gris. Le type était vêtu de clair, un peu gros et m’a fait l’impression d’être brésilien. C’était Paulhan. Il m’a introduit dans son bureau ; il parle d’une voix distinguée, avec un aigu féminin, ça caresse. » (Beauvoir, 1960, p. 305)

Cette rencontre se termina heureusement : Paulhan décida de recommander La Nausée pour publication à la Nouvelle Revue Française, dont il était le directeur. Il était alors déjà la figure centrale du monde littéraire français, ami et collaborateur de Paul Valéry, André Breton, Paul Éluard, Louis Aragon, Amédée Ozenfant, Robert Delaunay, et d’innombrables autres géants. Ses romans, tels que Le guerrier appliqué (1914), Lalie(1915) et Progrès en amour assez lents (1917), restaient bien moins connus. Ce n’est que plus tard qu’il obtint la reconnaissance due à son rôle essentiel d’éditeur, de promoteur et de mentor. Ce qui demeura presque secret, ce furent les principes qu’il tira de ses recherches pionnières en littérature orale.

Ce domaine, pourtant, n’était pas celui dans lequel il s’était d’emblée spécialisé. Bien sûr, comme tout lettré français, Paulhan connaissait ses Perrault, mais il ne s’intéressait ni à l’essor des études folkloriques françaises, ni aux travaux de Henri Gaidoz, Paul Sébillot ou Emmanuel Cosquin des générations précédentes ; peut‑être avait‑il lu les études médiévales de Joseph Bédier ou feuilleté la revue Mélusine. Ses centres d’intérêt littéraires se situaient à l’écart des efforts de ces chercheurs pour légitimer le folklore et contribuer ainsi à l’idéologie de la Troisième République. Ils s’écartaient aussi de l’entreprise d’Émile Durkheim (1858‑1917) visant à légitimer la sociologie. Paulhan pensait que son expérience de terrain viendrait de l’étranger – peut‑être de Chine.

En réalité, l’expérience de terrain de Jean Paulhan eut lieu dans la colonie française de Madagascar, où il vécut trente‑trois mois (1908‑1910) — la plupart du temps auprès d’une famille bourgeoise (Hova) de la capitale, plus brièvement chez une famille de condition modeste (Andevo) à Ambohimanga, ancienne résidence royale, et auprès d’une famille aristocratique (Andriana) dans le Sud. Peut‑être ne s’agissait‑il que d’une coïncidence si Paulhan avait choisi de s’immerger dans une société que ses compatriotes percevaient comme profondément différente, et surtout marquée par le secret. Une fois confronté au secret tel qu’il se pratiquait à Madagascar, celui‑ci occupa toujours une place essentielle dans sa pensée et son écriture. Des observateurs étrangers comme Louis Catat avaient déjà remarqué combien les Malgaches semblaient rusés et dissimulateurs (Haring, 1992, p. 19). Avec le recul, ce que les colonisateurs prenaient pour de la ruse apparaît plutôt comme une dissimulation volontaire à l’égard de l’étranger. Ainsi, les narrateurs malgaches, interrogés ou enregistrés par des fonctionnaires ou enseignants français, lorsqu’on leur demandait de raconter des récits sacrés (tantara), refusaient régulièrement d’en donner la version complète. C’est précisément parce qu’ils savaient les tantara être les récits les plus vrais qu’ils les tenaient à l’écart de l’étranger.

Un proverbe mérina — l’ethnie la plus nombreuse et la plus puissante que Paulhan connaissait bien — le disait ainsi : Tsy misy melo‑batana, fa izay melo‑bava no meloka : nul n’est coupable par le corps, mais celui dont la bouche est coupable l’est véritablement. Aucun ethnographe de Madagascar avant Paulhan n’avait compris aussi profondément l’importance du secret pour un peuple colonisé; aucun n’avait discerné avec autant de finesse l’éventail de choix linguistiques qu’offrait la culture malgache à ses membres. En tentant de percer ce secret, Paulhan voulait créer une place littéraire pour Madagascar en France et en Europe.

La « Grande Île rouge » n’était pourtant pas inconnue. Elle avait déjà attiré l’attention de chercheurs de pointe. Quelques années avant le départ de Paulhan, Arnold Van Gennep, de onze ans son aîné, avait rédigé à partir de sources bibliothécaires une vaste étude sur le totémisme et le tabou à Madagascar, afin de mettre à l’épreuve certaines théories sociologiques. Pour lui, totémisme et tabou enveloppaient la totalité de la société malgache, et le progrès de l’ethnographie devait servir le projet colonial : « L’étude approfondie des sociétés demi‑civilisées est de première nécessité pour quiconque veut faire œuvre de colonisation durable » (Van Gennep, 1904, p. 1). Ses recherches en bibliothèque l’envoyèrent ensuite sur le terrain, où il produisit une ethnographie qui lui assura une place pérenne, quoique marginale, dans la vie intellectuelle française (Belmont, 1974). Depuis Bourg‑la‑Reine, où il observait la Haute‑Savoie, il pouvait détourner son regard du cercle fermé d’Émile Durkheim. De ce « groupe quelque peu doctrinaire », selon E. E. Evans‑Pritchard, Van Gennep « se tenait, ou fut tenu, à bonne distance » (1960, p. 17). Pendant ce temps, Paulhan, lui, se trouvait sur le terrain, seul, étudiant la manière dont les Malgaches faisaient un usage artistique de leur langue.

Douze ans après la conquête française, Madagascar offrait en effet une place aux jeunes hommes capables d’enseigner. Paulhan y vit la possibilité de nourrir son intérêt pour les arts du langage. Deux mois après son arrivée à la capitale, il écrivit un article sur le mensonge, qu’il espérait publier à Paris. Il ne pouvait encore avoir une grande expérience du mensonge chez les Mérinas, même s’il avait sûrement entendu les colons évoquer leur réputation de duplicité. Ce choix de sujet révèle déjà son double engagement : pour la langue elle‑même, et pour la manière dont les Malgaches l’utilisaient. Bien plus attentif aux habitants qu’aux officiers français qui l’entouraient, Paulhan préférait l’observation de terrain, au sein des familles où il vivait, à la recherche en bibliothèque.

Pour apprendre la langue, il se détourna du dictionnaire malgache‑français standard du père Abinal (1963) et de ses prédécesseurs, notamment le dictionnaire et la grammaire du missionnaire britannique Richardson (1885). Plus tard, lorsqu’il rencontra le père Victorin Malzac, qui avait achevé le dictionnaire d’Abinal après la mort de celui‑ci, il découvrit un linguiste aux goûts opposés aux siens : un missionnaire intéressé par la langue mérina, mais non par son peuple.

« Il n’a aucune idée sur les Malgaches, » écrivit Paulhan. Je lui dis : “Qu’est‑ce que vous pensez du caractère des Malgaches ?” — “Le caractère ? Oh, c’est comme les Français, je pense. Ils n’en ont pas.” » (Paulhan, 1982, p. 49)

Paulhan, lui, les connaissait déjà mieux, à travers la langue. Ce qui le captivait, c’était la transcription et la traduction des proverbes dictés par ses hôtes — une activité qu’on appellerait aujourd’hui travail de terrain sociolinguistique.

S’il ignora les travaux antérieurs sur les proverbes, ceux‑ci avaient pourtant une histoire imposante en France, illustrée par les deux ouvrages remarquables de P.‑M. Quitard : un vaste dictionnaire étymologique, historique et anecdotique des proverbes et locutions proverbiales (1842) ; puis, encore plus ambitieux, une série d’études magistrales (1860) sur la classification, les différences culturelles, l’analyse formelle et la sagesse des nations. Ce n’était pas là le goût de Paulhan.

Vivant modestement de romazava (ragoût de bœuf et de légumes) et du riz rose omniprésent (vitòlo), il commença sa carrière de chercheur en sillonnant les villages. Les lettres publiées par la Société des lecteurs de Jean Paulhan (1982) retracent cette formation de chercheur en littérature orale : il écoutait la musique populaire, observait les conteurs, surprit un jour un Européen agressant une jeune fille malgache ; le 15 mars 1908, il commença à consigner des proverbes (1982, p. 61‑62, 97‑98, 106, 112).

Ce genre avait depuis longtemps attiré les chercheurs étrangers, surtout les Britanniques envoyés par la London Missionary Society.

« En 1871, » écrivait leur meilleur folkloriste, James Sibree (1885, p. 124), « le révérend W. E. Cousins et M. J. Parrett publièrent un petit volume de 76 pages contenant 1 477 proverbes malgaches, branche d’une sagesse traditionnelle indigène où la langue est très riche. Une seconde édition augmentée, parue en 1885, rassemblait 3 790 proverbes classés par ordre alphabétique pour en faciliter la consultation. »

Paulhan ignora d’abord cette collection (Cousins & Parrett, 1871), destinée aux Européens – surtout aux missionnaires – comme outil d’étude. Elle ne visait pas à représenter la langue des Malgaches pour eux‑mêmes, dont la plupart ne savaient pas lire. Le nombre de proverbes qu’elle rassemblait éclipsait les quatre ou sept cents que des africanistes ultérieurs considèreraient déjà comme de grandes collections. Cousins, Parrett et leurs collègues enregistrèrent fidèlement d’autres genres (contes, légendes, mythes, devinettes), mais ils plaçaient les proverbes au premier rang, les voyant comme les vestiges d’un système de croyance en voie d’extinction sous l’influence du protestantisme missionnaire.

Les proverbes furent toujours nombreux : un siècle plus tard, le père Paul de Veyrières en réunit 5 633 dans son recueil de 1967.

Tout près de lui, un autre chercheur‑pédagogue servait de modèle à Paulhan : Charles Renel, recteur de l’enseignement dans la colonie, qui envoyait régulièrement son personnel recueillir des contes populaires. Ses traductions (1910, 1930) participaient au mouvement français d’« esthétisation » des cultures colonisées. Lorsque Renel affirma devant lui que le malgache n’était pas « une véritable langue », Paulhan répondit par des mots que bien des linguistes reprendraient : « Évidemment, tout dépend de la définition qu’on donne d’une langue » (1982, p. 64).

Suivant son exemple, il commença à envoyer instituteurs et coloniaux dans les villages pour interroger les anciens et réunir des manuscrits – comme Van Gennep le ferait bientôt en Algérie (Zumwalt, 1988, p. 60‑64). En sept mois, en 1908, il recueillit sept à huit cents proverbes, qui, affirma‑t‑il, étaient inconnus des missionnaires : « Mais il n’y a pas un vazaha [étranger] qui en sache autant que moi », écrivit‑il l’année suivante (Paulhan, 1982, p. 72). Très vite, il en perçut la double signification : « J’ai trouvé que la plupart avaient deux sens : un tout à fait moral pour les pasteurs européens — et un tout à fait inconvenant, pour eux » (1982, p. 74).

Il venait de découvrir la caractéristique la plus singulière des littératures malgache, africaine et créole : leur nature figurée, cette manière énigmatique d’user du langage, répandue sur tout le continent africain et dans sa diaspora. « Tout se passe comme s’il n’était pas de mot qui ne puisse être entendu en trois sens différant » (cité par Charles, 1976, p. 286).

Le langage énigmatique, comme l’a montré Geneviève Calame‑Griaule (1963, p. 85), masque et transmet à la fois la pensée du locuteur, évoque des sujets délicats voire périlleux, et livre au destinataire des messages à décrypter. De même, à Madagascar, les clefs de la communication artistique sont l’indirection, la métaphore et l’ironie — les outils mêmes du genre de la devinette. Chez les Afro‑Américains, ces artifices esthétiques sont devenus des stratégies sociolinguistiques pour la critique, le commentaire ou le signifying (Gates, 1988, p. 77‑88 ; Haring, 1992, p. 34‑62).

En découvrant ce langage de l’énigme à Madagascar, Paulhan fut le premier à concevoir la langue malgache dans sa dimension esthétique — à comprendre que les Malgaches faisaient de leurs paroles bien autre chose qu’un simple exercice de prolixité irritant les Européens. Si leur parole artistique était si multidimensionnelle, la traduire exigeait de décrypter ses codes complexes et d’en déployer toute la densité. Mais Paulhan voulait plus : il voulait la parler, et devenir, à l’instar d’un mpikabary malgache — un « homme de paroles », équivalent créole des men of words caribéens que Roger D. Abrahams étudierait plus tard (1983).

L’implication de Paulhan dans l’indirection verbale malgache, manifeste dans les proverbes et dans le genre poétique oral qui en procède, le hainteny, a été démontrée de manière élégante et détaillée par Michael Syrotinski (1998, p. 25‑46). La première hypothèse de Paulhan à propos de cette indirection était que les proverbes malgaches renvoient sans cesse à la nourriture. Il en nota un à propos d’un mari violent : « Quand il rentre de la chasse, il met une cloison au milieu de sa maison. Il met la femme d’un côté et il mange de l’autre. » Un autre se moquait de l’avare : « Quand il mange une anguille salée, il ne songe qu’à ses parents morts », car ses proches vivants lui réclameraient leur part (Paulhan, 1982, p. 62). Sa seconde hypothèse, interprétant la nourriture comme métaphore sexuelle, n’attendrait qu’une publication postérieure (Paulhan, 1987). Sa collection de plus de trois mille proverbes (aujourd’hui conservée à l’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine) lui valut d’être accusé par son supérieur de négliger ses fonctions d’enseignement. Sans désir d’intégrer l’administration coloniale, Paulhan fut renvoyé en métropole pour avoir trop travaillé sur la littérature orale.

Bien que ce fussent l’obliquité et l’ambiguïté des proverbes et du hainteny qui captivaient son attention — sur le terrain comme après — il transcrivit aussi d’autres genres, notamment des récits. L’un d’eux, qualifié d’« histoire malgache », est un poème dialogué entre deux voix (Paulhan, 1982, p. 67‑68). Un interlocuteur interroge une femme de plus en plus étroitement sur son air de douleur : « Pourquoi pleurez‑vous ? » ; elle dissimule d’abord la cause de son chagrin, avant d’avouer : « C’est mon fils qui est mort. » Le poème se conclut par une morale formulée par une troisième voix : « À quoi bon cacher le malheur qui vous a frappé ? » Trente ans plus tôt, le missionnaire britannique James Sibree avait déjà beaucoup commenté ce poème, y voyant probablement une manifestation de la duplicité mérina (1889, p. 36). Paulhan le recueillit vraisemblablement sur le terrain, mais il aurait aussi pu le lire dans le numéro 1889 de The Antananarivo Annual, revue anglophone que Sibree dirigeait.

Dès 1908, il traduisit une autre histoire, un conte mérina de trickster. Plusieurs épisodes en étaient déjà connus des observateurs étrangers comme des motifs souvent combinés. Le premier épisode, où deux fourbes se rencontrent et s’allient pour la première fois, avait été publié par Gabriel Ferrand (1893, p. 201‑202). Classique de la ruse réciproque, ce récit figurait aussi dans une anthologie missionnaire de quarante‑deux pages, due à Rabezandrina (1875). Tout au long de ce recueil, les deux compères — Ikotofetsy (le Malin) et Imahaka (le Ruseur) — dupent leurs voisins et s’approprient leur nourriture et leurs biens. Le second épisode, également ancien (Dahle & Sims, 1992, p. 75‑78), correspond au type international « Both? », classé 1563 dans l’index des contes populaires d’Uther‑Aarne‑Thompson (2004, p. 302). Envoyés par un noble (andriana) emprunter des bêches à son épouse, ils lui demandent plutôt deux lambo (écharpes rouges). Elle refuse ; ils hurlent au mari : « Elle ne veut pas les donner ! » ; — « Mais voyons, Rasoa, donne‑les vite ! », répond celui‑ci. Les épisodes suivants condensent diverses péripéties de leur cycle : les deux filous vivent d’abord paisiblement, admis par les villageois, jusqu’à ce qu’on les accuse de vol ; après un an d’absence, ils reviennent incognito et mènent une vie « tranquille », plus conforme aux attentes européennes. Dans l’épisode 4, Ikotofetsy souffre d’un mal de dents ; son partenaire, indifférent, se met à accorder sa valiha, mince instrument à cordes ; au premier son tiré, le malade proteste : « Laisse cela, je suis malade et je ne veux pas entendre de bruit ! » ; ils se fâchent, se retrouvent au marché (épisode 5) et finissent trompés à leur tour par une femme découvrant leurs vols (Paulhan, 1982, p. 128‑134). Ces épisodes illustrent à merveille l’inventivité mérina dans les récits de ruse, parfois créés de toutes pièces par l’informateur de Paulhan : l’invention sur modèle traditionnel demeure un art reconnu des mpikabary (Haring, 1992, p. 15).

Outre les contes, Paulhan traduisit aussi un mythe performé (1982, p. 135‑137), où les humains chassent les aborigènes velus (vazimba), hormis un homme et une femme « non pas trapus et criards, mais élancés et graves ». D’abord méfiant, l’homme reconnaît bientôt en elle sa compagne ; leurs enfants peuplent l’île — motif A1271 « Origine des premiers parents » (Thompson, 1955‑1958, I, p. 210). Paulhan savait que les Mérinas partageaient ces récits avec d’autres groupes malgaches, comme l’avait montré Ferrand (1893), mais pour lui, l’expression la plus typique de l’esprit mérina restait le poétique et frémissant hainteny, auquel on accède par le proverbe (ohabolana). Travaillant avec des Mérinas lettrés à Antananarivo, négligeant ses cours, il passa en revue la collection de Cousins et Parrett proverbe par proverbe, pour les classer linguistiquement (1982, p. 270 n. 1). Selon Michael Syrotinski (1998, p. 26), « cette étude des proverbes malgaches est à la source de tous ses textes théoriques ultérieurs sur le langage et la littérature ». La question de l’indirection et de l’ambiguïté malgaches ne cessa d’habiter sa pensée ; elle devint le modèle même de sa théorie littéraire.

À sa surprise, Paulhan fut élu membre correspondant de l’Académie malgache. Lors d’une communication du 28 avril 1910, il y formula l’idée que les proverbes occupent une place latente dans l’esprit malgache (1982, p. 203‑204). Son intérêt pour la performance proverbiale et poétique anticipait déjà la valeur contextuelle que l’anthropologie reconnaîtrait bientôt. Évoquant un interprète, il écrivit qu’il fallait restituer les mots mêmes de la performance pour comprendre le sens d’un proverbe ; il ne pouvait l’imaginer hors de ce contexte (Paulhan, 1925, p. 41). Parti d’une conception eurocentrée du proverbe comme expression souple et adaptable, Paulhan en vint à le voir comme une formule fixe, sacralisée par la tradition, et intimement liée au hainteny qu’il allait ensuite étudier.

En voulant être à la fois observateur et participant de la communication artistique mérina, Paulhan se heurta au dilemme de son étrangeté. Madagascar et la France incarnaient des principes esthétiques opposés, dont la tension s’infléchit sans cesse dans sa pensée. Le terrain lui enseigna la première face du dilemme : pour les mpikabary mérinas, l’authenticité s’atteignait en citant les lieux communs et formules consacrées. L’art verbal bannissait l’individualité : ce qui avait le plus de poids était ce que tout Européen eût jugé cliché. Le mpikabary persuadait par la répétition du tenin‑drazana — « les paroles des ancêtres » —, modèle de l’authenticité rhétorique (Haring, 1992, p. 63‑83, 116‑118). Bien sûr, Paulhan ne pouvait lui‑même être anonyme dans la colonie ; tout Européen y était hautement visible. Mais peu à peu, il comprit les valeurs qu’identifierait plus tard Louis Molet (1959, p. 34) : l’importance, pour un Mérina, de rester caché chez soi afin d’éviter l’humiliation ; celle de retenir ses émotions, n’exprimant que ce qu’on attend de lui. La contribution à l’uniformité du groupe passait par la sobriété vestimentaire, capillaire et langagière.

L’autre face du dilemme venait de sa propre culture : le monde de Rimbaud et Verlaine excluait le lieu commun ; l’exorcisme du cliché fut le combat de Flaubert. Depuis Antananarivo, Paulhan connaissait la richesse impersonnelle du langage poétique mérina ; Paris exigeait au contraire originalité et singularité. Pendant vingt ans après son retour, il médita ces proverbes et hainteny. Durant la Première Guerre mondiale, affecté comme interprète à l’atelier des soldats malgaches à Tarbes, il interrogea sans doute leurs traditions. Se souvenant des mpikabary, il intitula en 1941 son livre Les Fleurs de Tarbes, où il tenta de résoudre ce conflit esthétique.

Il lui fallut d’abord affronter tous ces proverbes sous forme universitaire : deux sujets de thèse à la Sorbonne. La première, Sémantique du proverbe malgache (1910), prit bien plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Il y travailla pendant la guerre, reprit en 1922 avec un sujet élargi, et y resta fidèle jusqu’en 1939 (Yeschua, 1982, p. 341). Roger Judrin note que « cette thèse devait devenir pour lui une lourde croix » (in Paulhan, 1982, p. 253). Un seul chapitre parut après la guerre : se souvenant de son expérience de vazaha sur le terrain, Paulhan en tira un essai profond sur l’apprentissage de l’art verbal mérina (Paulhan, 1925). L’étude répond à des questions telles que : « Comment peut‑on parler en proverbes ? » ou « Quel est, dans un ensemble de sens donné, le rôle spécifique du proverbe ? » (Paulhan, 1982, p. 261). Relue récemment — par Syrotinski (1998, p. 30‑39) côté littérature, et Mieder (1994) côté folkloristique — elle anticipe les travaux linguistiques de Keenan et Ochs (1979). Paulhan y narre ses échecs de performeur avec une franchise désarmante : plus il s’efforçait de parler en ohabolana ou hainteny, moins il avait l’impression que quelque chose advenait. Peu à peu, les mots mêmes de son inquiétude perdaient sens ; son langage lui semblait sans poids, tel celui d’un étudiant qui sait ce qu’il veut dire sans savoir comment le dire. Il pressentait l’existence d’un langage ésotérique à l’intérieur du langage ordinaire, surgissant par éclairs, doté d’une autorité supérieure : comme à Madagascar (Paulhan, 1925, p. 27). Il découvrit ainsi ce que les linguistes confirmeraient : l’existence de deux registres du parler mérina — le resaka (conversation ordinaire) et le kabary (parole formalisée sur modèle ancien). La maîtrise du kabary donnait le droit d’allusion ; elle supposait, selon Paul Ottino, la connaissance d’un vaste univers de références mythiques, généalogiques et historiques :

« Supposant la maîtrise de références apprises d’autrui, ce savoir relève d’un univers de connaissances embrassant tout un domaine de traditions mythico‑légendaires et historiques structurées sur des généalogies parfois appelées tetiarana et sur la trame de récits tantara… transposant sur la terre des événements survenus dans un monde imaginal. » (Ottino, 1992, p. 94)

Le modèle malgache enseigna à Paulhan que le langage littéraire existerait toujours à deux niveaux. Ce dualisme devint la clef de voûte de sa théorie. Sa seconde thèse, absente de l’essai de 1925, revenait à un plan plus classique : une classification linguistique des proverbes malgaches, intégrant le genre indigène ohabolana dans la typologie internationale du proverbe. Comme le résume Roger Judrin, « en fait, cette thèse sous‑tend une grande partie de l’œuvre paulhanienne » (Paulhan, 1982, p. 254).

La thèse, publiée en 1982 par la Société des lecteurs de Jean Paulhan d’après sa dernière version, reflète une hésitation : est‑ce un essai de classification ou le récit d’une expérience de terrain ? (p. 266‑311). Paulhan résout cette tension en distinguant quatre catégories de proverbes tout en les maintenant inséparables de leur contexte d’énonciation, contrairement au recensement sec de Cousins et Parrett. Il imite ses informateurs malgaches, qui ne parlent jamais d’un proverbe sans raconter l’histoire correspondante. Ces petits récits expriment l’ordre de ses impressions, comme l’a noté le philosophe Stuart Hampshire (1959, p. 26) à propos de toute taxinomie. Ce dernier décrit parfaitement le problème de Paulhan face à l’ambiguïté : « de nombreuses descriptions différentes peuvent rendre compte d’une même expérience de terrain » (ibid.). Paulhan préféra donc écrire des récits d’interactions, aussi véridiques, comme explication, que la description d’objets ou l’analyse formelle. Et ces récits pouvaient accepter l’obscurité, comme le faisaient toujours les Mérinas. Sa passion du récit l’éloigna vite du plan rigoureux de sa dissertation : l’œuvre littéraire commence quand le langage change de registre, à l’image du locuteur mérina citant des proverbes au fil de la conversation.

Les hainteny, poèmes oraux traditionnels, étaient encore plus étrangers à la culture de Paulhan. Il les traduisit dans son livre de 1913. Il comprit que, tout comme les ohabolana (proverbes), ils ne pouvaient se comprendre qu’en contexte de performance — souvent un échange ou une joute verbale. Les proverbes et les hainteny étaient étroitement imbriqués ; les études ultérieures en ont confirmé la correspondance réciproque (Haring, 1992, p. 98‑151).

« La clef, pour ainsi dire, d’un hain‑teny se trouve dans les proverbes qu’il contient, chaque proverbe… devenant le centre d’une sorte de poème secondaire » (Paulhan, 1982, p. 203‑204).

Une note de Paulhan sur les significations des hainteny (1982, p. 197‑209) témoigne de sa compréhension de la littérature orale comme existence plurielle en versions. Il y traduit huit variantes d’un même texte : la première extraite de la collection de Dahle (1877, t. 2), les autres recueillies auprès de vieillards à Antananarivo. Leurs incipit se ressemblent, mais leurs fins divergent. Pour unifier ces variantes, Paulhan dégage une image centrale : une femme dont l’amant est loin, perdu ou inaccessible (1982, p. 203). Il étaya son interprétation par un proverbe rapporté par deux informateurs et exprimant la même idée :

« Chant des pintades séparées de l’Andringitra : leur corps est ici, mais leur cœur se répète ce qui se passe là‑bas… [La pintade] est le signe placé au front du hain‑teny, à quoi on le reconnaît » (1982, p. 203).

L’unité de la littérature orale et de la littérature écrite devient manifeste chez Paulhan lorsqu’il rapproche ce hainteny d’une nouvelle de son contemporain Jules Renard : dans les deux, le lecteur doit deviner une idée abstraite cachée.

« Car le proverbe essentiel au récit est souvent caché, à peine évoqué par deux ou trois mots ; et l’on dirait qu’il s’agit de ne pas laisser deviner au lecteur l’idée principale du hain‑teny, de le dérouter. » (Paulhan, 1982, p. 209).

Il reconnaît que ses collègues fonctionnaires coloniaux y voyaient surtout dissimulation de la part des indigènes.

Paulhan fit d’autres découvertes que les chercheurs en littérature orale hors de Madagascar redécouvriraient plus tard. La première concernait la fonction régulatrice de la parole formelle : mettre fin à toute dispute familiale, fonction aujourd’hui reconnue du genre proverbial (Abrahams, 1968, p. 150). Une autre révélation tenait à l’usage codé de formules, de métaphores et de métonymies : autant de clefs de la performance, comme Richard Bauman le montrera cinquante ans après (1977, p. 15‑24). Sur le plan méthodologique, Paulhan avait compris que l’objet d’étude ne pouvait être les mots du proverbe, mais le contexte communicatif de leur énonciation. Le ohabolana n’avait pas de sens hors de sa situation d’énonciation. À la même époque, Malinowski affirmait : « La situation dans laquelle les mots sont prononcés ne peut jamais être tenue pour extérieure à l’expression linguistique » (1923, p. 306). Selon Syrotinski, l’essai introspectif de Paulhan est « une allégorie de l’activité même de l’ethnographie, la négociation complexe du moi et de l’autre, actualisée dans la joute proverbiale » (1998, p. 39). Cette négociation, ses contemporains — Van Gennep et Saintyves — ne l’avaient pas menée. Paulhan annonça ainsi le tournant interprétatif qu’allait connaître l’anthropologie américaine des années 1970‑1980 avec Geertz, Rabinow, Crapanzano et Dwyer (Trencher, 2000).

Dans le passage à la théorie littéraire, son expérience de terrain se fit sentir, même s’il garda Madagascar en arrière‑plan. Le titre Les Fleurs de Tarbes évoque son affectation auprès des soldats malgaches durant la guerre ; le sous‑titre, la terreur dans les lettres, transpose les registres malgaches haut et bas dans des termes politiques européens, en référence à la Terreur de 1793‑1794. Ce que Paulhan nomme « terreur » en littérature européenne correspond à la puissance qu’il avait observée dans le kabary : la force contraignante de l’expression toute faite sur l’orateur et sur son public. Le « terrorisme » littéraire décourage l’usage du cliché : « L’esprit se trouve, à chaque moment, opprimé par le langage » (Paulhan, 1941, p. 65). Mais à Madagascar, l’esprit n’était pas opprimé : les expressions figées étaient sanctifiées, héritées des ancêtres. Peut‑être Paulhan n’abandonna‑t‑il jamais le rêve d’un langage coïncidant exactement avec la pensée, ainsi que l’a noté Michel Beaujour (1976, p. 128). La simple représentation ne l’intéressait guère ; son expérience des hainteny l’avait tourné vers le secret et le non‑dit :

« Le poème ou le roman expriment sans doute la joie, le désespoir, les hommes et leurs mœurs, mais trahissent plus secrètement une idée du langage. » (Paulhan, 1941, p. 74).

Cette conception malgache du langage — toute de secret et d’allusion — demeura au cœur de son imaginaire.

Depuis cette perspective de l’océan Indien, note Beaujour (1976, p. 129), Paulhan parvint à traiter l’idéologie littéraire française comme un phénomène local et transitoire. Aussi, tout en mentionnant Freud, il ne s’intéressa pas aux lapsus, ni à leur valeur de révélation. Il cite le linguiste de la Sorbonne Antoine Meillet, mais ignore Saussure, dont la dissociation entre mot et sens aurait pu lui être utile. Son modèle restait celui du mpikabary, capable de repositionner d’anciennes paroles dans un contexte nouveau. « Il existe bel et bien un proverbe surprenant ; un cliché ingénieux » (Paulhan, 1941, p. 147). L’ambiguïté règne.

Contre la convention voulant que l’écrivain fuie le cliché au nom de l’authenticité, Paulhan affirme la force irrésistible du cliché — à Madagascar, autorisé par les ancêtres. Certains mots familiers, selon lui, souffrent d’hypertrophie : ils prolifèrent au détriment de la pensée et du langage lui‑même. Bien avant Orwell, il identifia la puissance extra‑sémantique de termes comme démocratie ou infini, compris superficiellement ou non compris du tout. Ces mots agissent directement, inhibant la pensée ; ou bien on les emploie sciemment pour leur effet. Nous aussi, dit‑il, vivons de clichés et de formules toutes faites ; nous les intériorisons. Se souvenant des Mérinas, Paulhan remarque :

« Bien au contraire voit‑on, partout où certains proverbes ou dictons sont de mise — comme il arrive chez les paysans, à l’intérieur d’un parti politique ou d’une même famille — les interlocuteurs s’entendre sur le courant d’une expression, et constamment user de clichés sans jamais buter à leur langage. » (1941, p. 142).

Même les dictons bourgeois, que l’ethnographe méconnu Flaubert rassembla dans son Dictionnaire des idées reçues, sont à ce point intériorisés qu’ils nous paraissent venir de nous‑mêmes (Paulhan, 1941, p. 92‑93).

Paulhan avait‑il été effrayé par l’étrangeté sociolinguistique des Mérinas ? Dans Les Fleurs de Tarbes (1941), il définit la terreur comme la situation où le destinataire ne partage plus les présupposés rhétoriques de l’émetteur — quand le discours devient étranger (Beaujour, 1976, p. 130) — exactement ce qu’il avait éprouvé face au hainteny. Ses amis Cocteau, Breton et Aragon, par un usage ironique du cliché, cherchaient eux aussi à troubler le lecteur. Madagascar fournissait à Paulhan la matière d’un surréalisme ethnographique — esthétique du fragment, de la collection insolite et du choc inattendu (Clifford, 1988, p. 118 ; Beaujour, 1976, p. 141). Les Fleurs dialogue avec les surréalistes autant qu’avec le souvenir de sa famille mérina. Sa mise en lumière de la rhétorique eut peu d’écho à Paris, et nul ne remarqua qu’il en importait une des colonies (Bersani, 1976, p. 143).

Les jours de terrain à Antananarivo ressurgissent dans Les Fleurs de Tarbes, lorsqu’il cite un proverbe bara du Sud :

« L’homme est un couteau mouillé : si tu ne frottes pas chaque jour la lame et l’étui, il rouille bientôt. » (1941, p. 157).

Ce proverbe fait écho à un dicton mérina : Antsibe latsaka an‑dobo ; raha ilaozana haratesina — « Grand couteau tombé dans l’eau ; si on l’y laisse, il rouille » (Houlder, 1957, p. 11, n° 127). Paulhan ne plagiait pas le kabary malgache : il en théorisait la rhétorique. Non la rhétorique de la belle parole, mais une rhétorique qui, selon Belaval (1976, p. 254), « préfère écouter ce que dit le Malgache ou, chez nous, l’homme de la rue ». Cela signifiait faire du terrain : écouter les ohabolana et hainteny à Madagascar, les lieux communs du parler populaire à Paris. Car, en littérature, écrit‑il, certains clichés littéraires ont pu coûter à l’écrivain de longs efforts (Paulhan, 1941, p. 92). Son programme final :

« Le cliché… doit être sans cesse considéré, interrogé, nettoyé. » (1941, p. 172).

Vu depuis Madagascar, Les Fleurs de Tarbes apparaît comme un archaïsme moderne, analogue à l’appropriation de l’art africain par Picasso. Par ailleurs, la comparaison de Paulhan entre les attitudes mérina envers la nourriture et les attitudes européennes envers la sexualité, trop incongrue, resta inédite (Paulhan, 1987).

Dans la génération suivante, sur une autre île du sud‑ouest de l’océan Indien, le poète et peintre mauricien surréaliste Malcolm de Chazal reprit l’enquête de Paulhan sur la puissance du langage (Joubert, Osman & Ramarasoa, 1993, p. 137‑149). Le lisant, Paulhan revint à la comparaison avec le mpikabary malgache. Il estima Chazal digne de rapprocher sa « science des correspondances » des révélations de la Kabbale, de la théosophie et de l’occultisme. Si Chazal ne reconnaissait pour tradition que celles qu’il inventait, son autorité provenait‑elle uniquement de la vertu de l’image ? L’autorité poétique ne résiderait‑elle que dans l’image suscitée par le poète, pont entre les niveaux de signification, les lois de la nature et les échelons du monde ? Après tout, la preuve de la nature poétique du hainteny réside dans son usage de la consonance, de l’assonance, de la répétition lexicale, du parallélisme et des symétries. Un surréaliste mauricien pouvait‑il ainsi éclairer la comparaison des poétiques ?

Pour situer Les Fleurs de Tarbes dans l’histoire littéraire, Michael Syrotinski la décrit comme

« une performance de l’ambiguïté radicale même dont elle parle — non pas simple équivoque sur ce que le livre dit, mais suspension entre dire et faire, énoncer et accomplir, original et lieu commun. » (1998, p. 92).

La solution que propose Paulhan à cette tension est donc, nécessairement, un échec : une parodie de l’acte de comprendre.

La négation ultime des Fleurs de Tarbes porte encore la trace des années passées parmi les Mérinas. La dernière phrase du livre réaffirme le secret :

« Mettons enfin que je n’ai rien dit. » (1941, p. 177).

L’ouvrage se replie sur lui‑même, laissant le lecteur dans l’incertitude. Cette phrase fait écho à l’expression mérina « tuer ses paroles à la maison » (mono volana an‑drano) : ne pas révéler sa pensée, mais agir seul, sans consulter autrui (Houlder, 1957, p. 148). Ce secret réaffirmé résume l’héritage malgache de Paulhan.

Citant une autre dernière phrase, celle du Guerrier appliqué, Silvio Yeschua déclare :

« Pour ma part, le remarquable, c’est que le dernier mot du livre soit le mot secret, plus pertinent, me semble‑t‑il, quand on parle de Paulhan, que la dichotomie culture‑nature. Ou alors, si l’on y tient, il faut placer dans la culture ce que tout à l’heure j’appelais les langages, tandis que la nature relèverait du secret, de cet indicible autour duquel on ne peut que tourner. » (in Bersani, 1976, p. 38).

Paulhan n’oublia jamais la maîtrise avec laquelle les Malgaches savaient garder leurs secrets, dans la parole comme dans le silence. Si le peuple colonisé devait toujours dissimuler au colonisateur, l’ethnographe, lui, continuerait de tourner autour de ce mystère. Après la Libération, Sartre révéla à son tour, en 1944, la « République du silence » née pendant l’Occupation.

Dans l’esprit même de la phrase finale de Paulhan, Maurice Blanchot, qui avait d’abord salué Les Fleurs de Tarbes dans le Journal des Débats (1941), retira plus tard son éloge (Syrotinski, 1998, p. 80). Peu attentif à la langue vernaculaire, Blanchot fut pourtant marqué par la malgachité latente de Paulhan. Tout en taisant sa dette éventuelle envers le mpikabary, Blanchot transforma cette esthétique héritée de Madagascar en une théorie où, selon Steven Ungar (1993, p. 254), « la littérature possède le pouvoir unique de nier le monde pour le recréer comme langage ». Les Mérinas, depuis longtemps, savaient créer par la parole un monde social fidèle à la coutume ancestrale, laissant toujours place à la conversation quotidienne. Cette force du dialogue en petit groupe, que Paulhan avait observée à Madagascar, disparut dans la transformation blanchotienne ; mais le véritable ancêtre caché de l’impersonnalité de Blanchot, c’était bien le discours mérina, celui que Paulhan avait découvert dans la poésie des hainteny.

« Parlant en général d’un proverbe, l’on ait en vue toute autre chose qu’une phrase donnée, formée de certains mots propres à rendre certains faits ; [il est] exactement le contraire d’une phrase : un événement indépendant des mots, un fait qu’il s’agit d’exprimer. » (Paulhan, 1925, p. 37).

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