Le Pont traversé, par Jean Paulhan
Mélot du DyLes livres sont précieux qu'on peut lire en une heure et même en plusieurs années. Spectacle intérieur dont on dit "ce n'est rien", parce que c'est beaucoup. Canevas idéal où l'imagination brodera sans raison ni nécessité, d'elle même... ou avec l'aide des docteurs. Pensées, sourires. Le poète est là qui regarde en silence. On l'avait oublié ? C'est lui que nous saluons ici.
Jean Paulhan nous offre les rêves de trois nuits. Des rêves ? Ils ne sont pas pour le docteur Freud, ils sont pour nous. Le docteur Freud est un joyeux homme, voyez-vous, mais ses commentaires à l'occasion du "Pont traversé" seraient quelque chose de triste. Et qui guérira Pascal ? Ceci dit pour les personnes trop bien intentionnées, il y a cette fine et dure observation du poète devant sa propre image : trois nuits pour en embrasser le mystère, trois jours pour le vaincre. Cela est d'une sévérité impitoyable en son élégance française : Rêves parfaits, combats dans la solitude, où ne sont admises que les armes les plus nettes, les plus belles.
Le sujet de ce livre ? Une histoire à raconter ? Ce n'est pas un duel tout à fait, où l'amante, peut-être, voudrait savoir ce que parler veut dire ; où le poète, "si les mots sont des signes", connaît tout le prix du silence... Oui, c'est une histoire à un seul personnage ; ce n'en est donc pas une, observera quelqu'un. Et le songe de l'intelligence ne va pas sans beaucoup d'ironie.
Evidemment, voici des personnes désolées, qui soupirent, préférant au rêve la rêverie, "on ne comprend pas bien", et retournent au bureau de rédaction où règnent les maîtres du sentiment. Jean Paulhan écrit : "Un caractère de ce village était que les maisons avaient leurs lumières en retrait. Je veux dire qu'elles demeuraient obscures tant que l'on s'avançait vers elles ou marchait à leur hauteur : mais l'instant d'après, l'on surprenait en se retournant, à certaines de leurs fenêtres, une lueur rouge, pas plus large qu'un fil. (La découverte venait trop tard, puisque je les avais à ce moment dépassées.) — Ma peau, si je la touchais des mains, et surtout à la figure, était chaude et tendue. J'entendis alors le bruit que font les allumettes d'une boîte que l'on secoue. Deux hommes : "Et les femmes ? dit l'un. — Vieux, c'est la ceinture". Le premier alluma sa cigarette, la boule de ses doigts en fut un instant transparente."
Cette poésie dans l'analyse, cette sensibilité dans l'observation tout intellectuelle, appartiennent à l'auteur de "Jacob Cow" et du "Pont traversé", comme aussi cette jolie discrétion dans la réussite : un sourire à Mme de Genlis... On ne traverse pas la vie, observe-t-elle. — On ne "traverse" pas un pont. — Et on ne traverse pas tout à fait ce petit livre, à notre avis. On n'a pas envie de s'en aller.
(Texte paru dans Le Disque Vert, 2e année, n° 1, mai 1922.)