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Jean Paulhan voyageur et conteur, ou le Monde inconnu

André Dhôtel

(Postface du Tome I des Œuvres Complètes, Tchou)

Il semble souvent, dans l'actuelle civilisation, que nous soyons détachés de quelque ancien rivage où fleurirent des traditions oubliées, et que nous ayons laissé une part du monde, comme au cours d'une migration. Nous ne sommes pas dépaysés pour autant, bien au contraire. En fait, nous avons prononcé la mort des prodiges, des fantômes illogiques et de toute lumière surnaturelle. Nous nous faisons forts d'être établis dans une connaissance solide des choses et des êtres, de l'existence enfin.
Le campement, nos architectures et nos structures, les ruisseaux, l'herbe, les animaux, les hommes, les jeunes filles sont avec nous. Tout nous est donné dans un ordre plus simple que jamais, et rien de ce qui nous entoure ne nous surprend. Les contrées que nous traversons semblent même de plus en plus familières — unifiées ou standardisées. Cependant, si personne ne remarque rien d'insolite et si nous restons baignés dans la chaleur du campement et dans notre raison, l'un des voyageurs, sans s'éloigner des autres, s'est soudain senti un peu bizarre.
Ce voyageur a songé peut-être que nous étions loin de quelque pays de rêve, mais plutôt il a éprouvé soudain qu'en ce monde (quel monde ?) où l'on s'est installé sous un ciel habituel, chaque chose, chaque être même était devenu comme hors d'atteinte, et perdu dans une ignorance pour ainsi dire essentielle. Du fait que la vie reste ordinaire, passante, évidente, une sorte d'indifférence s'est établie qui déroute le voyageur. Toujours à nos besognes ou à nos distractions, ne saurons-nous jamais où nous sommes vraiment ? Ne pourrons-nous dire jamais ce qui est survenu entre nous ? A quelle distance nous étions, pas seulement de ce pays-ci ou de ce pays-là, de ce passé ou de cet avenir, mais de tout ce qui nous entoure, qui reste présent et d'autant plus difficile à situer ? Nous ne pensons qu'à nous serrer l'un contre l'autre et à discuter, sans savoir même que ce qui pourrait être perdu c'est toute la terre, toute la lumière et nous-mêmes enfin. Voilà du moins ce que semble avoir observé ce voyageur. Mais au lieu de s'adonner à des réflexions déroutantes, pourquoi ne s'est-il pas satisfait d'être raisonneur, routinier, savant même, ou bien passionné, en somme livré à des occupations comme les autres ?
En fait, il n'a pas voulu le moins du monde se détacher des affaires en cours. Il s'y est appliqué avec plus de zèle que quiconque. Tandis que certains, de temps à autre, protestaient, se fâchaient pour mieux retourner ensuite aux habitudes, lui n'a jamais eu l'envie de critiquer quoi que ce soit. Un jour, étant soldat, ses chefs lui avaient dit quelque chose comme : “Vous ne trouvez pas que ces manœuvres sont idiotes ?” Mais lui avait eu beau écarquiller les yeux. Il a répondu que c'était très bien ces manœuvres, très normal enfin. Et on l'a regardé de travers, et c'est pour cela qu'il a dû juger qu'il y avait autour de lui quelque chose de curieux ou bien de tellement ordinaire que cela n'avait peut-être pas de sens (ou trop de sens, insaisissable en somme) et qu'il était vraiment égaré dans un drôle de monde.
Il a fait la guerre et, tout le long des jours, il s'est dit que c'était comme ça. Il a affirmé sa “sympathie pour la guerre”. Il n'était pas question d'approuver, simplement de constater que la guerre existait à ce moment-là, et de reconnaître la vérité de l'événement, en accomplissant de bon gré les tâches qui s'imposaient. Sur ce point, il est aussi d'accord avec le commun des hommes à qui “la vie peut paraître suivant les jours plaisante ou déplaisante. De ceci, du moins, ils ne doutent pas, c'est qu'elle est vraie, c'est qu'elle est même la seule vérité dont ils disposent — ou mieux qui dispose d'eux et dont ils s'arrangent comme ils peuvent”.
Rien donc ne sépare ce voyageur ni des hommes ni des événements, dont même il estime “l'absolue netteté” lorsqu'ils se manifestent soudain par des balles ou des obus assez fantastiques. L'horreur de la guerre et le danger, il les a éprouvés comme ses compagnons. Cependant l'aventure difficile, bien loin de le livrer à quelque haine ou à un refus, affirmait d'abord en lui cette confiance en les moindres choses de la vie presque perdue, aussi bien qu'en l'amitié, une confiance assurée par le sens du devoir et le courage, mais qui dépasse l'un et l'autre. Bref, cet homme qui a le si vif sentiment d'être comme étranger, on peut dire qu'il ne fut ni plus ni moins qu'un tel ou un tel, à tout hasard, puisque lui-même mettait tout son cœur à n'être ni plus ni moins.
Revenons à notre campement, ou à quelque lieu où se mène notre vie quotidienne et moderne. La mort et les horreurs ne sont absentes d'aucun lieu, et les sociétés et la nature contiennent toujours des menaces auxquelles répond comme elle peut une foi instinctive qui ne manque pas non plus au voyageur inquiet. Toujours il reste en sympathie. Chacun l'accueille et il sait accueillir.
D'où vient alors qu'étant si bien accordé à tout, il soit soudain tourmenté par une différence ou une distance entre lui et ce qui l'environne ? Pourquoi sait-il et veut-il nous avertir que nous sommes en pays lointain ?
Il se refuse aux nostalgies, plaçant toujours l'accomplissement d'une vie attentive non pas en dehors des sentiments, mais avant les sentiments. Il déclare en premier lieu qu'il ne se sent pas “épais”, tout interdit de ne savoir souvent comment s'y prendre pour entrer en relation avec celui-ci ou celui-là, avec cette fille facile ou distante. Il s'avoue malhabile malgré son désir de se conformer à ce qui est donné ou refusé.
Bien sûr, cette faiblesse est un sort commun : “Je suis comme tout le monde : je n'ai pas continuellement la certitude de mener une vie véritable.” Mais lui se le redit souvent, comme ferait un exilé, et chaque fois qu'il veut communiquer avec ses semblables, c'est pour lui une affaire très sérieuse et difficile, car ce sentiment de l'exil est aussi celui d'une dissemblance entre des êtres perdus dans leur étrangeté comme en celle du monde. En vérité, le voyageur dont nous parlons maintient certaine exigence immédiate, pas du tout voulue ni déterminée par des idées. Il ne peut se satisfaire d'un accord coutumier, il désire aller au cœur des autres et du monde réel pour un partage essentiel. Chacun pense bien sûr : quand le cœur n'y est pas... Mais encore c'est plus loin que le cœur ou les émotions hasardeuses qu'il veut ce partage, plus loin même que l'esprit qui comprend, mais raisonne beaucoup trop et nous retarde. Il veut que l'âme se révèle, que l'entente soit pour ainsi dire la preuve d'une âme ou des âmes qui habitent nos corps et cette terre. Est-ce donc tellement demander ? Non pas, car il s'agit de la moindre des choses, et c'est une affaire qui concerne nos plus simples démarches, sans même qu'on ait réfléchi d'abord sur la question, comme on dit. Par exemple, faire la cour à une fille, c'est banal, c'est instinctif. On sait bien à quoi cela tend. Justement, il s'agit d'être ensemble. Mais que les corps soient ensemble, il est évident que cela ne suffit pas. D'autre part, le sentiment demeure fragile. Quant à une entente intellectuelle, c'est misérable. Pas de doute que l'âme doit être de la partie et qu'aucune entente ne peut exister sans un recours à ce qui fait la nature même des êtres.
Quelle âme ? Certes, dira-t-on, une âme qui sait, et qui ne se contente pas de l'instinct ni de la coutume, et qui n'est pas non plus une simple et ridicule définition de la conscience. Au-delà de toute définition, elle est l'inexplicable présence. Et l'on se voit aussitôt bien obligé d'avouer qu'il s'agit d'une âme absolument inconnue et secrète, dont on ne peut pas parler, et dont il faut parler. Voilà bien le grand embarras du voyageur, disons aussi son enchantement : il y a un secret, une ombre essentielle dans les êtres et dans la nature et en lui-même. Un tel secret est inconnaissable, bien entendu, mais celui qui sait qu'il existe ne peut renoncer à s'en préoccuper.
“Qui sommes-nous ?” répète le premier venu. Cela semble donc encore très banal, mais l'erreur du premier venu c'est qu'il ne se rend pas compte que lui-même est une part du mystère, que la moindre de ses démarches y entre tout entière, qu'il n'y aurait pas de mystère s'il n'y avait pas en chacun une âme inconnaissable ou cette ombre qu'aucune lumière ne peut rompre. Dès que nous avons voulu comprendre cela, le monde change et se divise. Il se peuple de résistances. Soudain, nous sommes des étrangers, tout devient étrange, car il paraît évident que nous sommes séparés des autres hommes et des objets de l'univers, aussi bien que des plus inaccessibles pays de rêve. Une communication machinale et quelques propos techniques ou fatalistes ne suffisent vraiment pas à combler notre exil. Quel ennui sans doute et quelle humiliation pour notre science ! Mais ce serait aussi notre beau destin de partager l'incroyable gêne, l'invisible secret.
Cela vaut la peine de traverser bien des difficultés et de courir de grands risques. On constate d'abord, en l'occurrence, puisque l'affaire demeure inexplicable, que la difficulté même risque d'être pour longtemps la seule illustration de l'enchantement que nous promet l'échange vrai de la pensée mystérieuse. Le voyageur en quête de découvertes en reviendra souvent au témoignage des défaillances qui marquent son vœu :
“... Certes, je ne doute pas de découvrir un jour la pensée qui m'assurera presque à tout instant le ravissement, l'absence d'ennui. J'ai plus d'une raison de penser que cette découverte est proche. (Je ne sais à vrai dire ce qu'elle sera ni même si je pourrai l'exprimer.) Mais tant qu'elle ne sera pas là, il faut bien avouer que la maladie, la fatigue ou la fièvre — avec certaines surprises des passions, qu'il est difficile de préparer — en tiennent, peu s'en faut, la place.”
Il n'est pas question pour autant d'abandonner les voies du mystère, ni même de s'abandonner. Si d'abord nous sommes mis en éveil par un “défaut”, il faut croire que ce défaut joue un rôle dans l'histoire. Nécessairement, nous devons nous vouer à une parole qui prolonge le beau désir ou le regret. C'est ici qu'on entre en littérature, et que le langage mène le jeu.
Il ne s'agit pas d'un langage, que l'on étudie de l'extérieur, car nous ne sommes jamais en dehors de notre langage. Le voyageur ne peut marquer même l'intention de chercher, comme dit le poète, “le lieu et la formule”. Il doit se prêter aux mouvements et aux étrangetés des mots ou des phrases, comme chacun fait dans la vie courante. Mais ce serait très décevant aussi de céder à toutes les idées communes et de se voir prisonnier d'une routine, théorie ou méthode. Les expressions et les idées ordonnées ont le tort de se vouloir parfaitement claires, et nous replongent dans la solitude sans ombre ni lumière en vérité. Elles nous rendent satisfaits de leurs apparences, et nous font oublier la vie au creux de l'ombre, la vie, la présence, l'amitié première, la merveille d'un monde inconnu. Ainsi Jean Paulhan, pour mener sa tentative, a choisi d'abord d'être un conteur. Le conte est un jeu. Un jeu sérieux, aurait dit Platon. Surtout l'auteur tient à avouer d'emblée qu'il fait de la littérature. Il désire qu'elle soit cette vie même bien sûr, mais il refuse d'y prétendre absolument et il s'attache au rôle hasardeux de l'homme de lettres. En la circonstance, le conte est la seule forme d'expression qui, à la fois, reconnaisse les chemins tracés, les impasses, les hésitations, les pistes circulaires, les mirages, les issues aventureuses, le no man's land et enfin peut-être quelque surprise éclairante en ce pays lointain où nous sommes malgré nous jetés.
Par où commencer ? Simplement avec les façons les plus ordinaires. Ici il y a un arbre ? Bien, il y a un arbre. Quelqu'un monte dans l'arbre ? Donc, qu'il y monte selon ses moyens. Une jeune fille est rencontrée ? Abordons la jeune fille aussi selon nos moyens. Mais bientôt le conteur découvre sa liberté.
Ce n'est pas tellement la fantaisie, ni l'aventure, plutôt, de façon curieuse, l'analyse. Notre conteur ne se reconnaît certes aucun droit à l'allégorie, ni à l'étude des situations et des caractères, ni même à la psychanalyse. En fait, il ne tient à recourir à aucun procédé, il évite les sous-entendus, les résonances des sentiments qui si facilement convainquent, et toutes sortes d'harmoniques propres à distraire le lecteur. Il ne cherche pas à distraire, plutôt à attirer l'attention. Comment donc s'y prendra-t-il s'il se veut innocent de toute idée et de toute ruse ? C'est étonnamment simple. Chemin faisant, le conteur s'aperçoit que son héros ou lui-même traverse certains événements qui ne sont pas observés d'habitude. Et là il s'arrête, usant du privilège du promeneur qui n'a pas de spécialité. Il s'arrête et il détaille l'événement inaperçu qui se révèle soudain complexe, et où pourrait bien prendre son origine quelque renouvellement qui fasse jouer le secret de l'âme et d'une entente.
Quelles sortes d'événements ? Cela varie de l'apparition de personnages de rêve (les rêves sont une expérience aussi) à la plus vulgaire rencontre d'une armoire dans l'obscurité. Ce qui est sûr c'est que ce sont de “mauvais sujets” pour notre goût romanesque, des sujets qui ne se développent pas à grand renfort de péripéties et de points de vue, mais au contraire se réduisent à une vision très rapide, ou à une idée qui soudain nous confond. Une jeune fille voit s'agiter derrière un buisson une étoffe, l'étoffe disparaît aussitôt, mais la fugacité même de l'apparition devient pour elle le signe d'un secret qu'elle va ressaisir. Un professeur parle des Égyptiens et fait observer à ses élèves : “Tout ça aurait pu vous arriver à vous.” Et soudain la découverte pas “très claire ni très raisonnable : c'est que l'Égypte n'était pas du tout ce que l'on croyait, une peuplade lointaine... elle n'était, je ne sais trop comment, rien d'autre que nous”.
L'événement s'affirme donc par un passage insaisissable ou par une idée qui fond la durée dans une vision instantanée et retourne le sens de nos démarches. Que nous importent les Égyptiens ? Considérablement étrangers sans aucun doute, mais pour cela même aussitôt fraternels. Les cheminements, les évolutions qui paraissaient expliquer et relier les pays, les êtres et les époques ne faisaient que nous en séparer. Ce qui réduit les lointains, nos embarras et nos angoisses c'est le très lointain qui supprime d'un coup la distance et le temps. L'homme n'est plus un juge qui étudie le répertoire des âges et des pensées : il est jugé, dominé, repris par une vaste nature (on dirait aussi bien une surnature) dans un élan fraternel au péril d'une histoire faite de ruptures et de transfigurations. “... Mon idée était plus importante que moi, plus vaste puisqu'elle me concernait sans doute — puisqu'elle me contenait — mais avec moi des milliers et des centaines de milliers de garçons et de filles et d'hommes et de femmes, une foule où je ne tenais guère de place, où je m'effaçais. Il s'ensuivit une curieuse conséquence : c'est que je n'avais pas trouvé mon idée. Tout au contraire, c'est elle qui m'avait trouvé, après m'avoir, il se peut, longtemps cherché.” Alors nous voici devenus de simples jouets, semble-t-il, puisque les seuls événements qui comptent nous enveloppent et nous entraînent hors du monde et de nous-mêmes.
Mais qu'avons-nous jamais cherché sinon cette union avec l'Autre ? Nous ne sommes vaincus par le mystère que pour l'avoir invoqué et avoir joué dans la partie notre propre mystère et notre vie, sans quoi rien ne serait survenu.
Toutefois, le conteur n'est pas au bout de ses contes. Dans cette partie entre le Moi et l'Autre, il n'a pas renoncé à user de ses observations patientes.
Une jeune fille semble inaccessible. Voici l'amant qui, lui-même, s'avise d'avoir été trop explicite, et se fait obscur, inaccessible, non par artifice, mais en reconnaissant le désarroi de sa situation de prétendant éconduit. Et la distance est soudain franchie entre la jeune fille et lui.
Un malade, que le délire rend étranger aux objets et aux êtres qui l'environnent, revient à lui en s'avisant de cette étrangeté. Une jeune femme le veille, et peu à peu il la guide vers le secret d'une faute révélé par deux lettres écrites à une autre. La vie renaît en lui et entre eux, dès que (sans que rien soit dit) l'échange du secret s'est accompli. Dans un autre conte deux hommes se sont mal conduits à l'égard d'une fille. Lorsqu'ils en viennent à connaître la faute commise par chacun, soudain une entente s'affirme et s'accomplit dans l'inavouable. Tout aveu essentiel demeure aussi dans le silence. Ce sont des fables exemplaires où rien n'est prouvé et dont on ne parvient jamais à rendre compte vraiment. On aura même pu croire à des fantaisies passagères. Cependant une découverte s'est faite, que les exemples soient ou non discutables.
Une découverte très légère mais essentielle, car elle se réalise grâce à la réflexion, au langage et à une action décidée, qui provoquent une aventure inexprimable dont le secret est respecté. Ainsi, au lieu qu'une entente, une vérité s'affirme par une succession de démarches ou de termes clairement démontrés, c'est au cours d'une rupture, d'un face-à-face de la lumière et de l'ombre, d'un échange des situations elles-mêmes, où chaque personne se substitue à l'autre.
Une découverte, Rimbaud l'avait déjà proposée. Il ne s'agit plus de “se prouver des évidences”, de suivre une chaîne causale ou finale, de s'enfermer dans des structures, mais de réaliser l'événement qui, soudain, renverse les perspectives et provoque un échange brusque et nous change par une illumination. Un accomplissement.
C'est plus tard que naît le drame.
En effet, dès lors que s'opposent puis s'échangent deux pensées, deux secrets, la tentation est grande de vouloir une fusion absolue et de décréter qu'une fois pour toutes l'entente est réalisée, qu'on a trouvé la règle. Or le conteur ne peut jamais assurer cette permanence que pourtant il souhaite. En revanche, la tentation opposée le guette, celle de provoquer la rupture et l'instabilité : c'est la “pensée sans fin” qui consiste à tenter de ramener au même niveau ce Moi et cet Autre et de les désunir sans fin. De telle manière que le grand risque d'avoir surpris l'événement essentiel en sa rapide lumière sera d'être déchiré entre le désir de la maintenir et la nécessité de créer une nouvelle rupture pour une nouvelle étincelle aussi vive que la première. Mais la seconde sera-t-elle jamais aussi vive ? De quels détours faudra-t-il user pour retrouver la loi originelle et secrète sans la déflorer ? Le baroque, l'équivoque, la confusion, la trahison même pourraient entrer dans ce jeu de cache-cache. Ce sont les angoisses des Causes célèbres. Sans compter les hasards de la route.
La démarche littéraire demeure, pour chacun de nous, périlleuse. Ce n'est pas l'un des moindres mérites de Jean Paulhan de nous l'avoir signalé. Mais justement son étude poursuivie par-delà les contes et sans renier les tâtonnements aura le privilège de s'épanouir pour avoir voulu n'être d'abord dans ces jeux et ces risques rien d'autre qu'une patience fidèle à la gloire d'un mystère insoutenable et généreux.
L'affaire importante est réellement ailleurs que dans les mots ou les contes : dans cet espace creusé entre les mots, dans le voyage au milieu d'une contrée où se lèvent les ombres, avec des habitants non moins ténébreux, le long de perspectives qui à la fois sont dans le monde et hors du monde, du fait même qu'elles s'inversent en des moments qui défient la durée.
Au cours d'on ne sait quelle Anabase, analogue à quelque migration vers l'Ouest, vers l'or, vers la science, il est certain que s'atténue cet univers rituel, où les démarches humaines évoluent et s'orientent dans un réseau de limites et de croyances qui rompent et révèlent la lumière. On s'étonne de retrouver cette réalité mystique, par éclairs d'une vivacité poignante, dans une littérature pour ainsi dire abandonnée et qui n'est pas sans regretter l'Orient.
L'absence même, le défaut, l'état obscur se sont donnés comme gage de lumière, non qu'ils soient raison de lumière, mais plutôt dans leur retrait se livrant à une confiance qui éclaire dans la profondeur l'imagerie vaine des mots, les “objets du monde”, l'âme enfin et l'amitié. Savoir que le secret existe, c'est déjà “vivre en Dieu”. Pas toujours bien sûr. Peut-être quand même un instant éclaire parfois toute une vie. Un soldat réfugié dans une maison livrée aux morts, et criblée par les feux des obus, se dit qu'il rêve, et envoie un coup de pied dans une glace pour revenir à la réalité. “Une petite chose (nous dit le soldat), mais à mes yeux sacrée, puisqu'elle servait à tout le reste de support, puisque tout le reste d'un seul élan allait m'être rendu. Par cette petite mystérieuse glace, par cette précieuse fissure, se glissèrent d'un coup obus et cadavres, lumière d'éclipse, empereurs, généraux, savants. Tout s'était passé — j'en eus du moins l'impression — comme si notre monde se trouvait accolé à quelque autre monde, invisible à l'ordinaire, mais dont l'intervention, en des périodes décisives, pût seule le sauver de l'effondrement.”
“... Notre vieille confiance dans l'enchaînement des effets et des causes se trouve ici en défaut. Plutôt faudrait-il songer à quelque relation surnaturelle...”
Dans notre pays lointain, désorienté, s'ébauche (plus lointaine que tous les lointains) une littérature qui refuse la maîtrise et qui, nommant l'événement passager, l'oiseau ou le caillou, désignant un rien, voit reparaître le moment d'une naissance et d'une renaissance. Par son humiliation même retrouvant la distance fabuleuse, elle livre tant bien que mal (et c'est merveille) le monde à la fortune de ses renouvellements, par quoi nous devons rejoindre enfin le pays de l'aurore.