Jean Paulhan et Gaëtan Picon, des éditeurs entre tradition et transmission
Brigitte Ouvry-VialGaëtan PiconJean Paulhan
Proches par l’époque et le caractère absolu de leurs partis pris respectifs pour l’art et la littérature, Gaëtan Picon et Jean Paulhan proposent chacun une méthode et des critères de lecture et d’évaluation des œuvres. Sur la base d’une étude de leurs propositions, on peut, malgré leurs différences d’approche et de pratique intellectuelle, en inférer une conception commune de la médiation éditoriale : s’agit-il d’une conception ancienne issue de la tradition du livre,comme pourrait le suggérer une confrontation au modèle scolastique et humaniste de la lecture ? Ou d’une méthode nouvelle de transmission des œuvres propre moins à l’époque qu’à la personnalité des deux contemporains ?
Quoi qu’il en soit, à partir de ces deux figures marquantes de l’histoire littéraire du livre et de l’édition, sur la base d’une étude comparée de leurs méthodes critiques d’évaluation, on se propose d’éclairer la fonction de l’éditeur et de la nature de l’acte éditorial au XXème siècle.
Deux éditeurs et essayistes
Le choix de Jean Paulhan et Gaëtan Picon répond d’abord à une raison objective — ils appartiennent à la même époque —, ce qui permet d’éliminer les différences contextuelles susceptibles de parasiter l’approche de leurs démarches respectives. Certes ils ne sont pas tout à fait de la même génération, Jean Paulhan, né en 1884 a presque 17 ans de plus que Picon, né en 1901, mais Paulhan meurt âgé, en 1968, sans avoir vraiment arrêté de travailler, tandis que Gaëtan Picon disparaît prématurément, en 1976, à l’âge de 61 ans alors qu'il devait remplacer Balthus à la tête de la Villa Médicis de Rome.
Ils appartiennent donc à un moment donné au même espace littéraire et artistique dans lequel ils occupent des places différentes mais également en vue : Gaëtan Picon est présenté comme un essayiste, critique littéraire et critique d'art, qui fut directeur des Editions de Mercure de France, fondateur en 1966 de la revue l'Ephémère avec André du Bouchet, Yves Bonnefoy, Louis René des Forêts, Michel Leiris et Paul Celan, co-responsable de la collection des Sentiers de la création publiée par Albert Skira, mais aussi et surtout un homme public "GrandCommis de l'Etat" chargé de la direction des Arts et des lettres auprès de son ami André Malraux. Les portraits de Jean Paulhan ne manquent pas, qui le présentent comme l’éminence grise des lettres françaises, en particulier par sa fonction de directeur de la NRF — institution française s’il en est. Il en fut le secrétaire, dès 1925, succédant à Jacques Rivière aux côtés d’André Gide, mais fit aussi partie de façon officielle ou officieuse, de nombreux comités littéraires de revues influentes, parmi lesquelles Mesures, Commerce ou de maisons d’édition comme Gallimard bien sûr, comme Le Mercure de France, rachetées par Gallimard en 1958, et que Gaëtan Picon dirigea de 1963 à 1965.
Evoluant dans la même sphère, ils ne s’y fréquentent sans doute que de manière polie, y adoptent des stratégies différentes et Jean Paulhan considérait que Gaëtan Picon ou Max Pol Fouchet qui s’accrochaient à la gloire de Malraux pour en obtenir une charge étaient plus sensibles aux honneurs de la République qu’à la république des lettres. Ils ont des amitiés et admirations communes, Henri Michaux qu’ils ont tous deux publié, Georges Seféris, Saint John Perse, Noël Devaulx et beaucoup d’autres, mais aussi des goûts et jugements radicalement opposés : Yves Bonnefoy, qui à partir de Du mouvement et de l’immobilité de Douve en 1953, dont Paulhan n’avait pas voulu, et ne serait-ce que jusqu’à la mort de Picon, publia au Mercure de France presque l’essentiel de son œuvre [Hier régnant désert en 1958, L’Improbable en 1959, La Seconde Simplicité en 1961, Pierre écrite en 1964, Un rêve fait à Mantoue, en 1967, Dans le leurre du Seuil en 1975] n’a jamais été publié chez Gallimard à l’exception de quelques traductions en Poésie Gallimard ou en Folio. Paulhan ne le considérait pas comme « un très grand poète » comme il le confie à Ponge dans une lettre et ce désaveu devait être assez marquant pour que Bonnefoy dise, en juin dernier au colloque Picon, en réponse à une question : « Je n’aime pas Paulhan ».
Si le regard critique de Jean Paulhan semble porter prioritairement sur la littérature, ensuite sur la peinture, ce serait plutôt l’inverse chez Gaëtan Picon, mais c’est là une mesure qu’un pesage minutieux de leurs contributions et soutiens respectifs apportés à l’un et l’autre art, tendrait à relativiser et la preuve en est qu’on vît, en février 1974, au Grand Palais, une exposition consacrée à« Jean Paulhan à travers ses peintres » et en 1979, au Musée national d’art moderne, une exposition intitulée « L’œil double de Gaëtan Picon ».
Ils ont surtout en commun d’avoir, en parallèle à leur activité de médiateurs, écrit des ouvrages critiques, des essais sur la poésie et la peinture, des récits qui formalisent leur conception et leur politique de lecture et singulièrement les anthologies critiques de littérature contemporaine que tous deux ont tenu à concevoir et publier sous leurs noms propres : Poètes d’Aujourd’hui de Jean Paulhan et Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon, deux entreprises dont on soulignera les nombreux recoupements ou choix communs, y compris dans le traitement spécial réservé aux poètes consacrés que sont Aragon et Eluard. A travers ces écrits, malgré leurs différences et divergences de goût et de choix, il semble qu’une sorte de parenté subtile dans l’art de lire et de transmettre pourrait lier ces deux grands lecteurs.
Critique et paratexte éditorial
Si nous avions besoin de nous en assurer, Jean Paulhan et Gaëtan Picon nous confirmeraient en effet que la compétence de lecture de l’éditeur du XXème siècle est liée à sa fonction médiatrice et qu’elle est d’ordre critique. On s’intéresse ici au cas de l’éditeur littéraire, celui qui se prononce sur la valeur d’un texte à la fois dans l’état où il le reçoit et dans l’état de valeur ajoutée où il pourrait se trouver au terme du processus éditorial. Celui aussi pour qui la mesure et l’expression de cette valeur reposent sur une expérience et des critères personnels de lecture, mais qui est aussi et avant tout un passeur. Doué de mémoire et de clairvoyance, capable d’anticiper la réception d’un texte à partir de la lecture — sensible, expérimentée — qu’il en fait, il est en même temps soucieux de transmettre ce qu’il lit et voit, tel qu’il le lit et le voit.
Or « les choses vues sont des choses tues », tandis que « cette “intentionnalité” particulière qui constitue le regard critique, déréalise simultanément sujet et objet ». Cette critique de la critique que fait Michel Philippon au nom de Paul Valéry dont il s’attache à définir l’approche spécifique veut que « avoir l’œil critique, suppose qu’on a rompu le charme pour l’expliquer », que « le critique, inspecteur et juge des travaux finis, est condamné à comparer des fossiles, des masques, des livres refermés et cadenassés. Là, tout est donné, mais rien ne paraît plus ». A quoi s’oppose le projet de Valéry qui « n’est pas de juger mais d’éprouver et de connaître. Le jugement, si l’on tient à ce mot, peut être de sensualité ou de technicité ». On retrouve là, chez un contemporain de Paulhan et Picon, critique et conseiller littéraire influent avec lequel l’un et l’autre ont eu des relations confraternelles, des considérations communes.
En effet, les écrits et notes critiques de J. Paulhan et G. Picon attestent d’une absence ou suspension délibérée d’“intentionnalité” de la lecture éditoriale, qui constitue sa spécificité à l’intérieur même du champ de la critique. Comme chez Valéry, le jugement est chez eux, avant tout, une expérience esthétique conditionnée par les outils et conceptions techniques de la transmission éditoriale mais aussi « une sorte de rêve éveillé, un état semi-hypnotique très labile », très mobile ; la connaissance n’en est pas exclue mais ne se traduit pas en termes d’érudition, c’est plutôt une « mesure toute objective des difficultés surmontées par l’artiste, par un professionnel exclusivement professionnel capable de hiérarchiser les mérites et de discerner les virtuosités ». Ceci tient au fait que le rôle du critique d’art et de littérature, tel que le conçoit et pratique Valéry et — peut-être à sa suite — Paulhan ou Picon, consiste à s’intéresser non à l’œuvre finie mais à l’oeuvre en train de se faire qui « peut laisser apercevoir et déchiffrer, par la succession de ses étapes, certains des secrets de ce processus, voire nous éclairer sur les véritables fonctions de l’art ».
Que cette conception de la critique chez Jean Paulhan et Gaëtan Picon ait été inspirée par Valéry ou qu’elle résulte d’une observation objective des situations de lecture auxquelles leurs pratiques éditoriales respectives les confrontent, il n’empêche que la fonction et le rôle de l’éditeur, à leurs yeux, consistent à s’intéresser non aux résultats mais aux processus, aux pistes de sens, aux formes repérées dans le texte qui n’est pas fini mais encore en cours, aux moyens qui les soutiennent, à leurs effets possibles sur le lecteur. Starobinsky, à propos de Picon, parle ainsi d’une « critique complète, — car elle se préoccupe de tous les points du trajet où passe le rapport vivant qui, par et dans l’œuvre, relie auteur et lecteur, écrivain et public ». Cet effet sur le lecteur est l’instrument de mesure de la valeur de l’œuvre, et c’est en cela que la lecture éditoriale pratiquée par Gaëtan Picon, parce qu’elle cherche à « éprouver [les] éléments de la valeur totale » est une critique de genèse qui évalue mais n’émet pas pour autant un jugement de valeur : « Au lieu d’une critique qui, à la limite, réduirait l’oeuvre à la somme de ses causes, Picon propose une approche différentielle qui, se retournant vers le monde dont l’œuvre s’est détachée, évalue la force de rupture,la puissance de négation »…
On peut alors parler de jugement éditorial à condition d’en admettre une pratique ou acception non radicale : « Le jugement » dit Picon, « n’est pas un décret, mais une reconnaissance : critiquer, c’est reconnaître dans l’œuvre la présence (ou l’absence) d’une valeur. » On peut aussi qualifier de pragmatique cette conception spécifique du jugement éditorial qui tient — comme tout élément du paratexte tel que défini par Genette, aux caractéristiques mêmes de la situation de communication dans laquelle il est rendu, à la nature du destinateur de l’œuvre,et c’est ici l’éditeur qui nous occupe. Au titre de « la force illocutoire de son message » comme « caractéristique pragmatique du paratexte », Genette cite « faire connaître une intention, ou une interprétation auctoriale et/ou éditoriale » et donne l’exemple des préfaces, indications de genres, mais aussi conseil ou injonction de lecture qui « indiquent aussi nettement, quoique en creux, la capacité jussive du paratexte ». Outre le passage de l’intention à l’interprétation éditoriale, nuance qui reprend la situation, évoquée plus haut, de modération ou déplacement nécessaire de l’intentionnalité critique, on retiendra la notion de « capacité jussive » qui tempère l’aspect prescriptif du jugement transmis et met l’accent sur « l’aspect fonctionnel » du paratexte éditorial.
L’éditeur-critique serait donc plutôt celui qui réfléchit sur son jugement et fait en sorte de rendre la valeur du texte visible et lisible dans le livre. C’est là le rôle pragmatique du paratexte éditorial, « défini par les caractéristiques de son instance, ou situation, de communication » : A l’encontre de la critique littéraire qui implique la production d’un discours sur l’objet de sa lecture, la critique éditoriale vise une adhésion au texte qui résulte d’une mise en question préalable : « L’œuvre n’est pas toute l’autorité » écrit Picon, « elle ne peut révéler son autorité qu’en présence d’une conscience qui a tout d’abord pesé sur elle de tout son poids. » L’éditeur est cette conscience qui, reconnaissant la valeur d’une œuvre, conforte son autorité. Mais il ne prétend pas à l’universalité, pas plus que son jugement ne se traduit par des arrêts ; sa critique se passe et produit du silence : silence de la lecture cursive, silence de la contemplation globale du texte considéré comme un tableau, inscription de ce silence dans le péritexte éditorial, la forme non verbale, matérielle du livre qui est aussi anticipation — à travers le paratexte éditorial, lequel englobe l’ensemble des éléments de présentation du texte — mise en page, typographie, blancs …, de la lecture silencieuse du lecteur à venir.
La réception éditoriale — c’est-à-dire l’opération conjuguée de lecture et de mise en livre du texte qui conduit à fournir au paratexte d’ensemble, les contributions péri- et paratextuelles spécifiques de l’éditeur et d’une édition, est un processus de saisie, d’écoute et de connaissance qui tient compte autant de l'intention émise par l'auteur que de l'appropriation que le lecteur peut en faire. Mais parce qu’« il n'est de compréhension d'un écrit, quel qu'il soit, qui ne dépende pour une part des formes dans lesquelles il atteint son lecteur » et que l’éditeur est conscient de cette détermination, de la responsabilité qui lui en incombe, comme de l’impact de son travail d'adaptation aux besoins et compétences supposés des lecteurs, il adopte une position critique médiane et mobile : il ne se limite ni à accompagner, dans une perspective utopique d’objectivité, l’intention de l’auteur, ni à réagir, à trancher par un jugement radical mais vise à retrouver et reproduire les conditions de la lecture possible de l’œuvre.
Les conditions du bon jugement
Jean Paulhan comme Gaëtan Picon témoignent tous deux d’une conscience critique qui implique inévitablement et nécessairement un jugement :« L’acte par lequel nous réagissons à l’œuvre d’art est équivoque et complexe – à tel point qu’il est impossible de lui donner un nom sur lequel chacun accepte de s’accorder. Mais cet acte, s’il ne s’y réduit pas, inclut le jugement » écrit GaëtanPicon, tandis que Paulhan déclare : « J’aurais fort bien pu commencer ces réflexions par quelque : « Critiquer, comme la racine krinein l’indique, c’estd’abord juger… » Ou, plus loin :
L’un et l’autre invalident les diverses tentatives de jugements critiques qui, soit constatent sans juger, soit jugent de manière gratuite, telles pour Paulhan « les arts et les sciences du langage : tantôt infiniment riches de méthodes et d’observations, mais impuissants à juger. Tantôt tranchant au petit bonheur, etcomme dans l’ignorance, tandis que pour Picon : « A côté de celui qui ne voit rien, parce qu’il ne sait qu’identifier et réduire, il y a celui qui voit sans se prononcer ». Tous deux établissent des typologies des erreurs critiques : Picon en analyse longuement les dimensions philosophiques autant que psychologiques, tandis que Paulhan, que l’exercice semble amuser, en dresse des tableaux synoptiques. Il conclue l’une d’elles en disant : « Au demeurant,explications et commentaires sont le plus souvent ingénieux et subtils, et n’ont guère qu’un défaut : c’est qu’ils passent l’essentiel sous silence ». Reprenant à son compte les propos de Paulhan, Gaëtan Picon, dans l’Ecrivain et son ombre, précise : « On comprend la prudence actuelle de la critique. Une si constante méprise — de la part d’intelligences dont la distinction n’est pas en cause — révèle,semble-t-il, une impossibilité fondamentale : juger, c’est toujours méconnaître l’œuvre nouvelle (particulière, incomparable), puisque c’est la voir à travers une tradition ».
Le terme, bien qu’il ne soit pas ici employé dans son sens absolu, désigne à la fois la tradition critique (comme « conscience collective : le souvenir de ce qui a été, avec le devoir de le transmettre et de l'enrichir ») et une tradition, une pratique critique singulière avec les formes symboliques, les hiérarchies littéraires qu’elle privilégie. Mais parce que la conscience critique de l’éditeur est d’abord conscience du contexte spécifique dans lequel se situe sa réception de l’oeuvre, à la tradition comme héritage et transmission d’un « contenu culturel à traversl'histoire depuis un événement fondateur ou un passé immémorial », il préfère la médiation, la transmission dans l’espace et le temps d’une époque donnée, la sienne. On soulignera ici, sans s’y attarder, l’importance de la notion d’actualité qui est au cœur de la démarche et pratique éditoriale de Jean Paulhan et de GaëtanPicon et dont nombre de leurs écrits ou travaux attestent : Paulhan insiste sur la nécessité d’apprécier et de découvrir les écrivains de leur vivant, d’être « uncritique du temps présent ». Le mot même d’actualité revient constamment chezPicon : dans l’avertissement pour la première édition (1949) du Panorama de lanouvelle littérature française, dans « La littérature vingt ans après », avant-propos à l’édition remaniée (1976), du même ouvrage, dans un entretien de 1975 où déclarant que « la critique a été pour moi critique d’actualité » il précise que le choix de ce « contexte d’actualité » vise à « rapprocher une œuvre d’un public, ou justifier ma propre réaction immédiate ». Que désigne le terme d’actualité ? :« Un certain moment de la littérature, celui que nous sommes en train de vivre, et que ce livre a l’intention de faire connaître et de définir », la littérature « du jour », « en train de se faire ».
Jean Starobinski insiste sur ce choix du temps présent, de l’époque encours autant dans sa préface que dans « Le Critique », soulignant à de multiples reprises que « la compréhension panoramique, qui est pour Picon un impératif constant […] la manière dont Gaëtan Picon a répondu aux défis de son époque »,« allie étroitement la vision rétrospective et le survol synchronique des réseaux où s’entrecroisent les avenues de notre temps [et] qu’il se reporte obstinément sur lemonde actuel ». Ce faisant, il remarque le lien étroit chez Picon, entre l’exigence de critique du contemporain et la nature même du jugement non traditionaliste :
Et Picon, opposant à la facilité du « jugement dans les musées » « la vraie nature » de l’expérience esthétique découverte « dans le contact avec l’œuvre nouvelle », se félicite, « sans excessive vanité d’auteur », dans l’avant-propos àl’édition de 1976 du Panorama, de la validité de ses jugements de 1949 :
A ces conditions explicites du bon jugement, il faut en ajouter une, qui sans doute fait la force de ces deux conceptions et pratiques de la lecture éditoriale, tout en restant implicite, mais que deux écrivains, étroitement liées àleurs éditeurs respectifs, nous suggèrent :
D’un côté Henri Michaux dans son hommage posthume à Jean Paulhan, écrit : « Tout à l’autre, au vis-à-vis, sans s’opposer, sans faire retour à soi, sans apparemment en avoir besoin, sans « moi », avec élan, retenue, astuce, il pénétrait dans le mystère d’en face… »
De l’autre Yves Bonnefoy emploie la même expression — « sans moi » — pour décrire chez Gaëtan Picon cet excès d’inquiétude ou au contraire de personnalité qui le faisait s’abandonner à des moments vides ou à la pluralité des disponibilités, l’incitait à n’être personne, expérience dit Bonnefoy « qui a gardé Picon de pouvoir s’établir dans l’écriture de la poésie alors même que c’était une expérience de poésie ». Nombreux sont les commentateurs (Ionesco, Claude Simon, Ponge, Starobinski) qui perçoivent chez Picon une alliance — ou un déchirement ? — entre le désir de l’œuvre personnelle et la nécessité de passer par une lecture ou critique dialogique pour mieux se rapprocher de lui-même.
Au moins aussi nombreux aussi, les commentaires qui soulignent le souci d’effacement de Paulhan, son attention à l’autre « d’une vigilance implacable », sa capacité à adhérer à l’écriture de l’autre, à s’abstraire de soi pour découvrir et faire découvrir, pour tenter dit Michaux « la découverte […] d’une pensée latente, commune, encore à personne, en suspens, et qu’il ne tenait pas non plus à faire décidément sienne. »
Dans sa volonté et son désir intime de rendre l’expérience esthétique communicable, « d’aboutir, sinon à une universalité, du moins à une objectivité du goût », l’éditeur de littérature, comme Paulhan, comme Picon, ne dit pas « Je » ou s’il le dit ce n’est pas lui qui parle. A l’encontre des critiques que Paulhan caricature et dont il dénonce le mauvais rapport à autrui en distinguant celui qui ne sort pas de soi — celui qui « convoque tour à tour les écrivains devant son Tribunal », celui qui « commence par coucher l’auteur sur le lit de sa petite (ou grande) philosophie personnelle [….], de celui qui ne sort pas d’autrui — qu’il soit historien, psychanalyste ou sociologue, le Je de l’éditeur est toujours un multiple, l’auteur, le lecteur, lui-même. S’il est « sans moi » c’est moins par suite d’une infirmité, d’une absence, que d’une flexibilité, d’un surplus de présence. « Cette voix », écrit Gaëtan Picon, « lente à se prononcer, mais souveraine, est celle d’un Je transcendant à la connaissance et à la sensibilité, transcendant à la raison, transcendant à moi-même : un Je qui ne fait qu’un avec une expérience méditée de l’art. »
Alors, dussions-nous en rester à une hypothèse, on peut supposer que ce « sans Moi », ferment attesté de l’art de la lecture de Jean Paulhan et Gaëtan Picon, pourrait être une condition nécessaire à toute vraie réception éditoriale ?
L’expérience de l’œuvre
Expérience critique autant qu’esthétique, la lecture éditoriale implique une méthode et des critères d’expression du goût que l’on a ou pas pour une œuvre, qu’elle soit admirable ou médiocre. Et si le souci de lecture neuve et non sclérosée par la tradition, le repérage attentif du présent qui « ainsi scruté, oriente aussitôt le regard vers l’avenir », et le retrait du Moi sont, pour Paulhan et pour Picon, les conditions du bon jugement, quelle est alors la nature de ce bon jugement, dont les deux éditeurs critiques seraient les représentants ? Celui qui émanerait selon Jean Paulhan « d’une critique élémentaire », qui « prononce qu’un ouvrage littéraire mérite, ou non, d’être pris en considération ; « existe » ou n’existe pas ; bref, est bon ou mauvais », définition qui a son pendant chez Picon : « Dire d’un livre qu’il n’existe pas signifie qu’il n’est pas de la littérature et par conséquent qu’il ne vaut rien ». La notion d’existence est pour l’un comme pour l’autre un critère de valeur et de place hiérarchique dans l’ordre de l’art. « De même » écrit Picon,« que l’appartenance à cet ordre fait franchir à l’œuvre le seuil absolu qui sépare l’inexistant de l’existant, le degré de son appartenance — sa place dans cet ensemble - lui fait franchir le seuil différentiel qui distingue l’œuvre du chef-d’œuvre, le livre de second rayon du livre de premier plan ».
Cette valeur est liée à la qualité et à la conscience de celui qui l’énonce, « témoin compétent » selon Picon, qui fait la différence entre l’authentique et l’inauthentique, qui aime une œuvre « après l’avoir soumise à lui [nous]-même, tenue à distance », « simple lecteur » que Paulhan dit être resté « avec beaucoup de force » en dépit des « faiblesses particulières » du « parti pris » de directeur de revue qu’il a longtemps été, « lecteur attentif » dit-il aussi et de souligner que « Critique est un des noms de l'attention ». Picon souligne cette attention nécessaire à la validité du jugement même dans le cas d’opinions contraires.
Contre la faiblesse d’une critique traditionaliste, l’insuffisance d’une critique militante,d’une critique laxiste, d’une critique d’explicitation, ou technique, ou même d’une critique esthétique « envers et contre tout », le bon critique est donc avant tout un lecteur, lecteur de base mais lecteur sensible quisait rester extérieur, ne cherche pas à tout comprendre mais s’expose, prend des risques.
« L’extériorité du jugement » dit Picon, « respecte l’œuvre mieux que l’intériorité de la compréhension ». C’est une « expérience complexe et sans analogue, qui est émotion de connaissance, activité totale de l’esprit et mouvement de la sensibilité sous l’éclair d’une révélation ? Il s’agit d’une émotion révélante (et les œuvres qui ne sont rien, justement, ne révèlent rien) […]sous une lumière qui implique et suscite l’intervention de l’esprit : non moins que notre « goût », notre position dans le temps, notre connaissance des autres œuvres,notre faculté de confronter et d’estimer. […] Ce que j’appelle juger — ou admirer —, c’est ne rien dire qu’exposé à ce pouvoir ».
De la même façon, Paulhan qui se préoccupe de savoir ce que « l’homme de la rue » veut et attend de la poésie, nous dit qu’il « accepte d’être surpris et roulé par le mystère, plutôt qu’il ne le dirige ou le prévoit. […] Il ne cherche pas le moins du monde à le comprendre, ni à le disséquer. Et tout se passe comme si le spécialiste de la poésie — sitôt qu’il commence à bâtir ses explications et ses rêves — devenait hérétique, mais que l’homme du commun en son fond demeurât parfaitement orthodoxe. »
Le point commun entre Paulhan et Picon réside précisément dansl’acceptation d’une « logique mystérieuse et pressante » qui accorde les œuvres d’art et qui demande à celui qui cherche à les comprendre, lecteur ordinaire ou critique expérimenté, une conscience esthétique à la fois universelle et individuelle, connaissance acquise et découverte nouvelle, « faite de toutes les esthétiques passées et de la nôtre, du sens de toutes les formes authentiques et de leur irréductible différence […] conscience qui, à chaque instant, se constitue, qui n’existe qu’en acte et jamais en formules définitives ».
« Le secret du tête-à-tête du romancier avec le lecteur. Ce silence ! Le même silence condensé que celui de la peinture, les beaux tableaux, je les entends se taire ». Ce « silence condensé » que l’éditeur entend, comme tout lecteur, le place à l’intersection de deux critiques idéales évoquées d’un côté par Valéry — « La critique, en tant qu’elle ne se réduit pas à opiner selon son humeur et ses goûts, - c’est-à-dire parler de soi en rêvant qu’elle parle d’une œuvre, - la critique, en tant qu’elle jugerait, consisterait dans une comparaison de ce que l’auteur a entendu faire avec ce qu’il fait effectivement » — de l’autre par Paulhan et Picon qui, sans évacuer l’auteur, ne reconnaissent pas son intention comme un critère suffisant d’évaluation et revendiquent une conscience « capable d’hostilité et décidée au jugement » même quand elle réagit par le silence. Picon déclare :« Si la soumission et le mutisme sont peut-être les ultimes réactions de l’esprit en face de l’authentique, ce silence n’a de sens que parce qu’il succède à une parole,cette adhésion de valeur que parce qu’elle clôt une mise en question ». Le mutisme est une preuve de la perception concrète de l’œuvre mais pas une évaluation en soi : « Je peux, tout en voyant, refuser de me prononcer. Je peux aussi, tout en voyant, me prononcer contre ce que je vois, repousser ce qui vient de se révéler ». Tandis que Paulhan voit en Félix Fénéon le critique idéal « émerveillé devant la toile, et comme interdit », capable de rougir devant un tableau, de ne rien dire, c’est-à-dire aussi de ne pas signer ses critiques pour ne pas user de sa propre langue contre celle de l’œuvre.
Si l’on peut établir ainsi des passerelles et équivalences entre les positions critiques de Picon et Paulhan, c’est parce qu’ils se rejoignent sur la limite des outils techniques d’appréhension d’une œuvre dont la bonne évaluation s’appuie avant tout sur une conscience exigeante, « identique » selon Picon « à une expérience intelligente de l’art », « un ordre d’observations privilégiées » dit Paulhan, qui se défie de la spécialisation et des règles. D’un côté Paulhan conseille à « l’homme égaré » : « Ne songez pas tellement à votre livre. Lesrègles, ça a été inventé pour qu’on oublie son sujet. Les chefs d’œuvres se font à l’envers. A tantôt les affaires sérieuses. A demain la poésie. », de l’autre Picon déclare : « La connaissance technique n’achève ni ne constitue l’expérience de l’œuvre d’art » laquelle [L’expérience vécue de la valeur] « ne peut être ni remplacée ni même exprimée par des arguments intellectuels ».
Aimer valablement
D’où viendrait alors le sentiment et l’expression de la valeur ? « Aimer valablement » dit Gaëtan Picon, « n’est pas seulement voir, mais juger que l’on a raison d’aimer ce que l’on voit » et « l’œuvre valable, à cet égard « n’est pas celle qui est l’objet d’une connaissance érotique, mais celle qui résiste au jugement ». Il s’explique : « Je ne dis pas : « j’aime cette œuvre parce qu’elle répond à une vérité de l’art », mais je ne dis pas non plus : « j’aime cette œuvre parce que je l’aime. » Je dis : « J’aime cette œuvre parce que sa valeur se révèleet résiste, quand on la place sous le jour de ce qu’une expérience réfléchie de l’artme révèle comme valeur.»
On retrouve dans la correspondance d’éditeur de Paulhan avec ses auteurs, dans ses commentaires ou réactions aux textes qui lui sont envoyées, comme en écho aux propos de Gaëtan Picon, cette mesure de la valeur qui résulte d’une confrontation quasi physique à l’œuvre, d’un rapport de forces entre adhésion et difficulté, d’une résistance de l’œuvre mais aussi d’une lecture qui relève du combat d’amour plus que de la critique intellectuelle. Comme dans ces quelques lettres à Michaux. A propos du Phénomène de la peinture, il écrit :
Ou encore (début 1953) :
La notion de confrontation nécessaire du sentiment spontané à une expérience plus large de la littérature est également affirmée, comme dans ces lettres à Audiberti :
Ou encore en 1964 :
Il conviendrait de consacrer une étude à part et approfondie au vocabulaire affectif dont Paulhan et Picon font usage dans leurs commentaires critiques, de manière si récurrente, naturelle et en même temps si rigoureuse qu’on peut parler d’un système de « critique affective » chez Paulhan et d’une « érotique de la lecture » critique chez Picon. Si Starobinski souligne que « ce qui compte pour Gaëtan Picon, c’est l’art, la littérature dans leur rapport avec les attentes du cœur » et salue le courage de celui qui n’hésite pas à écrire ce mot, le lecteur des chroniques littéraires d’aujourd’hui, habitué à une critique certes exclusivement laudative mais avant tout descriptive et rationalisante, pourra juger désuète ou déplacée cette volonté de chercher pour une lecture la source de l’affect, du plaisir qu’elle procure et l’expression quasi emphatique de son intensité.
Pourtant, on a bien là affaire à des outils intellectuels d’évaluation de l’œuvre dont la pertinence reste entière dès lors qu’on les rapporte à leur objectif qui est d’accompagner et de répondre à la curiosité des lecteurs d’une époque pour les écrivains de leur temps avec les mêmes moyens que ces lecteurs. Tout éditeur de « littérature en train de se faire » s’adresse à un public dont le désir — en apparence simple — est d’aimer une œuvre qu’il trouve belle sans devoir recourir à des explications préalables sur les raisons qui le pousse à l’aimer et sur la nature de cette beauté.
Qu’il s’agisse pour lui de contribuer à la constitution de canons ou plus simplement de mettre en situation d’être lus des auteurs jugés valables, l’éditeur cherche à évaluer l’œuvre, pour la choisir ou la rejeter, en reproduisant les conditions même de cette lecture publique, en se faisant l’interprète équitable et aussi objectif que possible de la multiplicité des sensibilités possibles. Y compris celles qui diffèrent de la sienne. Ainsi, « Gaëtan Picon osera déclarer : "Je ne me sens pas chez moi dans les œuvres d’Artaud, je ne me sens pas chez moi dans les œuvres de Bataille, où il y a quelque chose de trop fort et de trop noir […] "Pourtant, dans le Panorama, Bataille et surtout Artaud n’apparaissent pas comme des auteurs moins appréciés ; ils sont pleinement reconnus »
Même attitude chez Paulhan, que l’on pourrait illustrer par une note de lecture du livre de Marcel Moré, dans laquelle Paulhan démonte un à un, de façon très argumentée et parfois véhémente la problématique du livre, pour conclure à la fin que ce livre connaîtra probablement un grand succès. Autant dire que pour Gaëtan Picon comme pour Jean Paulhan, aimer une œuvre c’est reconnaître qu’elle répond à une nécessité et c’est d’ailleurs en ces termes que s’exprime Paulhan dans une lettre à Leiris de 1955 à propos de Fourbis : « Vous savez — ou vous devez bien imaginer — combien je l’aime (ou plutôt combien il m’est nécessaire ». Mais cette nécessité de l’œuvre — qui ne peut pas ne pas être —, constitue une appréciation moins psychologique ou philosophique que plus largement fiduciaire de l’œuvre, c’est-à-dire fondée sur la confiance accordée à celui, auteur, éditeur, qui l’émet.
Jean Paulhan et Gaëtan Picon illustreraient donc ce « lecteur amoureux », spontané, instinctif mais aussi averti et expérimenté dont la « vertu de découverte et de communication est au premier chef celle de la “critique immédiate ” : celle d’un premier lecteur conquis, désireux de faire partager au plus vite l’admiration qu’il a éprouvée ».
Le suffisant lecteur
Dans une communication au colloque Gaëtan Picon de juin 2005 au Centre Georges Pompidou, Francis Marmande suggérait que Gaëtan Picon incarne ainsi ce « suffisant lecteur » dont Montaigne rêve au chapitre 24 des Essais, c’est-à-dire le lecteur capable de découvrir, de dégager une perspective sur la base d’une idée propre de la création, un lecteur satisfaisant qui se prononce sur l’intérêt et l’apport de ses lectures en même temps — et peut-être aussi parce qu’elles le contentent, l’apaisent. Quelqu’un pour qui la lecture est une techné, mais aussi un acte libre qui prend en compte les réalités de l’œuvre et crée des liaisons. Le lecteur déchiffre l’œuvre et son travail consiste à prendre en charge l’intention de l’œuvre, à fonder son jugement sur la base d’une saisie concrète, immédiate, émotion suspendue, dans laquelle fusionnent choc de la révélation et distance del’explication raisonnée.
On voit là résumée la méthode de lecture éditoriale de Picon, méthode dialectique faite d’allers et retours, de débat intérieur instantané, où la critique coïncide avec le temps et le rythme de la lecture :
Et Paulhan pratique une lecture analogue, décortiquant l’œuvre mais, de manière paradoxale, refusant de trancher au terme d’une analyse développée et attentive ou tranchant dans le sens contraire de celui auquel sa démonstration semblait devoir aboutir.
Tous deux sont investis du rôle de découvreur d’œuvres nouvelles dont il leur appartient de percer ou révéler le secret. « Secret » de l’oeuvre, secret sans lequel il n’y a pas d’œuvre, le terme revient très souvent chez l’un comme chezl’autre, mais l’un et l’autre abordent très différemment la résolution du secret : chez Gaëtan Picon, le secret apparaît comme une sorte de rite de passage et d’installation dans l’intimité de l’œuvre, comme l’enjeu aussi d’une mission quasi prométhéenne de la lecture ; il prend chez Paulhan la forme d’une énigme à résoudre, point de départ méthodique d’une conquête de l’œuvre par la connaissance logique, savante, raisonnable dont Paulhan constate ensuite qu’elle aggrave le mystère au lieu de le dissiper et dont il se démarque progressivement.
Pour présenter ces deux méthodes si différentes de façon synthétique, on peut comparer les essais que l’un et l’autre consacrent, quasiment à la même époque, à Saint John Perse : « Hommage à Saint John Perse » de Picon parait en 1960 dans L’Usage de la lecture et Enigmes de Perse de Paulhan date de 1962-1963. « Hommage à Saint John Perse » commence par une fusion telle du texte critique avec l’œuvre, ou adhésion de l’un à l’autre, qu’on croirait lire une prosopopée, comme si le texte critique émanait de la poésie ou qu’elle se donnait à entendre à travers lui :
Paulhan ne cherche pas à accéder au caractère sacré du secret mais à « déceler le secret ». Commençant son essai par : « L’œuvre de Saint John Perse pose une énigme très précise que je tenterai de résoudre », il précise :
En réalité, une étude attentive des deux textes permet de conclure que l’un et l’autre font montre de la même exactitude et aboutissent sur maints points aux mêmes constats. Parce que ce qui compte, précisément, c’est cette justesse du regard, on est frappé qu’ils y parviennent par des méthodes aux antipodes l’une de l’autre : — La lecture de Picon est une sorte de corps à corps qui épouse le texte, alors que Paulhan part d’une analyse grammairienne et à distance. - L’une sort par étapes de la gangue de l’œuvre pour en assurer progressivement la révélation comme par métamorphose, l’autre par un mouvement inverse, dénonce les unes après les autres les lois du langage qu’elle s’était donnée comme balises et s’en sert comme d’un prisme pour cerner au plus près la diffraction, l’écart propre de l’œuvre qui échappe à ces lois et impose les siennes. - L’un présente le critique comme quelqu’un qui « lit les œuvres pour les aimer » et ne lit pas n’importe lesquelles, l’autre comme un observateur « qui a sur le savant de la nature un avantage évident », c’est que les objets qu’il observe sont « nôtres ». - Il n’empêche que l’un et l’autre s’accordent que « rien ne devrait prévaloir contre la réalité de cette expérience » qu’est la lecture, telle qu’ils la pratiquent, expérience de réinvention dit Paulhan, tandis que Picon déclare: « De la vie ouverte de l’œuvre, finalement, rien ne témoigne mieux que l’approche la plus simple : la vie ouverte d’une lecture. »
Des humanistes modernes
Jean Paulhan et Gaëtan Picon seraient donc deux Suffisant lecteur, dont l’acte, si « partiel, partial, précaire, inachevé » qu’il soit, est fondé en « moment de vérité » « antérieur à la critique totalisante et esthétique » « où s’accomplit l’expérience de l’œuvre ». Peut-on dès lors, par extension, les qualifier d’humanistes ? Oui, dans la mesure où conscients de la nature et de la valeur critique de l’acte de lecture qu’ils accomplissent, ils éprouvent aussi le besoin de clarifier leur méthode personnelle dans leurs notes, essais et correspondances respectives. Citations, confrontations, comparaisons, on retrouve chez eux une disposition spécifique à celle que signale Jacqueline Hamesse pour l’époque scolastique, soit un renouvellement radical de la conception même de l’acte de lecture qui va de pair avec l’objectif nouveau de discussion, de dialogue, de « transmission généralisée de la culture écrite et celui de la sélectiondes œuvres à lire ». Gaëtan Picon et Jean Paulhan, comme leurs prédécesseurs d’avant même la Renaissance, constatent que « l’efflorescence littéraire […] a rendu l’accès aux livres plus compliqué » et que pour le lecteur comme pour l’intellectuel de l’époque se pose le problème de « dominer l’ensemble de la production et [de] se tenir au courant des nouvelles publications. » Gaëtan Picon ne dit pas autre chose quand il décrit le projet du Panorama comme « une présentation des œuvres liées aux tendances qui gouvernent notre actualité et décident de l’avenir immédiat », comme « un guide […] la topographie (certainement aventureuse) du sol sur lequel nous marchons » pour répondre à « un amateur de littérature [qui] nous charge d’établir un programme de lecture :Quels livres allons-nous lui conseiller ? Et en quels termes lui rendrons-nous compte des changements survenus ? »
On voit là de manière sensible combien la posture éditoriale qui suppose de donner des informations dans le temps et l’espace présent tout en établissant des relations avec le passé, ou avec d’autres situations présentes, et de conforter une communauté intellectuelle et sensible,amène l’éditeur à conjuguer les fonctions de communication et de transmission, sans pour autant gommer les différences entre elles justement établies par Régis Debray :
Humanistes aussi, ceux dont la valeur de la glose, comme des choix éditoriaux, tient au souci d’exposer les outils et les règles qui y ont présidé, de questionner la valeur de la valeur, « poser le problème de l’évaluation » et renouveler l’approche des livres en essayant de « franchir l’écran que le vieil appareil critique établissait entre le texte et le lecteur ».
En cela, Paulhan et Picon reprennent même, pour leur époque, « un lieu commun de la polémique humaniste ». Mais ce qui est intéressant, et profondément humaniste, c’est qu’ils le font non pour asseoir leur propre autorité mais pour partager des convictions avec une communauté de lecteurs qui leur ressemblent. Ils rejoignent cette attitude commune à tous ceux qui étaient impliqués dans le commerce des livres à la Renaissance : « Vendeur et acheteur étaient d’accord pour considérer que le commerce des livres était une activité importante et de qualité, une transaction théâtrale, aussi bien culturellement que financièrement, qui demandait aux deux parties le même niveau de goût et de compétence que l’acte d’écrire. »
On ne saurait en effet trop souligner l’importance accordée par Paulhan et Picon à leur activité de lecteurs et éditeurs de littérature, au sérieux qu’elle demande, au plaisir qu’on en retire et à la nécessité dont leurs essais témoignent d’en expliquer les enjeux tant esthétiques que philosophiques. Les Fleurs de Tarbes d’un côté, l’Usage de la lecture ou l’Ecrivain et son ombre, de l’autre, pour ne citer qu’eux, attestent d’une quête individuelle de vérité, d’une recherche de connaissance de soi et du monde à travers la lecture commentée de l’œuvre qui est une expérience d’intersubjectivité : « Se tenir au plus près de l’œuvre, c’est rester dans cette zone d’animation où notre vie répond à la sienne, où sa vie répond à la nôtre. » L’un comme l’autre, au nom de cette intersubjectivité, de ce partage avec l’auteur, du goût et de la compétence de l’acte d’écrire, rejettent la critique comme l’exécution progressive d’un projet parce que l’idée de l’œuvre pour eux ne précède pas son exécution, parce que l’œuvre, ils sont bien placés pour le savoir, n’est pas réductible à la conscience que le créateur en a, elle suit des chemins de hasard. La lecture s’ouvre donc sur un espace vide, le lecteur déchiffre cette œuvre qui se cherche. La rencontre de l’œuvre est un face à face et l’éditeur humaniste moderne dont Jean Paulhan et Gaëtan Picon sont des icônes est un lecteur qui s’interroge moins sur la valeur du texte lui-même que sur celle de l’expérience qu’il en a faite et, à travers l’œuvre publiée, la transmet au lecteur avide, lui aussi, de rencontres, présentes et à venir.
Brigitte Ouvry-Vial , Université de Reims