
Entretien avec Roger Grenier, sur Jean Paulhan
Roger GrenierITW : Roger Grenier, vous êtes né en 1919, vous êtes romancier, écrivain, scénariste pour la télé et le cinéma, membre du comité de lecture chez Gallimard. Vous êtes surtout connu du grand public pour Le Palais d'hiver, en 1965, le ciné-roman qui vous vaudra d'ailleurs le prix Fémina en 1972. Depuis quelques années, vous publiez des souvenirs au ton très particulier, qu'il s'agisse de Fidèle au poste, Les Larmes du lit, ou encore ce merveilleux livre que vous avez consacré à votre ami Pascal Pia en 1989. Merci d'avoir accepté aujourd'hui de nous parler de Jean Paulhan, que vous avez surtout connu, je crois, dans les quatre dernières années de sa vie, c'est-à-dire de 1964 à 1968. Vous souvenez-vous précisément des circonstances de votre première rencontre ?
RG : Oh c'était chez Gallimard, c'est pas une très grande maison géographiquement. Dès que je suis entré chez Gallimard, fatalement, j'ai croisé Jean Paulhan, qui a été très courtois, très aimable. Je n'avais jamais été dans ces fameuses réunions une fois par semaine dans son bureau pour rire à ses plaisanteries et lui faire un peu la cour, comme beaucoup d'autres. Absolument jamais. Parce que je trouvais que c'était des mœurs littérales d'un autre temps.
C'était ça ma réserve. Mais pendant les quatre années où nous avons cohabité chez Gallimard, j'avais des rapports très courtois et... Et d'autre part, j'admirais quand même beaucoup des choses qu'il a écrites et en particulier sa correspondance. Alors, il s'est quand même produit une chose assez curieuse, c'est que... Bon, à cette époque-là, il était brouillé avec Gaston Gallimard, comme on sait.
Ils ne se parlaient plus parce que Gaston... était-ce le fond de l'histoire ou est-ce que c'était un prétexte ? Il avait considéré que l'entrée de Jean Paulhan à l'Académie était une trahison. Donc, ils ne se parlaient plus. De sorte que lorsque Jean Paulhan avait quelque chose à faire dire à Gaston, il me le disait à moi pour que je le répète à Gaston. Je me rappelle une fois, il me dit : Vous savez, il y a Gaston Gallimard, qui a dû recevoir un manuscrit de quelqu'un qui, autrefois, a rendu un très grand service à la maison. Je ne sais pas si c'était quelqu'un qui avait empêché... ou sauvé la maison avant la guerre... Je ne me rappelle plus dans quelles circonstances. Alors, il faudrait lui signaler quand même cela... Je vais trouver Gaston, puis je lui ai dit : « Vous savez, vous avez ce manuscrit. Paulhan dit que c'est quelqu'un qui vous a rendu un très bon service. Il faudrait peut-être en tenir compte ». Et alors, il me répond, ça, c'était tout lui : Mais puisque je suis brouillé avec Paulhan, ça n'a pas d'importance.
ITW : C'est tout de même étonnant que, puisque vous étiez quand même un auteur de la maison Gallimard depuis 1949, depuis votre premier essai, votre premier livre, Le Rôle d'accusé, vous n'avez jamais été en contact avec Paulhan.
RG : Absolument jamais. Je n'ai plus jamais donné de texte à la revue, sauf peut-être aussi à l'occasion de la mort de... Camus. De Camus, oui, puis de qui ? De Jean Grenier, peut-être.
ITW : Qu'est-ce que représentait pour vous, Jean Paulhan ? Vous le lisiez quand même dans la NRF depuis longtemps.
RG : Bien sûr, oui. Je voudrais dire surtout qu'après la disparition de Jean Paulhan, j'ai tout le temps entendu parler de lui par quelqu'un que j'aimais beaucoup qui était Dominique Aury. Évidemment, c'était son dieu, Jean-Paulhan, mais elle en parlait très bien et c'est par elle que j'en ai le plus entendu parler.
ITW : Donc, vous étiez plus proche de Dominique Aury ?
RG : Oui, j'étais vraiment très lié à Dominique Aury.
ITW : Et vous connaissiez leur liaison ?
RG : Oui, ce n'était pas un secret. Il y avait toujours l'interrogation sur l'Histoire d'O. Et alors, ce qui est drôle, c'est qu'une fois, j'ai vu le jour où Dominique Aury s'est trahie. C'était à une réunion du comité de lecture et quelqu'un avait lu un livre érotique à des lecteurs et puis il dit : « C'est mieux qu'Histoire d'O ». Et alors, ça lui a tiré un cri du cœur et elle a dit : « C'est pas gentil pour moi ».
ITW : C'était bien avant que l'affaire ne s'ébruite complètement ?
RG : Oui, ce n'était pas... Elle niait à cette époque-là.
ITW : Pour en revenir à la personnalité même de Jean Paulhan, qu'est-ce que vous en diriez ? Comment était-il dans le travail, dans les relations de travail ?
RG : Ça, je ne peux pas dire parce que je n'ai pas eu vraiment, à part la petite anecdote que je viens de raconter, je n'ai pas eu vraiment de relation de travail avec lui.
ITW : Pas de conversation sur des œuvres, sur des exemples ?
RG : Non, non.
ITW : Et pourquoi vous ne teniez pas à aller dans ces petits rahouts hebdomadaires ?
RG : Non, mais je trouvais que c'était démodé. C'était des mœurs d'autrefois, je trouve.
ITW : Comment vous qualifieriez l'œuvre de Jean Paulhan, son souci de la langue ?
RG : Oui, ça, c'est très important. C'est quand même quelqu'un, ça m'a toujours frappé, capable de donner un rendez-vous à quelques personnes pour se réunir, se retirer un peu pour discuter de problèmes philosophiques ou littéraires ou linguistiques. Il n'y avait pas grand monde qui fait ça.
ITW : Pascal Pia, dont vous fûtes aussi l'ami et le collaborateur au journal Combat, a dit dans un entretien avec Christian Bussy pour la radio belge francophone que Jean Paulhan était sûrement la personne pour laquelle il avait le plus de reconnaissance. Et quand on lui demande pourquoi, il dit que c'est Jean Paulhan qui l'a en quelque sorte fait renoncer à l'écriture. Comment vous voyez cet aveu paradoxal ?
RG : Je ne dirais pas ça parce qu'il était très capable de renoncer tout seul à l'écriture. Pascal Pia, il était un dynamiteur de tout, y compris de lui-même. Il a donc euh, il avait même donné à Gallimard un recueil de poèmes, Le Bouquet d'Orties, puis au dernier moment, au moment de paraître, il l'a mis à la poubelle. Il a dit qu'il ne voulait pas que ça paraisse, que le silence était préférable.
ITW : Mais comment expliquer cet aveu concernant Paulhan dans cette renonciation ?
RG : Je ne vois pas le rapport. Il avait des très bonnes relations avec Paulhan depuis toujours, mais je ne crois pas que Paulhan l'ait influencé sur son choix du silence.
ITW : Vous ne croyez pas que c'est dans la théorie de Paulhan sur tous ses écrits, sur le langage ?
RG : Non, je ne crois pas du tout.
ITW : L'œuvre de Paulhan en elle-même, ses écrits, qu'est-ce que vous préférez ?
RG : Moi, je dit que c'est sa correspondance. D'abord, c'est très beau comme écriture, mais c'est aussi très courageux, souvent. Et puis, avec une impertinence qui m'amuse beaucoup. Moi, je ferais allusion de mémoire à une lettre à Gide pendant la guerre, quand Gide est en Tunisie, où Gide a envie de rentrer en France. Et Paulhan lui dit à peu près: Je ne vous conseille pas de rentrer parce que supposez qu'il prenne la fantaisie au chancelier Hitler de dire que vous êtes le plus grand écrivain européen, vous seriez capable de le croire.
ITW : Comment expliquez-vous l'influence de Paulhan, même si ce n'était pas une influence manifeste sur le milieu littéraire français ? Est-ce que vous le qualifieriez, comme le font beaucoup de journalistes, d'éminence grise de la littérature française ?
RG : Oui, il s'y est employé, vraiment, quand même. Avec l'idée qu'il a considéré la revue, la NRF, comme une œuvre. C'est-à-dire que chaque numéro est composé, chaque numéro, non pas des articles mis bout à bout, mais comme il y avait un souci de composition, et dans le fond, il pensait que son œuvre, c'était cette NRF.
ITW : Donc, il y avait un dosage subtil dans les notes, dans les articles, qui était une œuvre à chaque fois. C'est ça que vous voulez dire ?
RG : Oui. C'est ça. Je pense qu'il le considérait comme ça.
ITW : Et vous-même, vous lisiez la NRF depuis quelle époque ?
RG : Assez tardivement, parce que moi, je suis un plouc, je viens de la province. Je me rappelle être allé à la bibliothèque de la mairie de Tarbes en 38, par là, ou 39, pour lire la NRF. Mais d'abord, j'étais trop jeune.
ITW : Et vous étiez séduit par ce ton?
RG : Oui, ça m'amusait.
ITW : Ça ne vous a pas quitté ? C'est quelque chose que vous lisiez tous les mois régulièrement ?
RG : Oui.
ITW : Et quand vous avez publié Le rôle d'accusé, vous étiez conscient de rentrer dans une institution, dans une grande maison ?
RG : Moi, Gallimard... j'avais entendu parler de Gallimard depuis... je ne sais pas, depuis l'âge de 18 ans, ou même avant. J'ai été élevé à Pau. À Pau, il y avait un homme tout à fait remarquable et admirable qui était méprisé par tout le monde et qui avait un emploi tout à fait subalterne au Syndicat d'Initiative. Il recevait les candidats au voyage et il parlait je ne sais combien de langues, il était un polyglotte incroyable. Vous lui parliez de n'importe quelle capitale ou ville d'Europe ou d'Asie, il vous disait le nom des rues, des horaires des trains, etc. Et alors cet homme qui a fini déporté d'ailleurs, il a été pris comme otage et après tous ses compagnons de déportation, il est mort comme un saint, absolument. En plaignant les gens qui le battent, les bourreaux qui le battaient en disant: Je vous plains d'être obligé de battre un vieillard.
Cet homme m'envoyait ses travaux. À 18 ans, il me dit: Vous qui êtes bien avec Marcel Achard... (parce que Marcel Achard avait épousé une voisine), vous devriez lui dire, parce qu'il est très ami avec les Gallimard, vous devriez lui dire qu'il vous trouve un travail chez Gallimard. Il me dit ça à 18 ans. Ce qui n'était pas réaliste du tout, mais...
ITW : Prémonitoire...
RG : Mais prémonitoire...
ITW : Et quand vous êtes entré... vous entrez chez Gallimard en 1964, c'est bien ça ?
RG : Oui. Mais enfin, je connaissais la maison depuis longtemps, puisque j'étais auteur depuis 48.
ITW : D'accord... Et est-ce qu'il y avait encore des remous consécutifs à l'élection de Paulhan à l'Académie, quand vous êtes entré dans la maison ?
RG : Oui, la chose la plus visible, c'était la brouille avec Gaston Gallimard.
ITW : Et comment c'était vécu ? Est-ce qu'il y avait un clan ? Est-ce qu'il y avait des clans ?
RG : Non. Il y a toujours eu des clans dans cette maison, mais...
ITW : Comment ressentiez-vous le triumvirat Paulhan, Aury, Arland ?
RG : J'étais un peu à l'extérieur à ce moment-là, oui. J'ai vu davantage Arland après, parce qu'il était président de l'Association des Amis de Valéry Larbaud et que je lui ai succédé comme président.
ITW : Parce que l'Académie était aussi une question chaude avec Arland, pas seulement avec Gaston Gallimard. Puisque vous avez côtoyé Paulhan, ce sont uniquement des relations de travail, on l'a bien compris. Est-ce que vous avez eu des échos, de couloir, des auteurs qui étaient refusés par Paulhan, par exemple, ou de choses comme ça ?
RG : Non. Ce que j'entendais dire quand même, c'est que quand un auteur était refusé, Paulhan lui disait: Moi, j'ai bien aimé, si les autres n'ont pas aimé. Il essayait de se dédouaner quand même à chaque fois.
ITW : Autrement, vous ne siégiez pas ensemble au comité de lecture ?
RG : Si. À l'époque, il n'y avait pas de table. On était assis en cercle avec les piles de manuscrits à nos pieds. Et puis on parlait quand on était invités à parler. Et Paulhan, lui, contrairement à tous les autres, parlait debout.
ITW : Il était le seul qui était debout.
RG : C'est lui qui était debout.
ITW : C'est lui qui dirigeait les séances ?
RG : Non, il ne dirigeait pas, mais quand c'était son tour de parler, il parlait debout. Les autres parlaient assis.
ITW : Vous n'avez pas de souvenir de séances particulières de ce comité de lecture ?
RG : Non. Il y a une chose célèbre, je n'étais pas là, évidemment, c'est le fameux rapport de lecture de Paulhan sur L'Étranger de Camus. En général, les rapports de lecture sont secrets, mais celui-là, il a été publié. Vous le connaissez sûrement. Il dit: "C'est étrange, un roman qui commence comme La Nausée et finit comme Ponson du Terrail, mais, à prendre, c'est bon".
ITW : D'accord. Autrement, vous ne vous souvenez pas d'avis particulier de Paulhan sur de certains écrivains ?
RG : Non.
ITW : Y a-t-il quelque chose qui vous tient à cœur à dire sur Paulhan et que vous aimeriez qu'on retienne de lui, de l'homme ou de son œuvre ?
RG : Écoutez, je crois que j'ai dit objectivement tout ce que je savais, presque plus que je n'en savais.
ITW : D'accord. Vous n'êtes pas... Je veux dire, comment dire... Je sais que vous aimez les... Vous n'êtes pas un aficionado de Paulhan.
RG : Non, j'ai beaucoup d'estime et de respect pour lui, mais c'est un personnage très compliqué. On ne verra jamais le bout ni la vérité, à mon avis.
ITW : Merci, Roger Grenier. Merci...