
Entretien avec Pierre Oster, sur Jean Paulhan
Pierre OsterITW: Pierre Oster, je rappelle que vous êtes né en 1933, vous êtes avant tout poète. Merci d'avoir accepté de nous parler de Jean Paulhan aujourd'hui. Pour les amateurs de poésie, je signale que vous êtes dans la collection Poésie Gallimard, avec un volume anthologique, dont le titre est « Paysage du tout ». Vous avez fait vos débuts en poésie dans la collection « Métamorphoses », que dirigeait Jean Paulhan, avec un recueil intitulé « Le Champ de Mai », paru en 1955.
Première question que je voudrais vous poser sur Jean Paulhan, qui fut votre ami, c'est d'abord : comment vous l'avez rencontré, et à quelle époque ?
P.O.: Eh bien, la réponse, c'est un peu comme si ça s'était passé il y a huit jours. J'avais envoyé des quatrains, des quatrains gnomiques à la NRF, parce que Maurice Nadeau m'avait dit « Allez de l'autre côté de la rue ». Bon, et c'est le mot de gnomique, au fond, qui avait requis l'attention de Jean Paulhan, parce que la poésie gnomique, depuis Bernardin de Saint-Pierre, la poésie de science, en quelque façon, l'exploration de tout le champ scientifique, cette poésie-là, depuis le romantisme, est condamnée. D'ailleurs, elle est condamnable, il n'y a aucune raison de raconter en poème que "le melon est divisé en tranches pour être mangé en famille", par exemple. Je dis ça parce que c'est un exemple assez amusant, mais la poésie gnomique est beaucoup plus intéressante.
Et Jean Paulhan, au fond, a été assez touché qu'un oiseau à peine tombé du nid emploie de façon visible, vivante, un mot qui, en quelque façon, était frappé d'un indice négatif. Voilà, c'est tout, c'est comme ça que j'ai retenu, sans le vouloir, son attention, parce que je connaissais à peine son existence.
L'adresse de la maison Gallimard, c'était quelque chose de tout à fait mythique... Donc j'ai envoyé les textes à Marcel Arland, et puis Marcel Arland, m'ayant reçu au moment où je reportais les épreuves, quelqu'un est entré dans le bureau, que je vois très bien, carré, grand, amusant, dès l'abord, parce que tout visage inconnu lui importait. On peut dire ça, c'est-à-dire qu'il était d'une curiosité insatiable.
Alors Marcel Arland m'a dit « Pierre Oster, il faut que je vous présente à Jean Paulhan », et d'entrée de jeu, il m'a tendu un piège. Il m'a dit « Oui, j'ai lu vos petites pages d'épreuves, mais il y a un endroit où le relatif qui est placé de telle manière qu'on ne sait pas où est l'antécédent ». C'était quand même, pour quelqu'un qui tenait à peine sur ses jambes, parce qu'il est tout à fait normal d'être intimidé devant de grands écrivains comme l'étaient Marcel Arland et Jean Paulhan. Bref, c'était un gourou, c'est-à-dire qu'il me donnait une petite « tape » là, ici [derrière le cou], pour voir comment je réagirais.
ITW : Il vous montrait par la même occasion qu'il vous avait lu attentivement.
P.O. : Oui, c'était gentil, il y avait de la gentillesse dans cette remarque négative.
ITW: Et comment vous est-il apparu alors dès cette première rencontre ? C'est important les premiers moments...
P.O. : Il est apparu comme l'exemple même de tout ce que l'on peut désirer rencontrer chez des êtres humains, c'est-à-dire la capacité de vous étonner dans l'instant. Ce à quoi il tendait sans cesse et ce en quoi il réussissait presque toujours. Je n'ai jamais rencontré personne qui ait pu déclarer que devant Jean Paulhan, il se sentait tout à fait soi-même. On était... non pas terrorisé, bien qu'il ait souvent manifesté le désir de terroriser tel ou tel écrivain, et pas seulement les écrivains, mais ce qu'il voulait c'était susciter chez autrui des réactions qui puissent l'intéresser lui, semble-t-il.
Et puis voilà, il avait le sentiment que de son pouvoir, il pouvait tirer un enseignement et que cet enseignement, il pouvait le partager avec quelqu'un d'autre.
ITW: Comment se sont nouées vos relations ensuite ?
P.O. : Eh bien, c'était tout à fait, ces quatrains gnomiques ont paru dans la NRF en novembre 1954, date que je me rappelle aisément parce que c'était ma seconde publication. Et d'entrée de jeu, et Marcel Arland et Jean Paulhan, lorsqu'ils avaient recruté en quelque façon un nouveau collaborateur, lui présentaient quelques ouvrages, qui étaient là sur la surface de leur bureau, et leur demandaient de faire des notes.
C'était là aussi une façon de sonder la personnalité des gens qui accédaient en quelque façon à la lumière du sommaire, et à qui on demandait de bien vouloir participer à l'entreprise commune. L'entreprise commune, c'était la "nouvelle nouvelle revue française", où on ne publiait pas seulement des textes, des poèmes, des extraits de romans, mais aussi des notes, des notules, des chroniques. Je me suis trouvé engagé, en quelques quarts d'heure, je me suis trouvé, oui, engagé, au sens fort du mot, dans une entreprise collective à laquelle je reste attaché après un demi-siècle de réflexion.
ITW: Puisque vous êtes sur le sujet des notes, c'est quelque chose qui a intéressé beaucoup de lecteurs. On dit qu'il y avait un ton dans la note, qu'il y avait quelque chose de très particulier. Beaucoup de gens disent qu'ils préféraient les notes dans la NRF, comment vous expliquez ça ?
P.O. : Ah on lisait d'abord les notes, oui.
ITW: Pourquoi ?
P.O.: D'abord parce qu'on lisait les notes de Jean Paulhan lui-même, sous son nom, sous un pseudonyme, qui était un pseudonyme collectif, je n'ai jamais bien compris de quoi il s'agissait, de quoi cela retournait. Mais effectivement, on pouvait sauter le sommaire, puisque c'était les textes qui avaient, dont le destin était de paraître en volume quelques mois après. Mais les notes, elles, restaient en quelque façon un objet de mystère, puisqu'on ne savait jamais de qui on parlait, souvent, lire une note concernant un écrivain qu'on n'a pas lu, c'est quand même intéressant, c'est même très intéressant, c'est peut-être plus intéressant que de lire une note concernant un écrivain que l'on connaît. Et puis, le tour même que Jean-Paulhan aimait que ses collaborateurs — Marcel Arland peut-être un peu moins — mais Jean-Paulhan aimait bien que l'on se montrât vif, incisif, moqueur, et il laissait passer beaucoup de choses. C'est-à-dire, il nous accordait une liberté étonnante.
ITW: Vous avez eu des conversations sur cela ?
P.O.: Une fois, quand même, je dois me rappeler que dans une note concernant Étiemble, j'avais traité celui-ci d'un nom d'oiseau qui ne pouvait pas passer dans la NRF. Il m'a dit, "écoutez, nous avons déjà beaucoup d'ennuis avec Étiemble, s'il vous plaît, on va barrer une épithète". Étiemble soutenait la thèse selon laquelle, thèse tout à fait controuvée et stupide — je ne l'appelais pas stupide, j'avais utilisé un mot encore plus fort — il soutenait la thèse selon laquelle, seuls les poèmes en vers réguliers de Supervielle étaient bons. Or, il y a d'admirables poèmes de Supervielle en vers parfaitement libres. J'avais cru bon comme ça, malgré mon jeune âge, de dire une bêtise.
Mais on pouvait aller très loin. Un jour, il m'a demandé, je me rappelle aussi, c'était en 1956, il m'a demandé de rendre compte de deux publications de René Char. Et, comment dire, là mon insolence naturelle (qui diminue avec l'âge) s'est exprimée à plein et j'ai pratiquement insulté René Char.
Qui en retour, dans une lettre à Jean Paulhan, m'a insulté en me traitant de cerveau de fil blanc. Alors j'entends Jean Paulhan me disant, ah Pierre Oster, cerveau de fil blanc, mais qu'est-ce que cela veut dire ? Cerveau de fil blanc, je lui dis, "écoutez Jean, c'est certainement une expression provençale". Eh bien maintenant, je connais l'explication. En fait, cerveau de fil blanc, c'est le fil que l'on n'a pas encore enduit de goudron avant de coudre les voiles. C'est-à-dire, un cerveau de fil blanc, c'est quelqu'un qui n'a pas beaucoup d'intérêt parce que son usage, on va s'en servir, mais on ne peut pas encore s'en servir. Parce qu'il n'a pas baigné dans une solution qui le protège de la pluie, des éléments, des embruns et du sel peut-être.
Alors Paulhan m'a dit, ah très bien, vous voyez, René Char me menace de ne plus me donner de texte pendant un an. Ça nous fera de la place ! Sur le chapitre des assurances, un jour, j'ai dit à Gaston, évidemment, Jean Paulhan est un, ah voilà, j'ai oublié le mot. C'était assez fort. Bref, on s'amusait à l'époque.
ITW : Et vos relations ont continué ?
P.O. : Un gamin, je lui ai dit, voilà, cher Gaston, Jean Paulhan est un peu gamin.
Quinze jours après, j'ai entré dans le bureau, Paulhan m'a demandé, il me paraît que vous avez dit à Gaston que j'étais un gamin. Je lui ai dit, écoutez, Jean, oui, vous m'avez fait travailler pendant deux ans sur un gros projet à propos duquel vous n'aviez rien dit à l'éditeur. Et vous m'avez un jour demandé de venir déposer le volume Honneur à Saint-John-Perse, dont j'avais tenu le dossier, de le déposer sur le bureau de Gaston Gallimard, qui voyant l'épaisseur du document m'a dit, "ah, c'est un roman, vous voulez acheter une automobile".
ITW : Ça, c'est la réaction de Gaston Gallimard. Mais là, nous sommes, parce qu'il y a un moment important....
P.O. : C'est quand même amusant, qu'un vieux monsieur se soit employé, en quelque façon, à se... à s'opposer en passant par un biais obscur.
ITW: Roger Grenier nous disait l'autre jour que, justement, quand ils étaient brouillés, c'était lui ,Roger Grenier, qui servait de petit télégraphiste entre Jean Paulhan et Gaston.
P.O. : Ah oui, les brouilles étaient sévères, mais c'était des brouilles qui avaient véritablement un objet. Parce que Gaston était un homme de grande qualité, de grande intelligence, mais en fait, il ne poursuivait pas le même dessein que Jean Paulhan. Puisque la revue, c'était sa chose. Et il pensait qu'à travers la littérature qu'il publiait dans la revue, il pouvait accéder, et ça c'est un autre sujet, il pouvait accéder à ce monde non régi par le principe d'identité. Il pensait que la littérature était un filtre qui permettait de monter un peu plus haut que là où nous sommes.
ITW: Avant d'en venir à l'œuvre de Jean Paulhan, je voudrais continuer à parler de l'homme et de sa personnalité. C'est lui qui vous fait rencontrer Saint-John Perse, puisque vous en parlez à l'instant.
P.O.: Personne n'a jamais rencontré Saint-John Perse. On a rencontré un monsieur qui s'appelait Alexis Léger. Saint-John Perse était invisible. Si vous l'aviez rencontré dans la rue, si vous lui aviez dit "c'est vous Monsieur Saint-John Perse", je pense qu'il ne vous aurait pas répondu... Non, je plaisante, moi je suis très sensible à la nécessité de conserver le distinguo entre Alexis Léger, l'homme, et le personnage proprement mythique qu'il avait forgé, qui était un poète répondant au nom de Saint-John Perse.
ITW : Qui était un personnage mythique...
P.O. : Ah oui, c'était un personnage mythique. Jamais personne ne se serait avisé de lui dire bonjour Saint-John Perse, par exemple. Ça aurait été un casus belli, il se serait détourné.
ITW : Qui écrivait des lettres fictives, justement ?
P.O. : Pardon ?
ITW: Qui écrivait des lettres fictives ?
P.O. : Vous n'allez pas m'entraîner sur ce terrain. Non, parce que là, j'ai un assassinat à rentrer, je dois assassiner la personne qui, la première, a pu montrer que les lettres à la mère étaient des pages qui avaient été composées en 1960-65 à peu près.
Donc elle s'appelle Catherine Maillaux, et oui j'ai conçu le grand dessein de l'assassiner avant tout. Le mal est fait. Le mal est fait parce que vous êtes vous-même infecté par ce mal-là. Quel plus beau cadeau peut-on faire à sa mère que d'écrire pour elle, avec 50 ans de retard, des lettres aussi sublimes que celles que l'on peut lire dans la Pléiade.
ITW : Vu comme ça, c'est différent.
P.O. : C'est différent. Dites-le (rires...).
ITW: Dites-moi, est-ce que vous pensez que Jean Paulhan qui vous a ménagé cette rencontre avec Alexis Léger, donc...
P.O. : ...il ne m'a pas ménagé une rencontre, il m'a dit, êtes-vous libre à l'heure du café demain, sans rien me dire, parce que ça c'était sa manière d'être. Il ne m'a pas dit, vous voulez prendre le café, on va prendre le café avec Jacqueline Paulhan, avec Frédéric, avec les enfants, et avec lui.
Oui, je pensais bien qu'il y avait une petite surprise avec lui, mais je ne pensais pas du tout que je me trouverais devant quelqu'un qui représentait pour moi un élément quasi mythologique dans la littérature de poésie qu'on pouvait lire dans les années 50.
ITW: C'est qu'il savait, à force de conversations qu'il avait eues avec vous, que c'était quelqu'un que vous auriez aimé rencontrer.
P.O. : Qui n'aurait souhaité rencontrer Alexis Léger ? Je ne vois pas parmi les amis écrivains que j'avais déjà à cette époque, quelqu'un qui aurait dit, non, cela ne m'intéresse en rien.
C'est-à-dire déjà, l'espèce de vindicte qui aujourd'hui s'exerce à son endroit était presque à l'œuvre déjà, parce que c'est quelqu'un qui suscitait de l'envie, de la jalousie. Par exemple, Francis Ponge, que j'ai assez bien connu, ne supportait pas même l'idée que je puisse, moi, infime, entretenir des rapports de travail ou d'amitié... d'amitié, non, parce qu'on ne peut pas avoir de l'amitié pour quelqu'un d'aussi grand.
Mais j'avais de l'amitié pour Francis Ponge, qui était grand, mais d'une grandeur différente. Et il me disait, pourquoi fréquentez-vous ce personnage ? Je vais vous dire encore une fois du mal de cet affreux Saint-John Perse [prononcé "Peurse"], disait-il. Et alors sa femme, un jour, m'a dit, et lui a dit, en même temps nous a dit, mais enfin, pourquoi est-ce que vous dites tellement de mal de Saint-John Perse à Pierre Oster, qui aime beaucoup Alexis Léger, qui travaille pour, en quelque sorte, à la gloire de ce personnage. Parce que l'Honneur à Saint-John Perse, c'est un dossier que j'ai tenu, ça, bon. Et alors j'ai eu un moment de grâce. Madame Francis Ponge était une très jolie femme, très élégante, très discrète, très douce. Et Madame Alexis Léger était une très belle femme, très grande, très belle, très attirante. Et j'ai eu ce moment de grâce. J'ai fait une réponse à la Jeanne d'Arc, j'ai dit, écoutez Francis, je vais vous dire, Madame Léger était presque aussi belle que Madame Ponge.
ITW : Petit retour en arrière...
P.O. : On vit ces choses-là, parce qu'avoir approché des personnages aussi gentils, aussi amusants, aussi grands, dans le domaine purement littéraire, c'est quand même une grâce que je dois au fond à Marcel Arland et à Jean Paulhan, puisque ce sont eux qui ont entrouvert la porte de la NRF. Je n'étais pas seul à vouloir, à tenter de publier grâce à eux.
ITW : Petit retour en arrière, avant Perse et avant Francis Ponge. C'est une question de [inaudible] qui me fait penser à ça. C'est un sujet qu'on ne développe pas beaucoup en général. Considérez-vous que Paulhan était un être intuitif ?
P.O. : Intuitif ?
ITW: Oui, avait-il de l'intuition ? A propos justement de cette rencontre.
P.O. : Est-ce que vous avez déjà rencontré un gourou qui ne fût pas intuitif ?
ITW: Oui, mais dans ses rapports humains.
P.O. : C'était des rapports humains. Vouloir jeter quelqu'un dans la situation de prendre la porte parce qu'il est vexé, n'est-ce pas ? Avoir l'intuition qu'un mot de trop... J'ai vu, je me rappelle des circonstances où, d'un mot, il a réussi à faire partir quelqu'un. Même aux boules, même en jouant aux boules. Il avait la capacité de déstabiliser des gens qu'il considérait comme ses amis. Et ses amis, il voulait justement leur apprendre à garder l'équilibre. N'est-ce pas le travail du gourou ? Gourou de musique, par exemple.
Je dis gourou de musique parce que je vois très bien un ami en Inde, Bhopal, qui le matin se baissait, portait deux doigts à sa bouche et posait ses doigts sur les pieds du gourou. Au fond, je ne l'ai jamais fait. Mais je regrette, en quelque façon, de ne pas avoir embrassé Jean Paulhan de cette façon-là.
Parce que, intuitif, je ne sais pas, je n'ai pas répondu. Il ne l'était ni plus ni moins que vous, et moi, et que Monsieur aussi. Mais il l'était.
ITW: Donc ces relations qui s'engagent en 1955, si vous jetez un regard rétrospectif...
P.O. : En 57, 55...
ITW: 55 ? septembre 55 ?
P.O. : En septembre, 54.
ITW : Donc vous êtes un tout jeune homme, vous avez 21 ans.
P.O. : [inaudible].
ITW : Et si vous jetez un regard rétrospectif sur l'ensemble de votre relation, donc de 1954 à 1968, à la mort de Paulhan, quelle a été la fluctuation de ces relations ? Est-ce qu'elles ont été toujours étroites, moins étroites ? La conversation était toujours la même, les échanges ? Est-ce qu'il y avait un fond commun dans ces conversations ?
P.O. : La réponse que je ferai va peut-être vous paraître un peu étrange, mais Jean Paulhan était très seul.
Il était très seul dans son travail d'élucidation de ce à quoi il tendait, justement. Ce à quoi je faisais allusion tout à l'heure, c'était qu'il pensait que la littérature était comme un prisme qui permettait d'accéder à un autre univers que l'univers régi par le principe d'identité ou principe de contradiction ou de non-contradiction, c'est la même chose.
Donc, si on regarde avec attention les correspondances publiées, on s'aperçoit que même parmi les philosophes, Jean Grenier ou... , peu de gens l'ont interrogé à propos de la nature même de cette recherche qu'il a menée jusqu'au bout. Cela se montre... cela peut se démontrer, même, dans la mesure où il écrivait des lettres qui étaient en quelque façon des petits résumés de ses travaux et par l'envoi de ces lettres, manifestement, il cherchait le contact avec des gens qui auraient pu s'engager dans la même voie que lui. Voie difficile.
Bon alors, parce qu'au fond, ses auteurs, c'était Maître Eckardt, c'était Li-Tseu, c'était Novalis, c'était ce qu'il appelait les sophistes chinois, j'en parle dans le petit article. Au fond, il essayait de se rattacher à plusieurs traditions à la fois et il tentait par ce biais-là de contrebattre l'impérialisme des tenants du principe d'identité. "A est A". Lui, ce qu'il voulait démontrer, c'est que A est A, [et] non A. Il l'a écrit. Il y avait quand même Stéphane Lupasco qui était en quelque façon le philosophe qui s'était avancé le plus loin dans une tentative de démonstration de cet univers qui n'est pas soumis au principe d'identité.
ITW: Si vous voulez, nous aborderons cela tout à l'heure.
P.O. : C'est une question que nous ne trancherons pas, parce que nous ne sommes pas philosophes.
ITW : Mais c'est très agréable de lire ça justement dans votre dernier livre Pratique de l'éloge et c'est très intéressant surtout.
P.O. : Il y a quelque chose que je puis dire, mais il y a une trace dans l'édition des œuvres du choix de lettres fait par Bernard Leuilliot en trois volumes, si je ne me trompe, dans la collection blanche. Il y a la reproduction d'un pneumatique qu'il m'a envoyé où il faisait état de son désespoir. « J'ai failli me tuer, ici commence mon désespoir », d'écrivain (ça c'est une citation de Borges en fait, je l'ai découverte longtemps après). Mais il a été conduit à un état de vide, de désaffection à l'égard même des auteurs chez qui il pensait pouvoir trouver un appui. Il a pensé à se suicider, parce que la démonstration qu'il tendait, il n'y parvenait point.
Je le dis en quelque façon, mais c'était un monde merveilleux où les pneumatiques circulaient dans des étranges petits canaux souterrains. C'était un pneumatique que j'ai dû trouver un vendredi ou un samedi et qui a produit sur moi l'effet que vous pouvez imaginer. Quand un vieux monsieur vous dit « j'ai failli me tuer parce que j'échoue à montrer ce qui est pour moi le cœur même de ma pensée, de la pensée des gens les plus grands que je puisse rassembler autour de moi, si je puis dire, depuis les sophistes chinois et puis les grands maîtres de la réflexion mystique et puis quelques savants aussi ».
Quand quelqu'un vous tient par ce biais-là un langage aussi rude, on est quand même porté à l'écouter. Et là, le gourou tout d'un coup se renverse, le gourou fait pshitt. Au fond, c'est la première fois que j'emploie ce mot-là à propos de Jean Paulhan. Mais quand le gourou sent qu'il est en train d'échouer à démontrer ce à quoi il veut rallier le plus grand nombre possible de proches, on est quand même porté à l'écouter, à se dire si cette pensée-là n'est pas démontrable, est-elle de telle nature qu'il faille se suicider quand on échoue à la soutenir ? Que faire ? C'est sérieux.
C'est vrai que Jean Paulhan était passé certainement par des moments de très grande difficulté dans la mesure où il était solitaire dans cette recherche. Nous nous trompons parce que nous vivons comme ça au milieu d'une petite communauté de gens pour qui la figure même de Jean Paulhan est à la fois mystérieuse et attirante. Vous, moi, monsieur, notre ami, nous sommes attachés à Jean Paulhan, mais nous ne pensons peut-être pas à la souffrance qui a été la sienne.
ITW : A vous entendre, pour quelqu'un qui ne connaîtrait Jean Paulhan que de nom, on a l'impression qu'il y a, et nous y reviendrons sur ce dont vous parlez, sur ce qui est peut-être le secret de Jean Paulhan, nous y reviendrons, mais quel a été l'écho sur vous, dans votre relation avec Jean Paulhan, de ce qu'il était pour tout le monde, c'est-à-dire ce que les journalistes appelaient "l'éminence grise des lettres françaises" ?
P.O. : Ça c'est autre chose, ça c'est le personnage extérieur, mais pour ce qui est de la nature même de la recherche qu'il a menée pendant toute sa vie pratiquement, ce que Bernard Baillaud démontre bien, et va continuer à démontrer dans ses grandes préfaces, aux œuvres complètes qui paraissent chez Gallimard, à cela, moi j'étais quand même insensible parce que ça dépassait complètement mon niveau de compétence. Je n'ai jamais fait de logique, je ne suis pas philosophe, rien du tout.
Est-ce que j'ai jamais perçu la nature du dessein, de la recherche, de la souffrance de Jean Paulhan ? Franchement, je mentirais si je disais que j'y avais été sensible. Je crois que je n'ai commencé à réfléchir à ce que Jean Paulhan voulait démontrer qu'au moment où je me suis trouvé devoir faire avec Jean-Claude Zylberstein, les œuvres complètes.
ITW: Justement, je voulais y venir.
P.O. : Alors, attention, là, sur ce point, Jean Paulhan n'avait jamais tourné ses regards vers moi, bien que nous nous connaissions assez bien. La personne qui devait mener l'entreprise était Yves Berger. Mais Yves Berger n'a pas réussi à faire travailler le vieux monsieur... Dominique Aury, au bout d'un an, au bout de deux ans peut-être, je ne sais plus, parce que moi je ne tenais pas le registre des rencontres entre Yves Berger et Jean Paulhan parce qu'elles se passaient aux arènes ou ailleurs, je ne sais pas, lors de déjeuners, mais c'est Dominique Aury qui à un moment a tiré, elle a vu Jean Paulhan travailler et vieillir et elle a bien compris que l'entreprise risquait de ne mener à rien si on continuait à laisser Yves se montrer, disons-le, un mot qui ne soit pas trop, un peu faible avec Jean Paulhan.
Je me suis trouvé dans la situation de devoir le forcer. C'est-à-dire j'allais travailler aux arènes avec lui, il avait déjà fait beaucoup de choses, le plan des œuvres complètes en cinq volumes c'est de sa main, il faisait même les calibrages, il était tout à fait… Mais d'une certaine manière, l'idée même de commencer à publier ses œuvres complètes avant qu'il n'ait réussi à démontrer ce qu'il voulait justement démontrer, ce à quoi je faisais allusion, au fond, c'est la fin du troisième volume, c'est-à-dire c'est la construction, c'est le sommet des œuvres complètes, c'est la fin du troisième volume, eh bien peut-être était-il un peu intimidé par la grandeur de son projet. C'est vrai qu'il commençait à se lancer dans une entreprise semblable où il engageait quand même l'éditeur, l'éditeur mettait de l'argent dans cette histoire qui ne pouvait pas en rapporter.
Mais peut-être a-t-il conçu une sorte de peur en se disant mais vais-je parvenir à montrer ce que je veux montrer avant que… et moi je me suis trouvé dans la situation de devoir lui réclamer les textes qui constituent le sommet de l'œuvre, c'est-à-dire, je me répète, la fin, la deuxième partie du troisième volume.
Et c'est à ce moment-là qu'il m'a envoyé ce pneumatique, ce pneumatique de désespoir. Les pneumatiques permettent de faire passer des messages d'amour, des messages de toutes sortes. Et là c'était vraiment du désespoir. Et je ne pense pas qu'on puisse dire que c'était un désespoir qui était simulé, je pense pas.
ITW : Quelque chose qui doit vous paraître anecdotique, mais pourquoi publier des œuvres complètes chez Tchou ?
P.O. : Bon écoutez, la chose était très simple. Un jour Jean-Jacques Pauvert m'a dit « Ah oui, oui, votre ami, là, enfin mon ami Claude Tchou, m'a piqué l'idée des œuvres complètes de Jean Paulhan » Je ne sais pas, je ne pourrai pas vous répondre, mais un beau jour, Claude Tchou est entré dans mon petit bureau au Cercle du Livre Précieux, il m'a dit « Nous faisons les œuvres complètes de Jean Paulhan ».
Ah, lui ai-je dis « Bon, très bien », comme si Jean Paulhan m'avait donné à lui, en quelque sorte le cercle se refermait, j'étais là, en quelque façon, tout prêt à écrire une lettre à Gaston Gallimard. Je me suis mis devant ma machine, j'ai écrit une lettre à Gaston Gallimard faisant état du projet de mon patron, du projet de Claude Tchou, de publier les œuvres de Jean Paulhan, en dehors de chez Gallimard, donc c'est là que le hic, c'est important. Et malheureusement, quelques mois après, nous avons reçu une lettre de Claude Gallimard disant « Voilà les conditions auxquelles vous pourrez reprendre telles et tels titres. Mais Claude Gallimard ne savait pas que les œuvres complètes, même incomplètes, ça ferait cinq volumes qui sont de quelque poids.
ITW : Pour en revenir toujours à Tchou, c'est par l'intermédiaire de Paulhan que vous êtes entré dans cette maison ?
P.O. : Oui, il m'a dit un jour « Claude Gallimard n'a pas du tout envie de vous employer, alors je vous ai trouvé un patron. » Ah, je lui ai dit « Bon Jean, merci beaucoup de m'avoir trouvé un patron alors que j'en cherche un. » Très bien. « Oui, mais, m'a-t-il dit, il est chinois. » Ah, j'ai dit, la merveille ! La merveille.
ITW : Quelles étaient, à votre avis, les relations de Paulhan et de Tchou ?
P.O. : L'histoire d'O. Parce que Claude Tchou avait publié une édition d'Histoire d'O, une édition de luxe de l'Histoire d'O. Donc ils étaient en relation. Dominique Aury n'apparaissaient pas à cette époque-là. Donc Jean Paulhan était son...
ITW : paravent ?
P.O. : son paravent, très bien, son paravent.
ITW : Mais c'est aussi un aspect de Jean Paulhan, c'est son goût aussi pour les œuvres, on va dire licencieuses aussi un peu. Il a été toujours passionné de Sade, mais ça c'est pas... on ne peut pas dire que Sade...
P.O. : Oui, mais en fait il prétendait que la lecture du Nouveau Testament était beaucoup plus dangereuse que la lecture de Sade et qu'elle pouvait porter des jeunes filles à choisir le couvent et que c'était la... Enfin bref, vous connaissez les plaisanteries qu'il a été débiter jusque devant le juge à ce propos. Alors aimait-il la littérature, comment dites-vous, érotique ou libertine ?
ITW : Libertine, oui.
P.O. : Libertine, oui. Peut-être. C'est... Je n'ai jamais pris connaissance de la liste de ses ouvrages de chevet.
ITW : Mais on voit dans...
P.O. : Ç'aurait été vraiment très, très, très, très impertinent de ma part de dire qu'est-ce... que lisez-vous ?
ITW : Vous pouvez en avoir une idée dans la correspondance entre Jean Paulhan et le libraire Robert Chatté... qui est très intéressant à ce sujet-là.
P.O. : Je ne sais pas de qui vous parlez. Robert ?
ITW : Robert Chatté, un libraire en chambre qui fournissait des œuvres...
P. 0. : Qu'est-ce que c'est qu'un "libraire en chambre" ?
ITW : C'est un libraire qui vend des livres... ailleurs que dans une boutique.
P.O. : Ailleurs que dans une boutique ?
ITW : Chez lui.
P.O. : Je n'ai jamais entendu prononcer le nom de ce libraire-là. Il est vivant ?
ITW : Non, non, il est mort.
P. O : Ah, il est mort.
ITW : Il y en a d'autres qui sont vivants.
P.O. : Il y a d'autres libraires en chambre ?
ITW : En chambre, oui. Ça existe toujours.
P.O. : C'est une corporation qui se développe ?
ITW : Non, qui ne se développe pas, mais disons qui se maintient. Qui existe.
P. 0. : Et comment connaissez-vous ces gens-là ?
ITW : Parce que quand on cherche des livres anciens, parfois les libraires sur lesquels on tombe par cet appareil qui s'appelle Internet, ce sont des libraires qui exercent chez eux. On appelle ça des libraires en chambre.
P.O. : Vous m'ouvrez des horizons... Ils sont tout à fait merveilleux.
ITW : Dites-moi, Pierre Oster, c'est aussi par l'intermédiaire de Jean Paulhan que vous rencontrez Pascal Pia ?
P.O. : Non, d'abord il faut citer Jean-Claude Zylberstein, parce que je ne sais plus dans quelles circonstances, au moment où l'éditeur Claude Tchou a annoncé la publication, la préparation des œuvres complètes de Jean Paulhan, quelqu'un m'a téléphoné, Jean-Claude Zylberstein, qui était tout jeune à ce moment-là, et qui avait déjà conçu à l'endroit de Jean Paulhan une admiration non seulement très vive, mais une admiration entreprenante.
Il est venu me proposer de collaborer avec moi à la recherche des manuscrits, et il s'est montré d'une gentillesse d'abord, et d'une capacité de trouver des manuscrits derrière les radiateurs des arènes. Sans Jean-Claude Zylbertstein, les œuvres complètes auraient été encore plus incomplètes qu'elles ne le sont. La première série des œuvres complètes, maintenant il y aura un travail plus scientifique.
Mais Yves Berger, en quelque façon, a disparu. Nous lui avons envoyé les volumes 1 et 2, mais je ne sache pas qu'il ait beaucoup correspondu à ce moment-là avec Jean Paulhan, pour lui dire effectivement, c'était là une entreprise à laquelle j'aurais dû accorder beaucoup plus d'attention. Mais je me répète, il est possible que Jean Paulhan lui ait opposé une forme de résistance. Parce que publier, alors là je me répète, publier ses œuvres complètes, c'est quand même un acte d'une hardiesse un peu forte. Il est possible qu'Yves Berger n'ait pas montré assez de fermeté dans ses rapports avec Jean Paulhan, parce qu'il était tout à fait, quand il faisait beau et qu'on allait travailler avec lui, il disait "allons jouer aux boules". Mais vraiment ça, ce n'est pas une citation en l'air. Il voulait aller jouer aux boules et il ne voulait pas s'occuper des œuvres complètes. Et d'une certaine manière, sans le fâcher, j'ai réussi à l'aider dans la constitution de cette série. Je dis bien à l'aider, je n'ai rien fait d'autre.
Bon, ensuite la correction des épreuves, j'ai lu et j'ai relu les textes qu'il me donnait, puisqu'il fallait quand même préparer la copie et lui poser un certain nombre [de questions]. Donc j'ai fait mon travail d'éditeur au sens américain. Mais encore une fois, il fallait opérer avec lui avec beaucoup de gentillesse, parce qu'il m'a offert, à moi aussi, de la même façon qu'il avait résisté à Yves Berger, il m'a offert une certaine forme de résistance.
Moi, je savais très bien qu'une collection en cinq volumes devait paraître à intervalles à peu près réguliers. Je sentais que lui n'était pas du tout prêt à se plier, justement, à cette règle de l'édition. On ne peut pas publier un premier volume et puis faire attendre le deuxième volume pendant trois ans.
Et puis en plus, je me mouvais sur un terrain extrêmement... d'abord, lui-même vieillissait, il n'était pas dans un état de santé parfait. Moi-même, je ne savais pas du tout quel serait mon sort professionnel. Donc il était plutôt intelligent et judicieux même d'essayer de faire en sorte que l'entreprise fût menée avec une certaine forme de rapidité.
Rapidité, d'ailleurs, le tome 5 a paru après la mort de Jean Paulhan. Un jour, j'avais à déterminer le titre collectif du cinquième volume et Jean Paulhan était mourant déjà à la clinique Hartmann à Neuilly. Dominique Aury m'a dit, "il est tout à fait inconscient, mais dites-lui, glissez-lui dans l'oreille le titre, les mots qui feront le titre du cinquième volume".
Donc il n'a pas vu le cinquième volume, mais il a vu le quatrième volume. Nous lui avons porté, Jean-Claude Zylberstein et moi, nous lui avons porté et je crois pouvoir dire que d'avoir franchi l'obstacle du troisième volume et de voir paraître le quatrième volume, ça a été pour lui quand même, je crois, un réconfort. Puis il savait que le cinquième volume constituait déjà quelque chose d'assez solide et il ne présentait pas les mêmes difficultés, je me répète encore, les mêmes difficultés que le troisième volume, parce que là, les textes étaient prêts, on les réunissait. Puis il m'avait laissé le choix des préfaciers. Et ça, c'était une grande gentillesse à lui, de me dire, bon, choisissez des écrivains parmi mes amis, allez leur demander des textes de présentation de chacun des volumes.
Je n'ai connu qu'un échec avec Cioran. Cioran, je suis allé le voir chez lui, 21 rue de l'Odéon. Il m'a laissé m'avancer avec beaucoup de fourberie. Mais je crois que in petto il avait déjà décidé de me donner une réponse négative. Et à la fin, il m'a dit, mais non, je ne ferai rien. Alors quand je suis allé voir Jean Paulhan, en lui disant, j'ai connu un échec rue de l'Odéon, il a tout de suite compris. Il m'a dit, "ah, Cioran ne veut rien vous donner me concernant, c'est dommage. C'est dommage parce que nous avons beaucoup fait pour lui". Et Cioran, au fond, là, s'est montré un peu semblable à lui-même.
Pas très généreux. Parce que Cioran, c'était une autorité. Une préface de Cioran, il y avait Jean Grenier, il y a eu Mandiargues, je n'ai pas la liste des préfaciers en tête, Roger Judrin, mais Cioran, c'était quand même un très grand nom. Et l'éditeur avait besoin, justement, de se trouver appuyé, en quelque manière, par la présence d'écrivains très réputés, beaucoup plus réputés que... dans le cas de Cioran, il était beaucoup plus connu que Jean Paulhan à l'époque, pour le plus.
ITW : Je vous ai lancé le nom de Pascal Pia tout à l'heure, c'était aussi pour vous poser une question sur Jean Paulhan et l'amitié. Est-ce qu'il avait des amitiés très compartimentées ?
P.O. : Je n'en sais rien du tout.
ITW : Vous n'en savez rien du tout.
P.O. : Vous parlez de Pascal Pia, effectivement, j'ai un tout petit peu connu Pascal Pia. Dans Wikipédia, on lit que Pascal Pia était, en quelque façon, l'inspirateur de l'éditeur. Effectivement, de temps en temps, on faisait appel à lui quand nous manquions de réserve.
ITW : D'accord, et vous l'avez très peu connu.
P.O. : Très peu connu, il était âgé, il était fatigué, mais effectivement, il nous donnait des listes et j'allais en enfer tranquillement, sans avoir le sentiment de franchir là des bornes. Au-delà desquelles, on ne pouvait revenir. Est-ce que Jean Paulhan le connaissait bien, je ne sais pas. Pourquoi posez-vous cette question ?
ITW : C'était justement pour savoir sur l'amitié chez Jean Paulhan, les relations, est-ce qu'il avait des relations compartimentées, est-ce qu'il voyait certaines personnes et pas d'autres en même temps, ensemble ? C'est ça que je voulais vous demander.
P.O. : Ça alors... Non, il était fâché avec tout le monde.
ITW : Non, pas avec Audiberti.
P.O. : Il n'était pas fâché avec Audiberti.
ITW : Il l'aimait bien, il le supportait.
P.O. : Il était fâché avec Gaston, fâché avec Marcel Arland, fâché avec Albert Camus, fâché avec Raymond Queneau, fâché avec Brice Parrain. Avec qui n'était-il pas fâché ?
ITW : Mais c'était des bruits littéraires. C'était des bruits littéraires, mais il avait une faiblesse pour Audiberti.
P.O. : Oui.
ITW : Il le supportait.
P.O. : Oui... oui.
ITW : Cher Pierre Oster, si vous voulez, nous allons parler de ce qui importe au fond, c'est-à-dire des œuvres de Jean Paulhan. Est-ce que vous auriez la gentillesse de nous lire le texte court ? Parce qu'il y a deux textes sur Jean Paulhan dans votre livre Pratique de l'éloge.
P. O. : De lire l'attentif ?
ITW : De lire L'attentif, ça me ferait plaisir que vous disiez ça.
P.O. : C'est drôle parce que j'y avais pensé. Je m'étais dit que peut-être je vous proposerais de le lire. Donc c'est un texte qu'on m'a demandé, parce que il est de 70, ça date donc d'un an, d'un an et demi après la mort de Jean Paulhan.
"Aucun d'entre nous n'est en droit de se plaindre. Jean Paulhan, aujourd'hui encore, offre comme un exemple de générosité et de sagesse. Il n'est que d'entrer dans son dernier ouvrage, Le don des langues, pour sentir qu'il y a entre les hommes un lien sacré. Rien de ce qui parut nécessaire aux plus grands esprits jamais ne se perdra. Ah, l'étrange vertu des mots ! Il constitue le réceptacle infiniment patient de pensées très anciennes. Nicolas de Cues se réveille dans le travail d'un écrivain de notre siècle, et celui-ci, à son tour, prenant appui sur le cardinal, se trouve mis en possession d'une logique nouvelle, si nouvelle que nous nous effrayons. Oui, Jean Paulhan l'attentif n'est pas seulement ce visage, ces images sur quoi s'attardent nos regards, ils cherchent avant de mourir, le secret qui peut fonder d'autres existences".
Une belle photo ! Je pense que c'est une image assez juste d'un Jean Paulhan attentif à tout ce qui, dans les pensées les plus anciennes, peut encore servir à des gens de l'autre...
ITW : Pierre, voulez-vous bien la tourner vers l'objectif ? Je ne sais pas si ça donnera quelque chose...
P.O. : Voilà le portrait, le profil de médaille.
ITW : Pour en revenir à la dernière phrase de ce texte, "le secret de Jean Paulhan", ça renvoie un peu aussi à l'autre texte que vous publiez dans le même recueil.
P.O. : Qu'est-ce que c'est, le secret ?
ITW : Dans la dernière phrase de L'Attentif.
P.O. : Ah, le secret, oui.
ITW : Ça renvoie à un autre article, cette fois plus long, que vous publiez dans le même recueil qui vient de paraître chez Gallimard, c'est-à-dire Pratique de l'éloge, où vous dites ce que vous devez et à qui vous le devez, dont Jean Paulhan. Qu'est-ce que c'était que ce secret que vous essayez d'approcher un peu dans ce texte, qui s'appelle, je rappelle le titre du texte, Ici commence mon désespoir d'écrivain ?
P.O. : Le secret, regardez dans le petit texte que j'ai déchiffré, qui est figuré dans le document que je vous laisse.
J'ai déchiffré ce petit texte, il s'appelle le Koan ou l'Apologue du Fondeur. Et je crois que Jean Paulhan là s'exprime en attribuant à un certain Tsang, un Chinois encore, décidément, les Chinois en font prime. Il s'appelle Koan du Fondeur.
"Tsang fondit une cloche dont la beauté enchanta le peuple. Comment t'y es-tu pris ? lui demanda l'Empereur. Quand tu m'as ordonné de fondre une cloche, répondit Tsang, je me suis recueilli dans mon cœur. Après trois jours, j'avais oublié l'argent et les éloges que me vaudrait mon travail. Après cinq jours, je cessai de craindre l'insuccès et d'espérer le succès. Après dix jours, je ne remarquai plus la différence du oui et du non, de l'avantage et de l'inconvénient, de l'extérieur et de l'intérieur, du toi et du moi. Après dix-sept jours, ayant perdu jusqu'au sentiment de mon corps et de mes membres, je sentis que le moment d'agir était venu et je me mis au travail, de sorte que la cloche fut parfaite, comme un fruit de la nature. Car un soulier est parfait quand le pied ne le sent pas, une ceinture est parfaite quand la taille ne le sent pas, un cœur est parfait lorsqu'il a perdu la notion du bien et du mal. Un esprit est accompli sitôt qu'il ne sait plus distinguer le vrai du faux.
Je pense que c'est là une image de Jean Paulhan sur laquelle on peut s'arrêter et à propos de laquelle on peut méditer. C'est-à-dire qu'il est bien évident que l'apologue, Jean Paulhan parle de lui, et il parle surtout d'un écrivain supérieur à tous les écrivains qui ne se soucierait pas du résultat mais qui se soucierait de pénétrer dans le secret qui nous permet de comprendre qu'autrui, et nous, c'est tout à fait un.
Je vous l'ai copié.
ITW : C'est formidable, c'est un très très beau texte.
P.O. : Ah, c'est un beau texte.
ITW : Ça rejoint cette préoccupation ?...
P.O. : Bernard m'a téléphoné en me disant je découvre le Koan, c'est un texte qu'il n'avait pas, curieusement, donc il va prendre place quelque part. Je vous l'ai copié.
ITW : Merci Pierre Oster
P.O. : Non, parce que vous pouvez le déchiffrer à votre tour, parce qu'il est dans les documents que je vous ai donnés, mais c'est tout petit.
ITW : D'accord. Ça rejoint ce dont vous parlez dans cette contribution, où vous parlez du principe de contradiction, du principe d'identité, du principe de non-identité. C'était quelque chose de très cher à Jean Paulhan, ça.
P.O. : Alors là, nous entrons sur un terrain mouvant, et je vais tout vous dire. Il se trouve que Jean Paulhan n'était pas un grand lecteur des manuels de logique, parce que dans les textes que j'ai eus sous les yeux, il allait jusqu'à... Enfin, non, je ne vais pas raconter ça. C'est en quelque façon moi qui l'ai obligé, secrètement, mais avec beaucoup de détermination, c'est moi qui l'ai obligé à inventer l'expression contre-identité, principe de contre-identité. Parce qu'il ne savait pas qu'en français, je ne sais pas comment les choses se passent en anglais, en allemand, en espagnol et dans d'autres langues, principe de contradiction et principe de non-contradiction, c'est le même principe. Et c'est une chose tout à fait merveilleuse, que dans le langage des logiciens, ces deux expressions apparemment contraires désignent en réalité le même principe, qui découle du principe d'identité.
Donc, effectivement, dans certains textes, et je ne peux pas le prouver, parce que finalement, nous avons corrigé les choses au moment de la fabrication du troisième volume, j'ai vu apparaître sous la plume de Jean Paulhan, parce que j'avais des petites conversations avec lui qui tendaient à lui montrer qu'il faisait erreur en déterminant l'existence d'un principe de contradiction.
Il pensait qu'au principe de contradiction, il fallait opposer le principe de non-contradiction. Or, les deux expressions désignent le même principe. C'est ainsi. Je le cite d'ailleurs, je le marque dans une petite note. Peut-être d'autres logiciens de ses amis, que je ne connais pas, lui ont dit : « Effectivement, il y a là un point sur lequel vous devriez tenter de réfléchir. Vous devez inventer une expression qui ne soit pas celle que vous utilisez dans un premier temps, qui est le principe de contradiction. Parce que principe de contradiction, ça veut dire principe de non-contradiction. » C'est ainsi.
ITW : Est-ce qu'il y a quelque chose que vous vouliez dire sur Jean Paulhan, que vous teniez à dire sur Jean Paulhan, que vous vouliez qu'on retienne de lui ?
P.O. : Ce qu'on peut dire, c'est qu'il a... « La cloche du fondeur rend un son parfait. Est-ce que le son que rend la grosse cloche en cinq volumes est également... tel que chacun puisse l'entendre ? » Je ne sais pas. « Principe de contre-identité. C'est à vous de vous exprimer à ce sujet parce que la chose est peut-être plus claire pour vous qu'elle ne l'est pour moi.»
ITW : C'est ce que vous dites, en somme, quand vous dites que Jean Paulhan reprenait des textes anciens et faisait résonner d'anciens textes. Aujourd'hui, il y a peut-être des gens pour lesquels Jean Paulhan est très actuel et qui font à leur tour...
P.O. : Peut-être, mais nous ne les connaissons pas. Je ne vois pas du tout qu'il y ait ou bien des logiciens ou des savants qui fassent appel à lui. Puisque Lupasco, qui était au fond son maître le moins secret, le plus proche, est mort lui-même dans une grande solitude. « Solitude », « souffrance » sont des mots qui ne semblent pas vous émouvoir...
ITW : Si, si, justement...
P.O. : C'étaient des éléments très importants dans la psychologie de Jean Paulhan. À preuve, cette sorte de désespoir qui l'habitait. Vous avez tous les deux l'avantage sur moi de voir les choses avec plus de distance. Moi j'ai vu les choses se faire, comme ça, en fréquentant un monsieur qui, au moins une fois, avait avoué quelle était la nature de la souffrance qu'il ressentait. "Ici commence mon désespoir d'écrivain".
Un écrivain ne peut pas démontrer que le langage est [un mot].