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Entretien avec Jean-José Marchand, sur Jean Paulhan

Jean-José Marchand

ITW : Jean-José Marchand, vous êtes né en 1920, vous êtes critique d'art, critique littéraire, journaliste, érudit. On vous doit notamment la fameuse série des archives du XXe siècle pour la télévision. Mais, si vous le voulez bien, et puisque vous en avez accepté l'idée, je vous en remercie, nous allons évoquer avec vous aujourd'hui la personnalité de Jean Paulhan. On lit dans le Journal de Jacques Brenner, à la date du 21 février 1945, c'est Brenner qui parle : « J'entre dans le bureau de Paulhan. J'avais d'abord hésité à entrer, Paulhan me fait signe de rester. J'allai m'asseoir. J'étais tombé sur un 6 heures de Paulhan, où viennent un tas de gens. Allaient arriver notamment Astruc, Marchand, Tavernier, Bertelet, d'autres dont j'ignore le nom. »

Est-ce à cette époque, Jean-José Marchand, c'est-à-dire peu après la Libération, que vous rencontrez Paulhan pour la première fois ?

JJM : « Ah non, j'avais rencontré Paulhan au moins deux ans plus tôt. C'est-à-dire, j'ai rencontré Paulhan, je pourrais vous le préciser d'une manière encore assez vague, pendant l'été 1942, parce que voilà ce qui s'était passé. Je collaborais à ce moment-là à une revue qui s'appelait Confluence, qui était une revue, comment dirais-je, à la fois, je dirais même pétaino-gaulliste, c'est-à-dire d'opposition larvée à l'Allemagne, tout en s'infligeant une espèce de conformisme apparent. Et dans cette revue que dirigeait René Tavernier, je collaborais beaucoup, je faisais beaucoup d'articles.
Et à ce moment-là, j'ai eu besoin d'aller à Paris, parce que Tavernier m'avait dit : "nous pourrions faire ensemble une anthologie de la poésie", en gros depuis 1935, c'est-à-dire les cinq années précédentes.

ITW : Et donc vous avez rencontré Paulhan.

JJM : Et puis c'est à ce moment-là qu'étant à Paris, j'ai vu un certain nombre de gens auxquels je demandais de collaborer à Confluence. Puisqu'en somme, les deux zones étaient assez séparées, n'est-ce pas, par cette ligne de démarcation. Je dois dire même très séparées. Et donc alors, dès que je suis arrivé à Paris, je téléphone à la Nouvelle Revue française et je demande à rencontrer Paulhan en excipant, en quelque sorte, de ma qualité de jeune apprenti écrivain de la zone libre.
Et je dois dire que j'ai été reçu immédiatement et d'une manière extrêmement cordiale.

ITW : Est-ce que c'est cette fameuse scène que tant d'écrivains ont racontée, c'est-à-dire où il y avait Drieu qui avait son bureau à côté et Paulhan d'un autre ?

JJM : Je savais qu'il y avait Drieu à côté, mais Drieu n'est absolument pas intervenu. Moi-même, j'admirais assez Drieu en tant qu'écrivain, mais je n'étais pas du même côté politiquement parlant. Et alors donc, j'ai préféré ne pas le rencontrer, parce que je dois dire que je craignais de subir son charme, parce que beaucoup de gens étaient tombés sous le charme de Drieu, n'est-ce pas ?

ITW : Revenons-en à Paulhan. Quand vous le rencontrez pour la première fois, c'était évidemment, tel que je vous connais, quelqu'un que vous aviez déjà lu avant de le rencontrer physiquement.

JJM : Évidemment, oui.

ITW : Qu'est-ce que vous aviez lu de lui à cette époque-là ?

JJM : J'avais lu Les Fleurs de Tarbes, dont d'ailleurs le titre m'avait trompé, parce que je croyais que c'était un livre de, comment dirais-je, presque de voyage en quelque sorte. Mais là, je n'ai pas été très surpris. Je n'avais pas lu, parce que j'avais énormément lu La Nouvelle Revue française, parce que je lisais la Nouvelle Revue française depuis la fin de 1936. Et donc, alors, j'avais lu beaucoup de Paulhan, et puis en particulier la fin de La Nouvelle Revue française, où il signait Jean Guérin, avec d'autres collaborateurs, mais c'était lui qui était le principal auteur, et qui était marqué de son esprit très particulier.

ITW : Dites-moi, est-ce que vous... Qu'est-ce qu'il représentait pour vous, parce qu'évidemment, il y avait une grande différence de génération...

JJM : Oui, oui, c'est ça, j'aurais pu être son fils.

ITW : Vous étiez un jeune homme de 22 ans, qu'est-ce qu'il représentait pour vous ?

JJM : Ben, c'était essentiellement La Nouvelle Revue française, pour moi. Plus que par son œuvre personnelle, c'était l'esprit NRF. Et l'esprit NRF qui était une certaine manière de considérer la littérature, et en même temps, une certaine manière d'écrire aussi, parce qu'il y avait un style très particulier de faire des notes, n'est-ce pas ? C'est-à-dire, un peu avoir l'air de ne pas y toucher... C'était très particulier la manière dont les... Il suffit d'ailleurs de relire la collection pour être tout à fait frappé par la manière dont tout le monde écrivait des notes dans la NRF, d'une certaine manière. Et ça, ça m'avait beaucoup frappé.
Et ce que représentait Paulhan aussi, c'était une certaine manière d'être neutre. Par exemple, on savait qu'il était conseiller municipal de Châtenay-Malabry, et en même temps, on savait qu'il avait pris la défense de Maurras, n'est-ce pas, quand il y avait eu des attaques qui venaient de la gauche.
Parce que pour lui, n'est-ce pas, la littérature était quelque chose qui était un peu un monde à part, et il ne fallait pas faire intervenir ses opinions quand on jugeait une œuvre. C'est-à-dire qu'il pouvait aussi bien lire un livre comme des livres de Maxime Gorki, que des livres d'Ernst Jünger, ou des gens comme ça. Pour lui, c'était la littérature.

ITW : J'en reviens toujours à cette première rencontre, car c'est quelque chose d'important. Quelle impression ça vous a fait ? Est-ce que vous avez été déçu par l'homme ? Comment était-il physiquement également ?

JJM : D'abord, ce qui m'a frappé, je crois que ce qui a frappé tout le monde, c'est le fait qu'à la fois c'était un géant dont sortait une voix flûtée de jeune fille, n'est-ce pas ? Et ça, c'était tout à fait frappant au point que pendant quelques minutes, j'en ai été surpris. Mais ce qui m'a ensuite frappé, c'est la manière dont il vous traitait.

C'est-à-dire qu'il commençait par vous tester un peu, et puis ensuite, tout de suite, il vous traitait un peu comme un ami. C'est ainsi qu'il m'a offert, la deuxième fois que nous nous sommes vus, ce qui montre que j'avais passé mon examen de passage, il m'a offert le Vathek de Beckford, édition originale, courante en 1895, mais enfin avec la préface de Mallarmé. Et ça, je dois dire que ça m'a sidéré, parce que j'ai compris que pour lui, par exemple, déjà, j'étais intronisé dans cette espèce de franc-maçonnerie qu'était pour lui la littérature, c'est ça.

ITW : Vous vous êtes revus ensuite plus souvent après la Libération ?

JJM : Ah non, nous nous sommes revus tout le temps. Par exemple, j'allais à des... Il tenait un peu à son... parce qu'il avait son jour, un peu comme les dames, comme Marie-Louise Bousquet, ou toutes les dames de la haute société. Alors j'allais à son jour, et là j'ai rencontré quantité de gens, des gens très différents d'ailleurs, et ça m'a permis d'avoir un contact personnel, très rapide, bien entendu, avec des gens... et de me faire une idée très différente de l'idée que j'en avais en lisant leurs écrits, n'est-ce pas.

Mais pour continuer sur Paulhan lui-même, ce qui est intéressant, c'est qu'il m'a offert aussi une édition originale rare d'une de ses œuvres, et ça, ça m'a beaucoup flatté, je dois dire, parce que je crois que c'était Aytré qui perd l'habitude. J'ai perdu le souvenir de ce que c'était, mais je n'ai pas perdu le souvenir du fait qu'il m'avait offert ce livre, n'est-ce pas.

ITW : Pascal Pia dit quelque part que Paulhan est l'un de ces hommes qui l'a empêché d'écrire, de réaliser une carrière d'écrivain en quelque sorte. Est-ce que vous, il vous a sollicité pour écrire quelque chose, pour commencer une œuvre, pour écrire des poèmes, pour collaborer à la NRF, ou dans les Cahiers de la Pléiade auparavant ?

JJM : Ah non, c'est-à-dire que, d'abord à ce moment-là, il ne faisait pas de la publicité, il ne faisait pas une vraie publicité pour la NRF de Drieu. C'est-à-dire que quand les gens lui disaient "j'aimerais bien paraître à la NRF", alors immédiatement il s'interposait et proposait le texte, si le texte lui convenait, pour le donner à Drieu.

Mais jamais, jamais, par exemple, il m'a demandé quoi que ce soit pour la NRF parce qu'il savait très bien que j'étais du même parti que lui et même beaucoup plus partisan à ce moment-là que lui et alors donc il savait très bien que je n'aurais pas proposé. Non, non, il a toujours été d'une discrétion absolue et puis c'est surtout qu'il disait, n'est-ce pas... à ce moment-là j'étais plein des idées de Valéry et tout ça, c'est-à-dire d'idées qu'on peut faire les choses, qu'on peut faire les choses. Il me disait, mais non, les choses viennent comme ça, on ne peut pas les défaire, n'est-ce pas, ou c'est un artifice, c'est-à-dire c'est une raison que vous vous donnez en vous disant que vous allez fabriquer quelque chose alors que vous avez déjà envie de les faire.

ITW: Puisque nous sommes justement sur cette question, est-ce qu'il vous lisait, est-ce qu'il lisait vos articles, est-ce qu'il avait écho de vos articles, est-ce qu'il vous en parlait et par exemple est-ce que vous lui avez envoyé quand est parue votre livre La vie aux frontières du poème, est-ce que vous lui avez envoyé et qu'est-ce qu'il en a pensé ? Je veux dire, est-ce que c'était quelqu'un qui s'intéressait à vous du point de vue de...

JJM : Oui, oui, c'est ça, mais alors, il m'a dit, oui, oui, il m'a dit, alors ça c'est beaucoup plus tard bien entendu, mais alors il m'a dit que ça l'avait intéressé et pour montrer, il m'a cité en s'en moquant un de mes poèmes, ce qui était une manière de me... comment dirais-je, de me montrer qu'il m'avait lu. Alors il m'a dit, "ce que j'ai trouvé de mieux c'est le poème qui est dédié à Picasso".

ITW : Et autrement, c'était quelqu'un qui ne vous sollicitait pas, c'est-à-dire qu'il ne vous disait pas, est-ce que vous êtes en train d'écrire en ce moment, qu'est-ce que vous faites ?

JJM : Non, non, mais il savait très bien qu'il n'avait pas besoin de solliciter, qu'au contraire les gens l'inondaient de manuscrits.

ITW : Quel était la teneur en général de vos conversations si vous en avez eu avec lui d'assez long ou d'assez importantes...

JJM : Je ne peux pas dire que j'aie eu de longues conversations avec Paulhan. Là je viens de faire allusion au fait qu'il avait un peu corrigé une idée qui m'était chère, qui était l'idée valérienne, n'est-ce pas, qu'au début il y a toujours eu une espèce d'intervention du dieu, n'est-ce pas, mais qu'ensuite il faut tout fabriquer. Alors lui était absolument contre ça et il pensait que les choses viennent d'elles-mêmes, n'est-ce pas.

En dehors de ça, nous n'avons pas eu de conversation esthétique, si c'est le sens de votre question. En revanche...

ITW : Il savait que vous vous intéressiez aussi à la critique d'art. Vous avez parlé de peinture...

JJM : Ah non, jamais. Jamais de peinture. Jamais, parce que moi j'étais pas du tout de son... A ce moment-là j'étais très, très doctrinaire et j'étais tout à fait du côté de la peinture abstraite, alors que lui, ce qu'il aimait, c'était des gens comme Dubuffet, Fautrier, que moi j'aimais aussi mais qui n'étaient pas vraiment dans mes goûts, proprement dits. J'aimais une certaine période Dubuffet, la période des portraits. Justement le portrait de Paulhan, à mon avis, est très réussi par Dubuffet ou encore le portrait de Léautaud, mais j'aimais pas tellement Fautrier, je trouvais que c'était extrêmement fabriqué à ce moment-là.

Là où nous avons eu... Ce qu'il y a eu, c'est que dans le bureau de Paulhan sous l'Occupation, je me souviens de conversations dans lesquelles il donnait son opinion sur les uns et sur les autres, mais ça m'est sorti de la tête. Je me souviens, en revanche, après la Libération, je me souviens que lui était évidemment tout à fait pour l'indulgence pour les écrivains, parce qu'il avait cette idée que, en dehors de l'appel au meurtre et même dans un cas, même dans des appels au meurtre rigolos comme celui d'Aragon, Feu sur Léon Blum, Feu sur les observants de la démocratie, ça le faisait rire ces choses-là, donc il était pour l'indulgence absolue mais il étendait ça aux écrivains de la collaboration aussi, parce qu'il était tout à fait contre le fait de s'attaquer aux écrivains, parce qu'il pensait qu'il y avait une distance, que ce sont les gens qui disent, qui écrivent Feu sur Léon Blum ou encore "il faut envoyer les juifs dans un ghetto" que ceux-mêmes, si on leur disait faites-le vous-mêmes en général ils s'évanouiraient, parce qu'ils seraient incapables de frapper un enfant juif ou de tirer sur Léon Blum et alors ça le faisait rire cette action des écrivains, alors donc il était pour l'indulgence à cause de ça parce qu'il disait il y a un abîme entre le fait de dire n'importe quoi, disons, soyons indulgents, en disant n'importe quoi, et le fait de le faire voilà comment il était.

Alors je me souviens dans son bureau que j'ai eu une attrapade avec un homme que j'ai beaucoup aimé par ailleurs et qui était Francis Ponge à propos de Brasillac parce que moi je disais que le fait de fusiller Brasillac, alors que j'étais gaulliste au dernier degré... je disais que fusiller Brasillac était honteux n'est-ce pas, car Brasillac était lui-même incapable de faire ces choses-là, parce qu'il pouvait, toujours suivant la théorie paulhanesque, écrire une connerie qui n'a rien à voir avec le fait de la faire soi-même, et alors et à ce moment-là Ponge m'a violemment pris à partie en me disant "le seul de ces types pour lequel j'ai de l'indulgence c'est Jouhandeau". Je ne l'ai pas contredit mais évidemment sur ce plan-là mais je disais que Brasillac était en réalité un très brave garçon n'est-ce pas, pas méchant du tout, voilà.

ITW : pour en revenir à la personnalité car je sais que vous intéressez beaucoup aux êtres, qu'est-ce que vous diriez de sa personnalité est-ce que vous avez déjà été invité chez lui par exemple et comment était-il ?

JJM : invité chez lui, non. Je sais que j'ai été... c'est à dire, la première fois que j'ai vu Paulhan c'était à la fin de 1936 parce que ma mère, j'étais donc tout jeune, et ma mère m'avait accompagné parce que je voulais m'abonner à la revue. Il y avait là Madame Paulhan qui n'était pas encore, comment dirais-je, en trop mauvais état puisque malheureusement ensuite ça n'a plus été du tout, et alors je sais que les deux femmes se sont engueulées...

ITW : votre mère et Germaine Paulhan ?

JJM : c'est ça, et je dois dire que Paulhan au contraire a montré son caractère pacifique et... effrayé ! de voir que les...

ITW : donc en fait votre première rencontre date alors que vous étiez un adolescent vous aviez 16 ans passé et donc sur la personnalité de Paulhan en elle-même alors qu'est-ce que vous en diriez ?

JJM : ah, ce que vous me demandez très grave parce que d'abord je ne suis pas un prêtre, et même serais-je un prêtre que je serais évidemment extrêmement indulgent. Mais alors ce que je dirais de Paulhan c'est que je suis persuadé que malgré les apparences, il faut dire un peu acérées qu'il pouvait avoir dans ses propos, je crois que c'était un homme bon en réalité, et ça c'est assez rare parmi les écrivains parce que je ne sentais jamais, ce qu'il y a souvent chez les écrivains, c'est-à-dire toutes ces haines recuites, masquées par la politesse, c'est pas vrai du tout, je crois que c'était un homme bon, mais c'était masqué par sa... le fait qu'il n'hésitait pas de temps en temps à avoir un mot aigu, par exemple un jour nous parlions de Pyrrhus et Cynéas de Simone de Beauvoir qui venaient de paraître et je lui disais à quel point, moi qui à ce moment là était un peu, tout en étant brouillé avec Sartre, mais en admiration de Sartre, j'étais assez anéanti de voir ce livre, il m'a dit : "oui oui ce sont des propos de concierge" (rires). Des mots comme ça évidemment ne nous faisaient pas que des amis...

ITW : Et ce côté énigmatique souvent mystérieux le goût du paradoxe ? Léautaud écrit dans son journal que c'était un danseur, par exemple, est-ce que vous avez été frappé par ça ?

JJM : Ah, que c'était un danseur, évidemment tout le monde était frappé par ça. Mais je crois que c'était, mais ce côté danseur c'était le côté danseur que pouvaient avoir certains hommes qui sont en réalité extrêmement solides, n'est-ce pas ? Je crois que c'était tout à fait... ce côté danseur c'était un côté qu'il se donnait... d'abord il avait besoin de se défendre contre cet assaut d'une multitude d'écrivains parce que les, comment dirais-je... vous savez que les poètes sont des gens extrêmement dangereux n'est-ce pas ? et alors il sentait bien que c'est un milieu dans lequel la haine est d'autant plus virulente qu'elle est masquée et alors je crois que cette manière de plaisanter était une manière de se défendre. C'est ce qui a fait qu'un homme que j'aime beaucoup qui est Maurice Nadeau, a méconnu Paulhan parce que je crois que Nadeau s'est laissé prendre à ça parce qu'il a vu en Paulhan l'homme qui tout en étant membre du parti socialiste SFIO ne prenait pas complètement au sérieux ces choses-là. Ce qui fait que Paulhan n'a jamais été surpris par exemple que, mettons que Roger Vaillant ait été communiste pour devenir complètement éloigné du communisme au point que vers la fin de sa vie on ne soupçonnait pas qu'il l'avait été, qu'il n'a pas été surpris par le fait que tel ou tel auteur ait pris des positions extraordinaires, que des gens qu'il avait soutenu à l'époque de la NRF comme André Fraigneau par exemple soit allé à Weimar etc. Tout ça ne le surprenait pas parce qu'il s'attendait à tout de la part des écrivains. Mais justement parce que il ne croyait pas... autrement dit au fond de lui-même, je crois qu'il aurait été comme Péguy c'est à dire qu'il ne croyait qu'aux témoins qui se font tuer — ce qui a été le cas de Péguy. Il savait très bien par exemple que peut-être que Brasillach... on lui aurait donné un fusil, il aurait blessé sa concierge vous comprenez ce que je veux dire ? (rires) Il le savait ça.

ITW : Si vous voulez bien nous allons terminer par ce qui est le plus important c'est à dire les livres et l'œuvre de Paulhan Qu'est-ce que vous préférez dans l'œuvre ? Et est-ce que vous pensez que c'est quelque chose qui vous a accompagné tout au long de votre existence, ces livres ? JJM : Ah ! vous voyez parce que... remarquez ma réaction je ne dis pas de but en blanc quelque chose comme par exemple si vous me parliez de Dostoïevsky je vous dirais le personnage de Svidrigaïlov, si vous me parliez de Baudelaire je vous dirais j'aime beaucoup La Fanfarlo, ... Il n'y a pas ça chez Paulhan parce que, c'est Paulhan qui lui-même est le personnage important de son œuvre, plus que son œuvre. Son œuvre... il savait très bien que la vie... par exemple on ne peut pas entrer dans le jardin public de Tarbes avec des fleurs à la main, mais il savait très bien qu'il y a eu des grandes œuvres comme par exemple celle de Gongora qui ne sont que des fleurs au contraire et ça il le savait mieux que moi, alors donc au fond je crois que ce qui lui importait c'était de... autrement dit, s'il entrait chez les SS il avait envie de dire qu'il faudrait être un peu doux et libéral, s'il entrait au contraire à la SFIO il avait envie de dire qu'il faudrait être un peu viril quand même... Je crois.

ITW : Ça vous a étonné son élection à l'Académie Française ?

JJM : Pas du tout, je pense que s'il y avait quelqu'un qui méritait au sens de ce que voulait Richelieu, c'est à dire que Richelieu voulait que ce soit des gens de premier ordre, évidemment pas madame Simone Weil, je ne parle pas de la grande, alors ça c'est n'importe quoi, mais alors Paulhan oui.

ITW : Est-ce que vous auriez quelque chose d'autre à dire qu'on retienne de Jean Paulhan ?

JJM : Je voudrais que son œuvre dure, ça paraît paradoxal après ce que je viens d'en dire. Parce que je crois qu'il y a toujours quelque chose à découvrir, parce qu'il y a des œuvres dans lesquelles vraiment il n'y a rien à découvrir dedans et, autrement dit, je suis persuadé qu'il est finalement un peu négligé aujourd'hui, c'est à dire que son nom est plus connu que son œuvre. Mais au contraire, il est évident que si je veux faire une revue rapide puisque vous me le demandez, il est évident que par exemple le fait qu'il s'est intéressé à la fois à la poésie malgache au haïkai ou au haïku comme vous préférez, qu'il s'est intéressé à une quantité de choses, qu'il a attiré l'attention sur une quantité de choses, c'est toujours utile. C'est très bien qu'il existe des œuvres complètes parce qu'on peut puiser là-dedans, peut-être au hasard, évidemment ce n'est pas Tolstoï, mais on peut puiser là-dedans des choses, donc finalement oui, je pense qu'il durera auprès des gens qui le méritent, c'est à dire maintenant à un moment où la littérature française est menacée d'être remplacée par une espèce de patois anglo-saxon qui n'est pas l'anglais de Shakespeare, eh bien ce sera toujours utile de le relire !

ITW : Merci Jean-José Marchand