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Portrait de Maurice Blanchot

Comment la littérature est-elle possible?

Maurice Blanchot

Il y a deux manières de lire Les Fleurs de Tarbes de Jean Paulhan. Si l'on se contente de recevoir le texte, d'en suivre les indications, de se plaire à la première réflexion qu'il apporte, on sera récompensé par la lecture la plus agréable et la plus excitante pour l'esprit ; rien de plus ingénieux ni de plus immédiatement satisfaisant pour l'esprit que les tours et les détours du jugement en face d'une certaine conception littéraire qu'il regarde, fascine et anéantit à la fois ; on sort de cce spectacle, ravi et rassuré. Mais après quelque temps, les doutes viennent ; il faut bien réfléchir ; des allusions dissimulées par leur évidence, divers incidents de forme, une conclusion mystérieuse donnent peu à peu à penser. Le livre dont on vient de s'approcher, est-ce bien le véritable ouvrage qu'il faut lire ? N'en est-il pas l'apparence ? Ne serait-il là que pour cacher ironiquement un autre essai, plus difficile, plus dangereux, dont on devine les ombres et l'ambition ? Voici qu'il faut reprendre la lecture, mais il serait vain de croire que Jean Paulhan livre jamais ses secrets. C'est par le malaise qu'on éprouve, et l'anxiété, qu'on est seulement autorisé à entrer en rapport avec les grands problèmes qu'il étudie et dont il n'accepte de montrer que l'absence.
Le premier livre, le livre apparent, est consacré à l'examen de la conception critique qu'il faut appeler terroriste. D'après cette conception qui gouverne les lettres depuis cent cinquante ans, la littérature a pour devoir de se défendre contre les lieux communs et contre ces lieux plus vastes que sont les règles, les lois, les figures, les unités. Tout écrivain qui s'abandonne aux clichés et aux conventions renonce bientôt à exprimer sa pensée, plus encore à rechercher des contacts vierges, cette fraîcheur du monde qui est la fin de tout art ; il est la victime des mots, l'âme de la paresse et de l'inerte, la proie des formules toutes faites qui imposent à sa pensée leur puissance dégradante. Ce sont là des évidences. Les lieux communs trahissent une intelligence à la fois indolente et soumise, inerte et entraînée, vouée à un langage qu'elle ne guide plus. Quels reproches fait-on à l'homme qui se sert sans précaution des mots : liberté, démocratie, ordre ? On l'accuse de verbalisme. Ainsi est l'écrivain qui se laisse aller aux clichés. Il est prisonnier des paroles qu'il ne soumet plus à leur sens. Une secrète maladie du langage l'atteint à laquelle il ne peut que succomber.
Cette conception critique, qui est en somme celle de Victor Hugo repoussant la rhétorique, de Verlaine dénonçant l'éloquence, de Rimbaud se séparant de la vieillerie poétique, qui réconcilie curieusement Sainte-Beuve, Taine et le surréalisme par l'humiliation qu'elle inflige aux mots et la part privilégiée qu'elle donne à une pensée authentique, est si scrupuleusement étudiée par Jean Paulhan qu'on se demande comment il lui sera possible de l'ébranler après lui avoir donné des fondations si fermes. Mais il ne lui faut que quelques remarques et de plus, il est vrai, une découverte capitale dont on discerne l'importance un peu plus tard. L'obervation la plus simple donne tort à la Terreur. Il n'est pas vrai que l'usage des lieux communs soit un signe de paresse et encore moins de verbalisme. N'y a-t-il pas des écrivains qui inventent des clichés, qui ne les subissent pas mais les découvrent et expriment par leur moyen ce qu'il y a de plus tendre dans la sensibilité, de plus spontané dans l'imagination ? N'y en a-t-il pas d'autres qui usent de lieux communs, savent qu'ils en usent et, loin de penser y perdre l'esprit de leur discours, ne se servent de ce langage que parce qu'il est trop éprouvé pour retenir l'attention et faire écran au sens qu'il doit traduire ? Les clichés sont destinés à passer inaperçus. Le langage y dessine un corps invisible et absent.
En fait, toute l'accusation de la Terreur repose sur une singulière illusion d'optique. Il est bien vrai que certains lieux communs ont pour effet d'environner l'esprit de mots, de lui en imposer à l'excès le souci et le bruit. Mais ce mal ne se produit pas chez l'auteur, c'est le lecteur qu'il frappe, le lecteur qui devant tout lieu commun est obligé de se demander : cette expression garde-t-elle sa force native, sa vigueur originelle ? Ou n'est-elle qu'un cliché, un grand mot ? Voilà ce lecteur embarrassé par des questions de langage, pris dans un réseau de paroles qui ne lui permettent plus d'être à la disposition de l'esprit, vraiment en plein verbalisme. Mais la Terreur peut-elle en conclure, comme elle le fait, que le mal vient de la fâcheuse tendance de l'écrivain à céder aux mots ? C'est en vérité tout le contraire. Que l'auteur n'a-t-il été plus soucieux de langage ! Le lecteur en serait moins préoccupé. Qui en écrivant n'a pas été attentif au sort des paroles voue celui qui lit à n'avoir d'attention que pour elles.
Cette illusion découverte, Jean Paulhan peut aisément rendre à la Terreur sa place, en montrer l'insuffisance et corriger ses excès par la perfection qu'il lui donne. Que peut-on reprocher aux lieux communs ? D'être un lieu d'incompréhension, une expression oscillante, à double entente, non encore fixée, non communément entendue, de n'être pas un lieu commun. Toute la tare est là. Elle est grave puisque ces lieux si répandus se présentent comme des moyens parfaits d'échange et sont en réalité des instruments de trouble et des monstres d'ambiguïté. Mais le remède, lui aussi, est là. Car il ne manquerait rien à ces clichés s'ils apparaissaient toujours comme des clichés. Il suffit donc de faire communs les lieux communs et de rendre à leur véritable usage les règles, les figures et toutes autres conventions qui suivent la même fortune. Si l'écrivain se sert comme il convient des images, des unités, de la rime, c'est-à-dire des moyens renouvelés de la rhétorique, il pourra retrouver le langage impersonnel et innocent qu'il cherche, le seul qui lui permette d'être ce qu'il est et d'avoir contact avec la nouveauté vierge des choses.
Telle est à peu près la conclusion de Jean Paulhan. Mais, parvenu à ce terme, le lecteur a le choix entre deux conduites possibles. Il peut s'en tenir à ce texte qu'il entendu et dont l'importance suffit à l'occuper. Tout n'est-il pas clair maintenant ? Un doute reste-t-il qui n'ait été éclairci ? Que demander à un auteur qui a tout prévu et même qu'on ne lui demandera plus rien ? Aussi, étant attentif, ce même lecteur trouvera-t-il, à la fin de l'ouvrage, au moment où il est complètement satisfait, quelques mots de rétractation qui l'inquiètent et l'obligent à revenir sur ses pas. Il relit donc et peu à peu, persuadé qu'il y a derrière les premières affirmations dont il s'est contenté un secret qu'il lui faut atteindre, il essaie d'aller plus avant, cherchant par quelle combinaison il pourra ouvrir le vrai livre qui lui est offert. Il songe d'abord, afin d'attaquer et si possible de dissiper le texte apparent qui retient trop son regard, à faire quelques objections. Il y en a une qu'il peut tenter sans trop de risques. Quelle est au fond cette Terreur ? Comment a-t-elle pu rassembler tant d'esprits parfois si différents, presque en tout opposés ? A première vue, on distingue parmi les Terroristes deux catégories d'écrivains qui semblent très loin de s'entendre sur le langage. D'après les uns, le langage a pour mission d'exprimer correctement la pensée, de s'en faire l'interprète fidèle, de lui être soumis comme à une souveraine qu'il reconnaît. Mais pour les autres, l'expression n'est que le destin prosaïque de la langue de tous les jours ; le vrai rôle du langage n'est pas d'exprimer mais de communiquer, non pas de traduire mais d'être ; et il serait absurde de ne voir en lui qu'un intermédiaire, un misérable agent : il a une vertu propre que le devoir de l'écrivain est justement de découvrir ou de restaurer. Voilà donc, semble-t-il, deux familles d'esprits tout à fait étrangères l'un à l'autre. Que sauraient-elles avoir en commun ?
Beaucoup plus sans doute qu'on ne le croirait d'abord. Revenons aux écrivains du type classique. Écrire pour eux, c'est exprimer la pensée par le moyen d'un discours qui ne doit pas accaparer l'attention, qui doit même s'évanouir au moment où il apparaît, qui doit, en tout cas, ne jeter aucune ombre sur cette vie profonde qu'il révèle. Par conséquent, un seul objet pour l'art, mettre au jour le monde du dedans en le gardant intact des illusions grossières et gnérales dont un langage imparfait l'offusquerait. Mais que veulent de plus tous les autres, qui refusent de demander à la langue littéraire les mêmes services qu'à la langue pratique ; et le veulent-ils par d'autres moyens ? Pour eux aussi, écrire c'est exprimer la pensée secrète, profonde, en veillant à chasser du langage tout ce qui pourrait le faire ressembler à une langue usuelle, c'est-à-dire en somme s'exprimer par un langage qui ne soit pas instrument d'expression et où les paroles ne puissent apporter l'usure et l'ambiguïté de la vie banale. La mission de l'écrivain dans les deux cas, est donc de faire connaître une pensée authentique — secret ou vérité — qu'une attention trop grande aux mots, surtout aux mots usés de nos jours, ne saurait que mettre en péril.
Ce qui confirme la parenté de ces deux sortes d'esprits, c'est l'identité de leur destin. Les uns et les autres, entraînés par le mouvement de leur exigence, finissent par faire le procès du langage comme tel, de la littérature comme telle, et s'épuiseraient dans le silence s'il n'étaient sauvés par une constante illusion. Des premiers, Jean Paulhan a montré clairement la fortune. Voulant faire du langage le lieu idéal de la compréhension et de l'évidence, ils sont conduits à en retirer les lieux communs qui troublent l'entente des pensées, à en extraire les mots conventionnels, enfin à en chasser les mots eux-mêmes et, poursuivant en vain la clarté dans un langage qui dirait tout sans être rien, ils meurent n'ayant rien atteint. En somme, ils finissent par supprimer le langage comme moyen d'expression justement pour avoir exigé du langage de n'être rien d'autre qu'un moyen d'expression. Quant aux seconds, ils aboutissent à la même hostilité, parce qu'ils ont d'abord reconnu que les mots ne valaient rien pour exprimer, mais qu'ils valaient beaucoup pour communiquer. Ils ont donc expulsé de la langue les mots, les figures, les tours les plus propres à le faire ressembler à un moyen d'échange ou à un système précis de substitution. Mais cette exigence ne pouvait qu'être dévorante. Si elle a permis à Mallarmé de restituer une valeur d'événement à certains vocables, si elle lui a donné les moyens d'en explorer l'espace intérieur au point de paraître vraiment les inventer ou les découvrir, elle a obligé ceux qui sont venus après lui à rejeter ces mêmes vocables comme déjà corrompus par l'usage, à repousser cette découverte comme vulgarisée par la tradition et rendue à l'impureté commune.
Il est de toute évidence que dans cette recherche exténuante d'un pouvoir qu'une seule application doit corrompre, dans ces efforts pour faire disparaître l'opacité ou la banalité des mots, le langage est très précisément exposé à périr. Et l'on peut dire la même chose de la littérature en général. Les lieux communs, objets d'un ostracisme impitoyable, ont pour équivalents les conventions littéraires qui semblent être des règles usées, les règles elles-mêmes étant le résultat d'expériences antérieures et, à ce titre, restant nécessairement étrangères au secret personnel dont elles devraient aider la révélation. L'écrivain a donc le devoir de rompre avec ces conventions, sorte de langage tout fait, plus impur que l'autre. S'il le peut, il doit s'affranchir de tous les intermédiaires que la coutume a façonnés et, ravissant le lecteur, le mettre directement en rapport avec le monde voilé qu'il lui veut découvrir, avec la secrète métaphysique, la religion pure dont la poursuite est son vrai destin.

A ce point de l'examen où Jean Paulhan nous conduit d'une main à peine visible mais ferme, il est permis de faire deux remarques assez graves. La première, c'est que la conception que nous avons appris à connaître sous le nom de Terreur n'est pas une conception esthétique et critique quelconque ; elle couvre presque toute l'étendue des lettres ; elle est la littérature, ou du moins son âme. Il en résulte que lorsque nous mettons en cause la Terreur, la réfutant ou montrant les conséquences de sa logique, c'est la littérature même que nous questionnons et poussons au néant. En outre, nous sommes forcés de constater qu'à part quelques exceptions célèbres, les écrivains de l'une ou l'autre espèce, même les plus sévères et les plus attachés à leur ambition, n'ont renoncé ni au langage, ni à la forme de leur art. C'est un fait, la littérature existe. Elle continue d'être, en dépit de l'absurdité intérieure qui l'habite, la divise et la rend proprement inconcevable. Il y a au cœur de tout écrivain un démon qui le pousse à frapper de mort toutes les formes littéraires, à prendre conscience de sa dignité d'écrivain dans la mesure où il rompt avec le langage et avec la littérature, en un mot, à mettre en question d'une manière indicible ce qu'il est et ce qu'il fait. Comment, dans ces conditions, la littérature peut-elle exister ? Comment l'écrivain qui se distingue des autres hommes par ce seul fait qu'il conteste la validité du langage et dont le travail devrait être d'empêcher la formation d'une œuvre écrite, finit-il par créer quelque ouvrage littéraire ? Comment la littérature est-elle possible ?
Pour répondre à cette question, c'est à dire pour voir comment Jean Paulhan y répond, il est nécessaire de suivre le mouvement qui peut conduire à une réfutation de la Terreur. Nous avons vu que les uns luttaient contre le langage parce qu'il y voyaient un moyen d'expression imparfait et parce qu'il souhaitaient pour lui une complète perfection d'intelligibilité. À quoi les mène cette ambition ? À l'invention d'un langage sans lieux communs, c'est à dire en apparence un langage sans ambiguïté, c'est à dire en fait une langue n'offrant plus de commune mesure, toute soustraite à la compréhension. Et nous avons également vu que les autres luttaient contre le langage considéré comme un moyen d'expression trop complet ou trop parfait et par conséquent comme un langage non littéraire, et que, par leur exigence impitoyable, leur souci d'une pureté inaccessible, ils aboutissaient en pouchassant conventions, règles, genres, à une proscription totale de la littérature, satisfaits s'ils pouvaient rendre sensible leur secret en dehors de toute forme littéraire. Mais, il faut maintenant l'ajouter, ces conséquences — rejet du langage, rejet de la littérature — ne sont pas les seules auxquelles ils se laissent aller les uns et les autres. Il arrive aussi, nécessairement, que leur entreprise contre les mots, leur désir de n'en pas tenir compte pour laisser tout son empire à la pensée, leur hantise d'indifférence, provoquent un souci extrême du langage dont la conséquence est le verbalisme. C'est là une fatalité significative, à la fois déplorable et heureuse. En tout cas, c'est un fait. Qui veut à tout instant être absent des paroles ou n'être présent qu'à celles qu'il réinvente, est sans cesse occupé d'elles, de sorte que, de tous les auteurs, ceux qui cherchent le plus vivement à éviter le reproche de verbalisme sont aussi les plus justement exposés à ce reproche. Fuyez langage, il vous poursuit, dit Paulhan, Poursuivez langage il vous fuit. Et pensons à Victor Hugo, l'écrivain par excellence en proie aux mots, qui précisément avait tout fait pour vaincre la rhétorique et disait : "Le poète ne doit pas écrire avec ce qui a été écrit (c'est à dire avec les mots) mais avec son âme et son cœur."
Il en est de même pour ceux qui par des prodiges d'ascétisme ont eu l'illusion de s'écarter de toute littérature. Pour avoir voulu se débarrasser des conventions et des formes, afn de toucher directement le monde secret et la profonde métaphysique qu'ils voulaient révéler, ils se sont finalement contentés de se servir de ce monde, de ce secret, de cette métaphysique comme de conventions et de formes qu'ils ont montrées avec complaisance et qui ont constitué à la fois l'armature visible et le fond de leurs œuvres. Jean Paulhan fait à cet égard des remarques décisives. "Les châteaux branlants, lumières dans la nuit, spectres et rêves (par exemple) sont... de pures conventions, comme la rime et les trois unités, mais ce sont des conventions que l'on n'évite pas de prendre pour des rêves et des châteaux au lieu que personne n'a jamais cru voir les trois unités". Autrement dit, pour cette sorte d'écrivains, la métaphysique, la religion et les sentiments tiennent la place de la technique et du langage. Ils sont sytème d'expression, genre littéraire, en un mot littérature.
Nous voilà donc prêts à donner une réponse à la question : comment la littérature est-elle possible ? En vérité, par la vertu d'une double illusion — illusion des uns qui luttent contre les lieux communs et le langage par les moyens mêmes qui engendrent le langage et les lieux communs ; illusion des autres qui, en renonçant aux conventions littéraires ou, comme on dit, à la littérature, la font renaître, sous une forme (métaphysique, religion, etc.) qui n'est pas la sienne. Or, c'est de cette illusion que Jean Paulhan, par une révolution qu'on peut dire copernicienne, comme celle de Kant, se propose de tirer un règne littéraire plus précis et plus rigoureux. Notons combien au premier abord cette révolution est audacieuse , car enfin il s'agit de mettre un terme à l'illusion essentielle qui permet la littérature. Il s'agit de révéler à l'écrivain qu'il ne donne naissance à l'art que par une lutte vaine et aveugle contre lui, que l'œuvre qu'il croit avoir arrachée au langage commun et vulgaire existe grâce à la vulgarisation du langage vierge, par une surcharge d'impureté et d'avilissement. Il y a dans cette découverte de quoi faire tomber sur tous le silence de Rimbaud. Mais, de même que le fait, pour l'homme, que le monde est la projection de son esprit, ne détruit pas le monde, mais au contraire en assure la connaissance, en figure les limites et en précise le sens, de même l'écrivain, s'il sait que plus il lutte contre les lieux communs, plus il leur est soumis, ou s'il apprend qu'il n'écrit que par le secours de ce qu'il déteste, a chance de voir plus clairement l'étendue de son pouvoir et les moyens de son règne. En tout cas, au lieu d'être inconsciemment régi par les mots, ou indirectement régi par les règles (car son refus des règles le fait dépendre d'elles) il en recherchera la maîtrise. Au lieu de subir les lieux communs, il pourra les faire et sachant qu'il ne peut lutter contre la littérature, qu'il ne s'écarterait des conventions que pour en accepter la contrainte, il recevra les règles, non comme un tracé artificiel indiquant la voie à suivre et le monde à découvrir, mais comme les moyens de sa découverte et la loi de son progrès parmi l'obscur où il n'y a ni voie, ni tracé.

Il faut maintenant essayer de faire un dernier pas sans songer à aller bien loin. Jean Paulhan a montré que l'écrivain, uniquement soucieux de la pensée qu'il veut exprimer ou communiquer, et pour cette raison hostile aux clichés et aux conventions, se condamne au silence ou n'y échappe que par une illusion permanente. Il l'invite donc à donner, dans la conception de l'œuvre, une certaine prééminence au système de l'expression verbale et à l'entente d'une forme. Si l'on veut, sa révolution copernicienne consiste à ne plus faire tourner uniquement le langage autour de la pensée, mais à imaginer un autre mécanisme très subtil et très complexe où il arrive que la pensée, pour retrouver sa nature authentique, tourne autour du langage. Arrêtons-nous sur cette remarque et voyons si l'on peut l'exprimer autrement. Pendant les divers épisodes de son étude, Paulhan a accepté — avec une soumission complaisante au sens commun qui cache visiblement un piège — la distinction traditionnelle entre le signe et la chose, le mot et la réalité. En réalité, Paulhan, sachant fort bien tout ce qu'a d'arbitraire l'opposition entre le fond et la forme et que, selon les paroles de Paul Valéry, ce qu'on appelle le fond n'est qu'une forme impure, fait entrer dans ses calculs cette équivoque et ne cherche pas à la dissiper. S'il la dissipait, on verrait clairement qu'il entend par pensée, non pas une pure pensée (toute pensée aperçue est un premier langage), mais un désordre de mots isolés, de fragments de phrases, une première expression, fortuite — et par langage une expression réglée, le système ordonné des conventions et des lieux communs. Cette observation nous permet donc de dire que pour Paulhan — du moins dans ce livre secret que nous lui supposons — la pensée, pour revenir à sa source, c'est à dire abandonner le premier et lâche habillement qui la travestit, doit se plier aux clichés, aux conventions et aux règles du langage.
Au cours d'un essai qu'il n'a pas réuni à son livre, mais qui en prolonge le dessein, La Demoiselle aux miroirs, Paulhan remarque qu'une étude convenable de la traduction révèlerait une méthode pour aller jusqu'à la pensée authentique. Car cette traduction ferait connaître quelle altération propre au langage l'expression apporte à la pensée ; il suffirait de calculer quelle sorte de changement le traducteur impose nécessairement au texte qu'il traduit, ensuite d'imaginer dans le texte primitif des changements analogues pour remonter idéalement à une pensée privée de langage et sauvée de la réflexion. Or, d'après des constatations souvent faites, il apparaît que l'effet presque inévitable de toute traduction est de donner à croire que le texte traduit est plus imagé, plus concret que la langue dans laquelle il est traduit. Le traducteur dissocie les stéréotypes du texte, les interprète comme des métaphores expressives et, pour ne pas leur substituer de simples mots abstraits (qui seraient une autre déformation), les traduit comme des images concrètes et pittoresques. Voilà aussi comment toute réflexion travestit l'insaisissable pensée originelle. La pensée immédiate, celle qu'a vue pour nous la conscience, d'un regard qui l'a décomposée, est privée de ce qu'on peut appeler ses stéréotypes, ses lieux, sa cadence. Elle est fausse et arbitraire, impure et conventionnelle. Nous n'y reconnaissons que notre regard. Mais en revanche, si nous la soumettons aux règles de la rhétorique, si nous étonnons l'attention par le rythme, la rime et l'ordonnance des nombres, nous pouvons espérer voir l'esprit rendu à ses stéréotypes et à ses lieux, uni à nouveau à l'âme dont il est séparé. La pensée redeviendra pure, contact vierge et innocent, non point à l'écart des mots mais dans l'intimité de la parole, par l'opération des clichés, seuls capables de la reprendre aux anamorphoses de la réflexion.
On pourrait rêver à cette pensée qui se révèle dans les conventions et se sauve dans les contraintes. Mais c'est là le secret du langage, comme du reste celui de Jean Paulhan. Il suffit de concevoir que les vrais lieux communs sont des paroles déchirées par l'éclair et que les rigueurs des lois fondent le monde absolu de l'expression hors duquel le hasard n'est que sommeil.

Notice du catalogue général de la BNF