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couverture de la revue Le Spectateur

On pouvait le prévoir

Article paru dans Le Spectateur, n° 35, mai 1912.

Combien de fois les étudiants en sciences n'ont-ils pas entendu leur professeur ajouter, à l'issue d'une démonstration, ou après l'énoncé d'un résultat : « on pouvait le prévoir, en effet... » ? Combien de fois aussi n'ont-ils pas entendu cette autre phrase consacrée « on aurait pu être tenté de croire que... », ou (avant une démonstration) « on serait tenté de croire que... » ?
Ces deux locutions sont d'un emploi à peu près également fréquent, aussi croyons-nous intéressant de rap- procher quelques considérations sur la première, de l'analyse que M. Martin-Guelliot a fait de la seconde dans son étude Paradoxes et catadoxes (Spect., n° 33, p. 126).
Tandis que « on serait tenté de croire... » est le début de considérations persuasives, mais dont l'enchainement n'est pas rigoureux, et que la forme même de la sentence prévient de l'erreur qu'elle amène, « on pouvait le prévoir... » vient appuyer par quelques vues plus convaincantes la victoire que la rigueur logique emporte quelquefois par surprise sur les tendances rationnelles de l'esprit.
On pourrait en effet comparer le choc reçu par l'intelligence placée en face d'un résultat imprévu subitement démontré, à l'étonnement d'un professionnel de l'escrime touché d'un coup qu'il n'a pas vu venir, et qu'il ne peut s'expliquer. C'est que dans ce cas la démonstration n'a pas touché le fond des choses, c'est qu'elle est dûe à la mise en œuvre des des notations appeler les propriétés intrinsèques des notations. Il ne faut pas oublier en effet que les notations, quoique choisies en toute liberté et en apparence arbitrairement, ne sont pas choses passives et souples. Elles sont des auxiliaires actifs qui gardent leur initiative et même quelque indépendance. Elles ne restent pas toujours dans les limites où l'on voudrait les maintenir, elles vivent véritablement, et si de ce chef elles possèdent des mouvements propres, c'est-à-dire des qualités démonstratives, il faut les discipliner, prévenir les ambiguïtés et les interprétations erronées : après avoir chiffré soi-même d'un chiffre choisi, il faut savoir déchiffrer. Cournot exprime magistralement la distinction entre les démonstrations purement logiques et celles qui mettent en œuvre l'ordre rationnel : « Il suffit d'avoir un peu étudié une science, telle que l'arithmétique et la géométrie, ayant pour objet des vérités éternelles et nécessaires, pour saisir l'idée de la subordination rationnelle, ou d'un ordre suivant lequel les choses s'enchaînent, en tant que l'une est le principe ou la raison de l'autre. Il ne faut pas confondre l'ordre rationnel avec l'ordre logique, quoique l'un de ces mots ait la même racine en grec que l'autre en latin. L'ordre rationnel tient aux choses, considérées en elles- mêmes : l'ordre logique tient à la construction des propositions, aux formes et à l'ordre du langage qui est pour nous l'instrument de la pensée et le moyen de la manifester. On distingue très bien parmi les différentes démonstrations qu'on peut donner d'un même théorème, toutes irréprochables au point de vue des règles de la logique, et rigoureusement concluantes, celle qui donne la vrai raison du théorème démontré, c'est-à-dire celle qui suit l'enchaînement logique des propositions, l'ordre suivant lequel s'engendrent les vérités correspondantes, en tant que l'une est la raison de l'autre. En conséquence, on dit qu'une démonstration est indirecte, lorsqu'elle intervertit l'ordre rationnel; lorsque la vérité, obtenue à titre de conséquence dans la déduction logique, est conçue par l'esprit comme renfermant au contraire la raison des vérités quilui servent de prémisses logiques. » (Traité de l'enchainement des idées fondamentales, $ 42). On trouvera donc pratiquement sous la rubrique « on pouvait le prévoir..» aussi bien des démonstrations complètes, serrant de plus près l'ordre rationnel, et succédant à des démonstrations plus exelusivement logiques, que des enchaînements non rigoureux, faits d'analogies, de rapprochements frappants, qui deviennent pour l'esprit des points de repère précieux. La marche de l'esprit vers la découverte dans les sciences déductives ressemble à un voyage dans un pays dangereux, escarpé, sans aucune route tracée, mais où l'homme arrive en conquérant, avec dans ses bagages des passerelles, des échelles, des chevalets et mille appareils de gravissement et de franchissement, en somme un équipage de pont ou de siège, réduit à son matériel pacifique. Notre voyageur chemine autant que possible par les terrains praticables, agit comme au temps de la guerre de position, suivant la vieille doctrine prénapoléonienne. Etabli solidement en un point, il en vise un autre (se donne une proposition à démontrer); il croit voir un accès praticable (« on serait tenté de croire... »), il s'y engage ets'y perd. Il revient à sa position, et mène l'attaque de front, le plus possible, avec le concours de tout son équipage (avec tous les artifices de la logique), appliquant ses échelles aux escarpements, lançant ses passerelles sur les ravins, creusant des galeries. Arrivé en haut, il lui faut inspecter d'abord le terrain en arrière afin de s'assurer que malgré les détours du cheminement, il est bien parvenu où il tendait ; son regard parcourt l'horizon, il reconnaît des alignements, les repères, qui lui donnent les preuves qu'il cherchait. Du faîte, au surplus, la perspective change, et il découvre même des accès plus directs, ou plus naturels (« on pouvait le prévoir »). Mais ces plateformes intermédiaires ne constituent pas toujours un sentier praticable (c'est-à- dire ces aperçus ne prêtent pas infailliblementà une démonstration rigoureusement logique, au sens de Cournot). L'œil prévenu de l'existence de ces plateformes arrive à les apercevoir d'en bas, ou croit les voir. (Ainsi certaines inductions risquées paraissent acceptables et même justes à l'esprit averti du résultat, et il est tenté de juger leur valeur logique à la mesure dans laquelle elles se rapprochent de la conclusion désirée et la laissent transparaître.) Ces « prévisions », il est vrai, méritent peu leur nom et font penser à ces prophètes qui se révèlent après coup en s'écriant « Je l'avais bien dit». « On pouvait le prévoir», dit un peu tard le savant : hélas, si peu ont seulement su! Si l'on jette un regard sur l'histoire de la science, on sera frappé de la rareté des esprits qui voient, c'est-à-dire, qui, devant un phénomène d'une importance secondaire en apparence, et ne cadrant pas très bien avec les théories admises, tombent litteralement en arrêt, et soupçonnent des causes profondes! Aussi, sous combien d'yeux un tel phénomène aura-t-il passé avant d'être une fois regardé ? (Quant aux phénomènes nouveaux ils sont en général beaucoup plus difficiles à apercevoir.) Gomment Malus fut-il frappé du minimum d'intensité des rayons lumineux réfléchis sous certains angles? Combien de temps les physiciens dédaignerent-ils de regarder au microscope les mouvements browniens, que leur signalaient cependant les naturalistes ? Ces deux exemples pris au hasara pourraient être accompagnés de cent autres; on doit done être indolgent pour le léger leurre contenu dans l'expression « on pouvait le prevoir », et tenir pour acquis qu'elle suppose déjà une victoire, qui est d'avoir vu. On pourrait objecter enfin que ces prévisions... a posteriori sont un luxe, et que la science se contente de connaître des conditions nécessaires et suffisantes; que par suite ces regards jetés à droite et à gauche par notre voyageur ont pour premier résultat de le retarder dans sa marche en avant. Cette objection est en logique pure absolument fondée. Malheureusement elle ne peut s'appliquer à la rigueur qu'à ceux qui s'assimilent une science déjà constituée, et non à l'explorateur qui fraie le chemin, et dont l'allure n'est pas assez assurée pour se passer de repères en apparence surabondants. Et même, pour continuer notre comparaison, cette maxime conviendrait plutôt à ceux qui voudraient faire un véritable raid, qu'aux gens qui veulent connaître le pays qu'ils traversent. Les excursions scientifiques ont généralement ce dernier but, qu'elles soient entreprises en vue des applications, ou seulement comme culture. Si elles sont faites trop hâtivement, elles ne donnent de leur domaine qu'une connaissance comparable à celles qu'ont d'un pays les automobilistes qui l'ont parcouru à 80 kilomètres à l'heure, toujours trop pressés d'additionner les kilomètres pour pouvoir jamais s'arrêter utilement. Les sciences ne peuvent que gagner à ce que leur accès soit débarrassé de tout ce qui n'a plus qu'un intérêt historique, encore qu'il arrive que de vieilles choses y acquièrent une nouvelle jeunesse. Mais leur étude ne portera son fruit que si l'on ne néglige pas les regards circulaires dont nous avons parlé.
Les recoupements, les repères surabondants, les « on pouvait le prévoir », viennent transformer en réseaux les longues files d'enchaînements logiques, et en plus de la sécurité indéniable qu'ils fournissent à l'esprit, ils font de la science une représentation plus conforme de la nature si multiple qui fournit comme en se jouant mille solutions d'un même problème.

Olry Collet.

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