aller directement au contenu principal
couverture de la revue Le Spectateur

PARADOXES & CATADOXES « c'est p'têt drôle mais c'est comme ça »

Article paru dans Le Spectateur, n° 33, mars 1912.


Si quelqu'un d'entre nous, profane en physiologie, apprenait que cent physiologistes distingués, inoculant une substance déterminée chacun à cent lapins, cent chiens, cent singes, voire cent hommes, n'ont pas constaté le moindre effet pathologique, il conclurait sans aucun doute à l'innocuité de cette substance. Eh bien, il pourrait se tromper pour certaines substances : il en est en effet qui, inoculées une première fois, ne produisent rien, et qui, inoculées une seconde fois, après que la première dose a été éliminée et qu'une certaine période d'incubation s'est écoulée, amènent la mort de l'animal. C'est là le phénomène de l'anaphylaxie (contre-protection), étudié pour la première fois dans un mémoire présenté en 1902 à la Société de biologie par MM. P. Portier et Ch. Richet, et auquel ce dernier vient de consacrer un livre.
De tels phénomènes, qui ont en face d'eux ce qu'on pourrait appeler une contre-évidence, due ici au souvenir plus ou moins net du principe que les mêmes causes produisent les mêmes effets, méritent qu'on leur réserve le nom de paradoxes.
Les dictionnaires de l'usage définissent le paradoxe : opinion contraire à l'opinion commune. Et il n'y aurait rien à objecter, si, l'opinion commune étant en fait le critérium de vérité le plus maniable dans presque toutes les matières, on n'en était nécessairement venu à appeler exclusivement paradoxe une erreur plus ou moins qualifiée mais proférée en tout cas dans le dessein d'étonner son public. Ainsi, dans la conférence qu'il a faite à l'Université des Annales sur ses débuts au Chat Noir, M. Maurice Donnay, ayant attribué certaines qualités sérieuses à ses anciens camarades et ayant observé l'étonnement produit alors dans son auditoire, fit la remarque que « ce n'était pas là un paradoxe » : ou ces mots n'avaient pas de sens, ou ils voulaient dire que « c'était bien vrai », avec la nuance accessoire que c'était vrai quoique étonnant, et peut-être que le conférencier l'avait dit parce que c'était vrai plutôt que pour étonner son auditoire. En langage plus familier, et qui, même si le milieu l'eût comporté, fût apparu comme un peu irrité et irritant, M. Donnay aurait pu dire : « C'est p't-être drôle, mais c'est comme ça » (1).
Ainsi, à une nuance près, paradoxe a dans la langue d'aujourd'hui le sens d'erreur. Or les paradoxes, au sens strict du mot, que pratiquement il importerait le plus de désigner comme tels sont ceux qui expriment des vérités, puisque ce sont ceux où le critérium généralement choisi, l'opinion commune, se trouve en faute. D'ailleurs ce n'est pas seulement l'opinion commune que choquent les paradoxes dignes de ce nom. Ce serait, si l'on veut, l'opinion tout court, au sens de Platon, c'est-à-dire la forme d'intelligence dont nous nous servons dans toutes les sciences (sauf peut-être en mathématiques, et encore ?) et, en toute matière pratique, le bon sens. Nous ne craignons pas d'inclure ici les sciences, quoique, pour présenter d'abord le « paradoxe » de l'anaphylaxie, nous ayons cru devoir nous placer dans l'hypothèse d'un esprit profane. On peut d'ailleurs admettre la notion de « paradoxe scientifique» et en donner la définition suivante : une proposition vraie que quiconque supposé instruit de la science dont elle fait partie, mais l'ignorant elle-même et celles qui y sont liées directement, jugerait à première vue être fausse. La relativité du caractère paradoxal par rapport à la variété des esprits serait sauvegardée dans cette définition par le nombre plus ou moins grand de propositions qu'on considérerait comme étant liées « directement » à la proposition étudiée. Un avertissement précieux, mais non certain, serait fourni par le fait que la proposition en question n'aurait pas été trouvée directement mais au cours d'autres travaux: tel a été le cas pour la découverte de l'anaphylaxie par M. Richet, qui l'a faite par hasard en étudiant certaines questions toxicologiques. Le célèbre physiologiste allemand Behrens, ayant constaté des faits s'y rapportant, les avait attribués, sans s'y arrêter, à une « réaction paradoxale », et elle avait été de même, comme le dit M. H. de Varigny, « vue, mais non regardée » par plusieurs autres savants.
Toutes les sciences fourniraient leurs paradoxes. Il en est un en physique pour lequel l'appellation est classique, le paradoxe hydrostatique, qui enseigne que la pression exercée sur le fond d'un vase par le liquide qui y est contenu ne dépend que de la surface du fond et de la hauteur de la colonne liquide, mais non pas de la forme du vase, cylindrique, effilée ou évasée. N'est-ce pas un paradoxe en chimie, que les alliages de métaux possèdent des propriétés, parfois précieuses, comme la dureté et la ductilité, à un plus haut degré que celui des composants qui les possèdent au plus haut degré ? Il y a aussi le paradoxe des modèles mécaniques : lorsqu'un navire, par exemple, ne répond pas, une fois construit, à tout ce qu'on attendait de lui, des personnes, qui ne sont nécessairement ni inintelligentes ni malveillantes, s'écrient, parfois à la tribune des assemblées parlementaires, qu'il eût été bien « simple » de faire les expériences sur des modèles réduits; or on les fait toujours, et elles fournissent de précieux renseignements, mais le passage des conditions du modèle aux conditions réelles est beaucoup moins « simple » qu'il n'apparaît au sens commun, les éléments variant de façon fort différente : tout le monde peut s'en rendre compte, puisque, à s'en tenir aux seuls éléments géométriques, on sait que, pour un rapport donné entre les longueurs [20], les surfaces varient comme le carré de ce rapport [400] et les volumes comme le cube [8.000]; les éléments mécaniques, où figurent des combinaisons compliquées des précédents, ne sont donc en général plus du tout proportionnels ; mais la proportionnalité est si naturelle à l'esprit qu'elle se réintroduit subrepticement dans l'enchaînement spontané des idées. Il y a des paradoxes jusqu'en algèbre. Un de nos camarades de mathématiques spéciales ne manquait pas de témoigner une philosophique indignation lorsque le professeur nous disait dans certains cas qu'on serait « tenté de croire » que les choses sont autrement qu'elles ne sont. Il n'acceptait pas qu'on pût être « tenté » lorsque, comme en mathématiques, le jeu des passions et de l'intérêt est inconcevable. Affaire de mots ! Mais si l'on admet que les démonstrations les plus convaincantes ne sont pas toujours, même en mathématiques, les démonstrations les plus rigoureuses, parce que, comme l'a dit Cournot, l'ordre rationnel et l'ordre logique ne coïncident pas, on doit admettre que, dans certains cas limites, des démonstrations convaincantes ou presque ne soient plus rigoureuses du tout et laissent passer l'erreur: comme type un peu grossier, on peut songer à la limite de (1 + 1/m) à la puissance m, pour m infini qu'on serait « tenté » de croire égale à 1 plutôt qu'au nombre e = 2,718281...
Les paradoxes les plus amusants sont évidemment ceux qui sont fournis par les connaissances relatives à l'activité commune, sur lesquelles l'opinion commune se croit parfaitement compétente (2). L'anecdote suivante, empruntée à la linguistique, non pas à quelque question de signification compliquée par une finesse psychologique, mais à la moins subtile phonétique, se passera de commentaire. Elle est de M. Paul Passy et racontée par M. Clédat dans sa Grammaire raisonnée de la Langue française (8° éd., p. 12) : « Lorsque O.Jespersen était en France, mon frère et moi lui citions des exemples d'abréviations employées en parlant français. Mon père qui nous écoutait, protesta à plusieurs reprises, il ne voulait pas admettre notamment que il se prononçât (familièrement) i devant les consonnes. Comme nous insistions, il s'écria « Monsieur Jespersen, i ne savent pas ce qu'i disent »; montrant ainsi, bien malgré lui, que nous avions raison. » M. Clédat donne la raison de pareilles erreurs (ibid.) : « L'orthographe nous fait tellement illusion qu'on s'imagine prononcer tout autrement qu'on ne le fait dans la réalité. Bien des gens sont convaincus qu'ils prononcent sc de conscience autrement qu's de considérable. » L'intérêt d'une étude spéciale des paradoxes, dans les sciences et dans les disciplines morales (3), serait de déterminer les vérités qui, se présentant sous une forme à laquelle l'esprit semble plus ou moins réfractaire, ont besoin de lui être inculquées avec plus de soin, et aussi rappelées avec plus d'insistance. Ce rappel est nécessaire, parce qu'on peut remarquer que les vérités paradoxales, même énoncées sans hésitation lorsqu'elles occupent le centre de la réflexion, cèdent très souvent la place, lorsqu'elles devraient intervenir au cours d'une entreprise compliquée, à des propositions contraires, plus conformes aux tendances naturelles de l'esprit et dont on dit qu'elles « vont de soi ».... mais qui n'en sont pas moins fausses. Ces propositions, ces catadoxes, comme on pourrait les appeler, qui sont des erreurs vraisemblables, tandis que les paradoxes sont des vérités invraisemblables, sont, toutes choses égales d'ailleurs, les plus dangereuses des erreurs, parce que leur conformité au courant naturel de l'esprit, en même temps qu'elle multiplie leurs chances d'intervention, communique à leur action un moëlleux qui la fait passer inaperçue.
C'est ce que nous disions plus haut à l'occasion des modèles réduits. En voici un exemple bien différent : le fait que, pour les inventions scientifiques, il est en général impossible de donner le nom d'un savant unique, parce qu'elles ne sont que l'aboutissement d'une série de pas en avant, par suite aussi du phénomène de la simultanéité des inventions, ce fait est devenu un lieu commun de l'histoire des sciences et même de la pensée cultivée; il semble presque ridicule de l'énoncer à nouveau; mais, s'il s'agit d'une invention donnée, l'unité du résultat entraîne si naturellement pour l'esprit l'unité de la cause qu'il est très difficile de faire comprendre à ceux, par exemple, qui « attribuent » la télégraphie sans fil à Hertz, à M. Branly, voire à Marconi, que leurs opinions ne s'excluent pas nécessairement les unes les autres.
Une aide utile, mais ne s'offrant pas toujours, est fournie contre les catadoxes par les dictons paradoxaux que la sagesse des nations a placés heureusement en face de quelques-uns des innombrables proverbes catadoxaux, au moins inutiles, ou d'autres fausses évidences : celui de la goutte d'eau en face d'il n'y a pas de fumée sans feu, celui de l'œuf de Christophe Colomb en face du catadoxe qui consiste à croire qu'une chose facile à exécuter l'a été dans la même mesure à concevoir, etc., etc.
Un exemple éclairera le mode d'action d'un proverbe paradoxal : un artiste parisien, ayant fait une exposition dans une ville de province, vendit en très peu de temps toutes ses œuvres, alors que les artistes locaux, d'ailleurs aimés de leurs concitoyens, ont une certaine peine à trouver un marché; la chose faisant l'objet d'une conversation dans un salon de la ville, cette anomalie fut naturellement signalée par plusieurs interlocuteurs; qu'on songe un instant à la complication au moins apparente des raisons plus psychologiques qu'économiques qu'il aurait fallu développer pour résoudre la difficulté, si on n'avait pas eu à sa disposition un proverbe, comme celui du « prophète dans son pays »,faisant image et se présentant comme un fait, non comme un raisonnement.
Mais, bien mieux que ces moyens de fortune, l'étude des fausses évidences scientifiques, en nous montrant de façon péremptoire le danger de cette sorte de vraisemblance, nous apprendrait à ne pas lui faire un trop grand crédit. Il ne s'agit nullement de vivre dans une méfiance continuelle de la vraisemblance, qui serait fatale à l'action, où celle-ci est souvent notre seul guide : il s'agit, lorsqu'on prend la peine de nous donner des preuves véritables, de ne pas continuer à lui faire jouer un rôle prépondérant.
Au surplus, si méfiance il y a ou plus exactement pru- dence, on gagnerait en confiance d'un autre côté. A quoi équivaut en effet la méfiance qui s'exercerait ainsi contre certaines tendances de notre esprit, si ces ten- dances sont précisément celles qui nous portent souvent à refuser de croire les choses qu'on nous apprend et contre lesquelles nous n'avons pas d'objections précises? N'est-ce pas exactement à une attitude de confiance plus grande vis-à-vis de moyens d'investigations plus assurés et même vis-à-vis des renseignements fournis par des personnes autorisées ?
On parle souvent de l'influence sur la croyance des sentiments proprement dits, soit qu'on la craigne, soit qu'on y voit un remède contre le scepticisme intellectuel: c'est très vrai, mais il ne faut pas oublier l'influence de ce sentiment quasi intellectuel qu'est l'étonnement. L'étonnement, qui se présente comme une répugnance, soit de l'esprit, soit parfois du cœur, est dû à ce que les moules et les rouages de l'esprit se modifient moins vite que ne le comporteraient les découvertes de la science et même les expériences nouvelles de la vie pratique; s'il est dû parfois à quelque chose de plus étroitement inhérent à la nature de l'esprit, sa valeur probante n'en est pas plus grande pour cela. Il faut donc nous habituer à entendre, à employer sans ironie, à ne plus considérer le moins du monde comme irritante ou discourtoise la phrase bien connue, en réalité si souvent a sa place: « C'est p't-être drôle, mais c'est comme ça. » Il y a beaucoup de choses qui sont drôles mais qui sont vraies tout de même. Et cela précisément, ce n'est certes pas un paradoxe de le dire, c'est au contraire très banal, mais il faut croire que l'idée a quelque peine à s'assimiler à l'esprit, si l'on en juge par des incrédulités singulières qu'on ne saurait expliquer, en l'absence de tout motif sentimental ou intéressé, autrement que par la résistance à admettre les choses qui, pour quelque raison, nous paraissent... drôles.

René Martin-Guelliot.


(1) Nous avons écrit p't-être de cette façon pour bien marquer qu'il s'agit de langue parlée et que drôle doit recevoir le sens qu'il a dans cette langue, étonnant, et non pas celui de la langue écrite ou celui qu'on lui donne quand on s'interroge théoriquement à son sujet, amusant. Parfois les deux sens sont réunis dans une même phrase; apprenant une mauvaise nouvelle qui nous déconcerte, nous disons: « Quelle drôle de chose !..Ce n'est pas drôle du tout »: drôle est ici affirmé dans un sens, nié dans un autre, du même sujet.
(2) Pour une raison analogue les paradoxes médicaux seraient égale- ment intéressants.
(3) Nous publierons volontiers ici les études, même tout à fait fragmentaires, que nous enverraient les spécialistes compétents sur los « paradoxes » de leur science ou de leur métier, et l'attitude de l'opinion commune à l'égard de ces paradoxes.

Retour à la revue Le Spectateur