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couverture de la revue Le Grand Jeu

Avant-Propos

par Roger Gilbert-Lecomte

(Avant-Propos paru en ouverture de la première livraison du Grand Jeu, Été 1928)

Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu'une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. C'est encore à "qui perd gagne". Car il s'agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand Jeu est un jeu de hasard, c'est-à-dire d'adresse, ou mieux de "grâce" : la grâce de Dieu, et la grâce des gestes.

Avoir la grâce est une question d'attitude et de talisman. Rechercher l'attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entière, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à tout remettre en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. Une immense poussée d'innocence a fait craquer pour nous tous les cadres des contraintes qu'un être social a coutume d'accepter. Nous n'acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres, nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpétuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu'ils nomment la lâcheté. Et ce n'est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n'est faite que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s'emboîtent le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient, s'acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons être alors que l'action de marcher. C'est en cela que nous sommes comédiens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à leur choix. Nous avons simplement le sens de l'action.

Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire nous nous laissons écrire. C'est aussi pour nous reconnaître nous mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d'une identité dans la durée. Faute de miroirs j'aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs, et, certains jours où le miracle me touche, je n'aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexe et de sang, et aussi les dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis "homo sapiens" s'efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu'autant qu'elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s'ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir.

Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l'acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles.

Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant son propre cadavre sur son dos.

Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous que des moyens.

La grâce liée à l'attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui communiquent leurs puissances, d'aliments, qui nourrissent sa vie. L'un de nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à manger. Parmi ses sensations il cherche avant tout ce qui peut le nourrir. En vain sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insignifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une huître vivante). La sensastion bouleversante d'un instant a rendu d'un seul coup des forces incalculables à sa vie inquiète.

Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes, nos dessins feront naître peut-être chez quelques-uns, qu'ils ont donné souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos essais cherchent les recettes.

C'est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu'à disparaître.

R. Gilbert-Lecomte.

En complet accord : Hendrik Carmer — René Daumal — Artür Harfaux — Maurice Henry — Pierre Minet — A. Rolland de Renéville — Josef Sima — Roger Vailland.


Nous annonçons pour les prochains numéros :

ÉTUDE SUR RIMBAUD

UNITÉ DES RÊVES : Coïncidence du tout.
Tentative d'union pour établir la valeur objective du rêve et sa substance unique.

ET LE BONHEUR ?
Enquête sur la valeur du Bonheur pour ceux qui jouent le Grand Jeu.

LES MYSTIQUES ET NOUS

NOTRE ENTRÉE CHEZ LES HOMMES
Sommes-nous obligés de participer aux mouvements sociaux ?
Quel parti politique permet le Grand Jeu ?