Karskaya
Karskaya mène de front deux vies différentes : dans la première, elle prend leur écorce à des arbres innocents : bouleaux, chênes, cytises, et la colle sur sa toile. Elle y colle aussi des feuilles mortes, des rognures de cuir, des esquilles de contre-plaqué. Elle préfère à la peinture, visiblement, ces petites ordures. De sorte que l'amateur — le contemplateur — se dit d'abord : elle est généreuse. Elle veut sauver tout un rebut qu'à l'ordinaire nous négligeons.
Mais c'est ce que dément aussitôt la férocité avec laquelle Karskaya arrache leur peau à des arbres encore vivants.
Dans la seconde vie, Karskaya peint à l'encre de Chine de brefs lavis qu'elle appelle “lettres sans réponse” ou “gris quotidiens”. Ce sont des accents, des virgules, des échardes d'os, des bagarres de reflets, des points de lumière et des points d'ombre. Ah ! et surtout des points de grisaille. On dirait qu'elle a rencontré, entre soir et matin, ce même crépuscule dont on ne sait trop s'il annonce le jour ou la nuit.
Cela fait une sorte de filet zébré d'éclairs, une poussière de pierres, quelques lueurs à flanc d'abîme. Et nous les regardons dans le même sentiment de liberté où nous jettent les images qui nous viennent en foule sitôt que nous fermons les yeux. Cependant, il nous semble aussi que ces nouvelles figures sont vraies, comme si Karskaya donnait simplement libre passage aux signes qui jouent dans la nature, et c'est faute d'attention que nous ne les distinguions pas.
Il y a pas mal de gens pour se plaindre sottement que la vie soit courte. Sottement, puisque enfin pas un homme n'a jamais connu quoi que ce soit de plus long que la vie. Pourtant il y a de la sagesse dans cette sottise : c'est que nous avons beau atteindre à l'âge de cinquante ans, ou même de cent, nous n'en avons pas fini avec les surprises et les surprises. De sorte que nous avons bien le droit de nous plaindre, non pas que la vie soit courte, mais que notre vie à nous le soit un peu trop.
Je ne songe pas en particulier aux dernières découvertes de la science, qui ont certes leur charme (c'est un charme dont personne ne songe à se réjouir). Mais, à ne prendre que la peinture, nous avons vu depuis un demi-siècle les artistes remplacer leurs prisons par un abîme, leurs constructions par des éclairs, et — pour dire les choses tout à fait simplement — leurs volumes par de l'espace. Ce n'est pas qu'ils aient découvert quelques nouvelles raisons. Non. C'est qu'ils ont tiré parti de certain fait — si l'on aime mieux, de certain mystère — qui jusque-là passait inaperçu.
La vieille peinture, avec ses points de fuite et de distance, sa ligne d'horizon, bref, sa perspective, se fondait sur un événement banal : c'est qu'un objet éloigné nous semble plus petit qu'un objet voisin. Banal, mais à tout prendre étrange : ce pourrait être le contraire. On sait qu'un personnage illustre (entre autres) ne nous paraît pas moins grand de loin que de près ; et la Lune, plus grande alors qu'elle est plus lointaine.
Il n'est pas moins étrange — ni moins évident — qu'il nous suffise, pour faire de l'espace, de poser un point noir ou vert sur une feuille blanche (car le point aussitôt prend ses distances et se porte en avant de la feuille) ; quoi ! sans même user de la plume ou du pinceau, de poser un papier de couleur, un débris d'écorce, une feuille morte sur du papier blanc. Et si le nouveau papier porte quelque signe de relief (comme il arrive pour les galons de tapisserie) le nouvel espace n'en est que plus frappant : plus convaincant. Ainsi commence, avec le papier collé, la peinture moderne. Telle est sa condition et son recours.
Tout ce que je voulais dire, c'est que Karskaya se trouve placée au centre même de cette condition. Elle en accepte mieux que personne les échanges et les servitudes. Elle se tient au plus près de l'événement, d'où sort aujourd'hui la peinture. Elle s'y retrempe et y reprend des forces non pas tous les dix ou vingt ans (comme la plupart des peintres), mais chaque jour, et pas un instant ne nous abuse. Ai-je dit le principal ? C'est le grand sentiment d'évasion où nous jette la double vie de Karskaya. Et j'en vois très bien la raison : s'il est possible de mener de front deux existences différentes, pourquoi pas trois ? Pourquoi pas sept ou neuf ?
Jean Paulhan, 1959.
Ressources
Expositions :