Un puzzle attachant nommé Jean Paulhan
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Causeur, Jacques Aboucaya, 20 mai 2024
Qui fut vraiment Jean Paulhan ? Trop de portraits fragmentaires ou convenus nous l’ont caché. Sans compter les légendes et jugements partisans. Constat indubitable : il a régné, un demi-siècle durant, sur la littérature française – mais dans l’ombre. Sans jamais apparaître comme un « contemporain capital ». Une manière de Père Joseph exerçant son magistère dans l’orbite de Gaston Gallimard. C’est ce rôle d’éminence grise qui a surtout été mis en exergue. Qui a fini par le figer en statue du Commandeur, avec la part de mystère qui s’attache aux hommes de l’ombre. Le tout assorti d’un redoutable sérieux de grammairien vétilleux doublé d’un moraliste. Nombre d’écrivains, de tous genres et de tous bords, ont livré sur lui des témoignages. C’est qu’il fut longtemps un « incontournable ». Le plus souvent, l’estime et le respect l’emportent sur les réserves que suscite parfois l’incompréhension. Ce qui est certain, c’est que la sûreté de jugement s’accompagnait, chez lui, du sens de l’amitié et que tout opportunisme lui fut toujours étranger.
Une personnalité complexe et mystérieuse
Alexandre Vialatte tient sur lui, dans plusieurs de ses chroniques, des propos aimables et un tantinet moqueurs. Une moquerie affectueuse : ne lui devait-il pas la publication de ses traductions de Kafka ? Pour sa part, dans son Journal de 1928, Paul Léautaud brocarde « son petit ton chantant et maniéré » et goûte peu son humour à froid. « Des propos de ce genre, note-t-il à la suite d’une conversation portant sur Gaston Gallimard, « ce doit être sa façon de faire le fantaisiste ». Quant à Francis Ponge, il le décrit ainsi : « Grand, d’allure athlétique, grâce au parallélépipède de son buste, interlocuteur imposant, il parle peu, d’une voix plutôt dans les hauts registres, mais douce ». Dominique de Roux, dans Immédiatement (1972), hasarde un portrait psychologique pour le moins nuancé : « Jean Paulhan : il était restreint, secret, allusif, ayant toujours vécu dans le plein tourbillon de sa castration intérieure (mais sans la ruse supérieure et souvent magnifique de Mallarmé) ».
Autant de notations, parmi bien d’autres, qui contiennent leur part de vérité, mais révèlent surtout combien l’homme et son œuvre demeurent difficiles à cerner.
Une biographie consciencieuse
On s’en convaincra en lisant ou relisant Paulhan le juste, de Frédéric Badré, première tentative pour reconstituer le puzzle. Pour suivre pas à pas, de sa naissance en 1884 à sa mort en 1968, l’itinéraire du jeune Nîmois « monté » à Paris avec sa famille dès 1894 et que sa carrière conduisit jusqu’à l’Académie.
Encore cette biographie minutieuse, bourrée de détails, fruit d’un travail dont la probité ne fait guère de doute, laisse-t-elle le lecteur sur sa faim. On sent bien que l’essentiel s’échappe toujours par quelque côté. Pour tout dire, elle manque singulièrement d’envergure. Pas de vue d’ensemble, de perspectives. Peu d’analyse, mais une accumulation. Utile, certes, mais, au bout du compte, un Paulhan « éclaté », bien que saisi dans son intimité, dans le strict respect de la chronologie, et conservant une bonne part de son mystère. On ne jettera pas pour autant la pierre au biographe : l’entreprise n’était pas facile.
Et puis il est vrai que les aspects déconcertants ne manquent pas chez ce passionné de rhétorique et de langage – mais aussi de peinture. Il avait l’ambition de rendre « la littérature plus littéraire », se voulait à la fois théoricien, juge et acteur de cette entreprise. Son œuvre, inaugurée par un essai sur les proverbes populaires malgaches, thèse avortée qu’il préparait sous la direction de Lévy-Bruhl, s’apparente souvent à un jeu subtil et ambigu.
Elle culmine avec Les Fleurs de Tarbes, réflexion sur la forme et la création littéraires, dont l’édition définitive date de 1941. Entre-temps et par la suite, Paulhan publia des ouvrages consacrés à la peinture (sur Braque, Fautrier, les Cubistes, l’art informel) et des récits, souvent brefs, écrits à la première personne, mais la part autobiographique n’y sert que de prétexte – quand elle n’est pas controuvée.
Un rôle éminent dans notre littérature
Il a surtout joué un rôle majeur, celui de catalyseur de la vie littéraire et de découvreur de talents. Responsable de la NRF depuis 1925, à la mort de Jacques Rivière, d’abord comme rédacteur-en-chef, puis comme directeur, il sut donner à la revue un rayonnement exceptionnel, ouvrant ses colonnes à des écrivains aussi divers, entre maints autres adoptés sans le moindre sectarisme, que Giraudoux, Georges Limbour, Aragon ou Marcel Jouhandeau. Et c’est Drieu La Rochelle qui lui succéda entre 1940 et 1943.
Car Paulhan, entré en Résistance (il figure parmi les fondateurs des Lettres françaises clandestines), ne reviendra qu’en 1953 à la tête de la NRF, avec Marcel Arland. Résistant convaincu, donc, et, pour un temps, compagnon de route des communistes. Un compagnon contraint et forcé, en quelque sorte. Lors de l’épuration, son attitude fut exemplaire. Démissionnaire du Comité national des écrivains (CNE) en novembre 1946, dès lors que lui apparaît l’iniquité d’une liste noire qu’il a refusé de signer, il s’élève violemment contre l’arbitraire dont sont victimes non seulement les écrivains réprouvés, mais tous les Français de bonne foi condamnés par les libérateurs.
Un engagement sans équivoque
Il faut lire De la paille et du grain (1948) et Lettre aux directeurs de la Résistance (1952). Paulhan s’y révèle farouchement anticommuniste, y défend la légitimité du gouvernement de Vichy, seul gouvernement « qui avait qualité pour juger des trahisons commises entre 1940 et 1944 ». Langage inouï chez les gens de son bord. Plume en main, il ferraille pour défendre son ami Jouhandeau et tous ceux que l’on prétend bâillonner, polémiquant avec Aragon, avec Martin-Chauffier, Claude Roy, Claude Mauriac. Il se découvre pamphlétaire, lui dont le domaine semblait circonscrit aux préciosités, aux afféteries, aux recherches plus ou moins érudites et byzantines. Son humour à froid, son ironie font souvent mouche. On ne soulignera jamais assez la probité intellectuelle et le courage de cet homme que tout, à commencer par ses origines – la bonne société protestante, républicaine et dreyfusarde – inclinait à gauche et qui sut, aux pires moments, conserver intacte sa lucidité. Patriote sincère (« Il faut bien, écrit-il à l’adresse des directeurs de la Résistance, qu’il existe, par-delà vos astuces et tricheries, quelque chose de véritable qui est la patrie »), ce gaulliste prendra parti, dans les années 60, pour l’Algérie française. Peu soucieux de provoquer la vindicte et les sarcasmes d’une intelligentsia qu’il a déjà maintes fois bravée.
Ainsi lui doit-on, en 1952, la publication des Deux Étendards de Lucien Rebatet, écrivain maudit parmi les maudits. Dans le numéro de L’Infini consacré à Jean Paulhan, Dominique Aury, qui fut longtemps sa secrétaire, revient sur cet épisode : « Paulhan m’avait confié la lecture de ce manuscrit qu’il (Rebatet) avait écrit en prison. On m’a donné ce manuscrit un après-midi. Je l’ai lu jusqu’au lendemain soir, nuit comprise. Je suis la première lectrice des Deux Étendards. Plus tard, lorsque j’ai rencontré Rebatet, je lui ai dit que son livre était admirable, mais que ses articles, pendant la guerre, étaient abjects. Il m’a répondu : ‘Ce sont des cons, ils ne m’ont pas fusillé’. Oui, vous ne l’auriez pas volé ».
Ce numéro de L’Infini offre d’autres contributions précieuses, à commencer par des lettres de Paulhan à Franz Hellens sur le communisme. Ecrites en 1949, elles explicitent l’intransigeance de l’écrivain. On se reportera aussi avec profit au troisième volume de sa Correspondance qui va de 1946 à 1968. Car cet homme secret, tout à la fois froid et sensible, sceptique et passionné, s’y laisse approcher au plus près.
Paulhan le juste, Frédéric Badré, Grasset, 328 p.