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couverture de la revue Le Spectateur

L'argument : vous en êtes un autre, 1911

Jean Paulhan

[Article paru dans Le Spectateur, tome troisième, n° 23, avril 1911, p. 141-151]

B., auteur dramatique, donne une pièce au Théâtre Français, qui est jouée. L'on apprend alors que B., étant soldat, a déserté et s'en est vanté dans une lettre, qui est rendue publique. Des manifestations hostiles ont lieu chaque soir dans la salle de théâtre : des journaux, des affiches invitent à ces manifestations et cherchent à les justifier.
Ce sont-là des événements tout récents. Voici une analyse des arguments qui ont été employés à cette occasion, tant du côté de B. et de ses partisans que du côté de ses adversaires.

Premier argument : "Le Théâtre Français, dit l'Œuvre, est un théâtre subventionné. Or B., ayant déserté, a manqué à ses devoirs envers l'Etat. L'Etat ne doit pas l'aider à faire jouer ses pièces, puisqu'il est un mauvais français. — Les véritables mauvais français répond B. dans une lettre publique, ce sont ceux qui veulent empêcher la représentation d'une pièce qui enrichira le patrimoine littéraire de la France."

Second argument : "Vous êtes, disent les partisans de B., des éléments de trouble et de désordre. Du jour où chaque citoyen a le droit d'empêcher, par la brutalité et la manifestation, la représentation d'une pièce qui lui déplaît, l'ordre public est compromis. — L'ordre public est bien plus compromis, répond L'Action française, le jour où un déserteur voit sa pièce jouée dans un théâtre subventionné ; il y a là un passe-droit au détriment de tous les Français honnêtes, et qui écrivent des pièces. En nous élevant contre ce passe-droit, nous défendons "l'ordre fondamental, l'ordre historique" (1) . Vous n'êtes que le parti du désordre."

Troisième argument : "Il est un principe, disent les défenseurs de B., qui doit dominer toutes nos querelles. C'est celui de la liberté, et en particulier de la liberté de l'art : une pièce qui est belle a droit à être représentée quel que soit son auteur. Vous êtes des adversaires de la liberté. — La liberté essentielle du spectateur au théâtre, qu'on lui a toujours reconnue, est de siffler la pièce qui lui déplaît, répond l'Action française. En nous refusant ce droit, vous êtes les véritables adversaires de la liberté."

Et l'on pourrait résumer ainsi toute cette discussion :
"Vous êtes un mauvais Français. — Pas tant que vous".
"Vous êtes un agitateur. — Vous en êtes un autre".
"Vous n'admettez pas la liberté. — Vous non plus".

B., répondant au premier reproche qu'on lui adresse, ne cherche guère à montrer qu'il est bon Français : ses adversaires ne tâchent pas non plus de prouver, quoiqu'il en semble, qu'ils défendent la liberté du théâtre , et l'ordre public immédiat. Leur argumentation à tous consiste, non pas à discuter le reproche qui leur est adressé, mais à retourner aussitôt ce même reproche à leur adversaire.
Il y a là sans un procédé de discussion courant et d'une assez grande portée. Chacun de nous a entendu dans une réunion publique :
"Vous êtes un réactionnaire, dit le socialiste au progressiste. Vous restez cantonné dans des formes sociales qui s'effritent un peu plus chaque jour. Vous ne savez tenir compte ni des conditions modernes de la vie, ni des aspiration nouvelles des peuples. — C'est vous le véritable réactionnaire, répond le progressiste. Vous voulez nous ramener aux temps primitifs où la propriété n'existait pas."
"Vous êtes en réalité un anarchiste, dit le progessiste au socialiste. Par la logique de vos idées vous êtes conduit à détruire tout ce qui est encore stable et ordonné dans notre société actuelle. — Vous êtes le véritable anarchiste répond le socialiste. En refusant systématiquement de tenir compte des besoions nouveaux du prolétariat et des conditions nouvelles de sa vie, vous créez un état de malaise et de désordre profond, qui est la plus douloureuse anarchie."

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A la suite de la publication des Demi-Vierges de M. Prévost, et dans l'intention de "dissiper la mauvaise impression produite par ce livre", un écrivain, M. Olivier de Tréville, interrogea plusieurs centaines de jeunes filles parisiennes et provinciales sur leur idéal, leurs goûts, leur genre de vie (2) . Il leur demanda ceci, par exemple : "Depuis plusieurs années, le journal et le roman peignent la jeune fille sous de bien laides couleurs. Je me refuse à croire que la jeune fille moderne soit ça, c'est-à-dire ce que prétendent journalistes et romanciers. Et vous ?"
Voici trois réponses :
"Dans le milieu où ils vivent, les romanciers ont vu des drôlesses et, se croyant dès lors suffisamment documentés, ils ont le cynisme de dire : c'est ça la jeune fille moderne..."
"Grâce à Dieu, la France possède bon nombre de vierges qui, à vingt ans, n'ont pas bu jusqu'à la lie la coupe des plaisirs, comme les filles de ces pessimistes ont dû le faire..."
"Ces fameux romanciers, si soucieux du document, ont dû vraisemblablement (pour la trouver si hideuse), étudier la jeune fille sur leurs filles à eux..."
Nos trouvons ici le même argument qui consiste à dire : "Nous sommes mal élevées, d'après vous, et de goûts pervers : ce sont les jeunes filles qui vous entourent qui ont ces goûts. Vous trouvez que la jeune fille française est hideuse : c'est votre fille à vous qui est ainsi."

J'ai entendu, il y a quelques jours, la discussion suivante, entre deux enfants :

— "Menteur !
— Tu en es un autre.
— Voyou !
— Tu en es un autre.
— Lâche !
— Tu ne t'es pas regardé.
— Voleur !
— Tu crois que tout le monde est comme toi.

Nous retrouvons ici, sous la forme la plus simple, la plus nue, le même procédé de discussion où le reproche aussitôt retourné contre l'adversaire qui l'a lancé, apparaît comme un commencement de preuve et une réponse victorieuse. Nous appellerons cet argument, d'après la réponse habituelle par quoi il se révèle, l'argument : "Vous en êtes un autre."

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"Je vous accuse de mensonge. Vous me répondez que je suis moi-même un menteur. Vous détournez la question. Il ne s'agit pas de moi ni de mon caractère. C'est d'abord à vous de vous justifier."
Voilà ce que pourrait répondre le premier adversaire. De fait, il semble bien que le lien logique entre les jugements "Vous êtes un menteur" et "Vous en êtes un autre" est, au moins, fragile. Vous ne niez pas que vous êtes un menteur mais vous ne l'avouez pas non plus. Alors pourquoi répondre ? et quel rapport avec mon accusation ?
C'est qu'un blâme n'est pas un simple jugement et nous ne disons pas de quelqu'un qu'il est malhonnête comme nous remarquerions qu'il est jeune ou âgé. C'est un fait plus complexe où intervient une appréciation morale et une comparaison.

Si nous disons à quelqu'un : "Vous avez un chapeau beige." il ne résulte rien d'autre de cette phrase que ce que nous avons exprimé. Il a un chapeau beige, et c'est tout. D'autres portent des chapeaux noirs, gris, blancs. Nous portons sans doute aussi un chapeau d'une couleur quelconque.
Si nous disons "Vous avez un chapeau élégant", la phrase prend déjà une portée différente. Sans doute notre chapeau à nous peut être élégant comme le vôtre, ou simplement banal. Mais nous laissons entendre que votre chapeau est supérieur au chapeau de telle ou telle personne, et, en général, si l'on peut dire, à la majorité des chapeaux.

Si nous disons maintenant : "Pourquoi portez-vous un chapeau déchiré ?" notre question a une portée plus précise. Elle signifie : "Nous ne portons pas, nous, de chapeau déchiré. Personne ne doit porter de chapeau déchiré. Vous avez tort d'en porter un." — Dire : "Vous êtes un menteur." revient à dire : "je ne suis pas un menteur, moi, mais vous en êtes un." Et si je porte moi-même un chapeau déchiré, si je suis moi-même un menteur, le reproche nous paraîtra à tous deux vide de sens ou risible. L'on s'égaye de celui qui "voit une paille dans l'œil de son voisin et ne voit pas une poutre dans le sien", du paresseux qui reproche aux autres leur négligence ; cest que son raisonnement : "[je ne suis pas paresseux, moi ; on ne doit pas être paresseux]. Pourquoi donc êtes-vous paresseux ?" nous apparaît vicié, par suite d'une erreur de fait dans la prémisse.
Et il semble, dès lors, que l'argument "Vous en êtes un autre" réponde diretement au premier terme, sous-entendu, du reproche "Vous êtes un menteur". Il ne s'attaque pas à l'accusation elle-même mais à la raison profonde qui la permettait.

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Quelle est la valeur de cette prémisse, et pourquoi, avant d'accuser quelqu'un de mensonge, convient-il de s'affirmer soi-même sincère ? — "Vous me dites que je suis aussi un menteur, pourrait répondre le premier adversaire. Peu importe. Qu'il m'arrive à moi-même de mentir n'empêche pas que dans cette circonstance particulière ce ne soit vous qui ayez menti". De fait, un menteur est très capable de remarquer les mensonges des gens qui l'entourent : il les remarquera d'autant mieux, peut-être, qu'il sait lui-même, par expérience, ce qu'est le mensonge et de quelles ruses il peut s'accompagner. Et l'on devrait sans doute attacher une valeur plus grande à ses constatations.

Oui, mais dire à quelqu'un : "Vous mentez" ce n'est pas faire une constatation. Ce n'est pas dire : "Ayant soigneusement observé votre conduite, il m'apparaît que vous avez dit un mensonge" mais bien : "Vous avez tort de mentir". Certaines idées sont des idées de faits, éveillant seulement en nous le souvenir de tel ou tel acte : ainsi de l'idée du menuisier, ou du forgeron. D'autres idées sont dès l'abord teintées de moralité, sentimentales, éveillant en nous, plus que des images précises, le blâme ou l'admiration : un lâche, un héros n'est pas un homme que nous condamnons ou que nous approuvons. Et le véritable sens du mot "menteur" est "celui qui a tort de mentir" et peut-être même, en général, celui qui a tort. Des mots comme voleur, menteur, assassin, ont un sens très vague parfois. J'ai entendu un cocher interpeller un conducteur d'autobus qui l'avait frôlé : "Va donc, eh, voleur !"
Or, quelle que soit la diffusion, dans une société, des sentiments moraux, et de cette chose plus fugitive : la nuance morale qui s'attache à un mot donné, il semble que certaines personnes puissent échapper à son influence. "Voleur" signifie pour nous "celui qui a tort de voler". Et cependant, si nous nous trouvons dans un milieu de voleurs, nous trouverons que c'est là une acception du mot qui nous devient personnelle ; et nous éviterons toute parole qui pourrait l'affirmer, si nous ne tenons pas à être désagréable à ceux qui nous entourent. Ainsi encore, dans un pays où "tailleur" signifierait "celui qui exerce un métier vil", les tailleurs auraient quelque chance d'échapper, sur ce point, au sentiment commun.

L'on admet ainsi que le voleur ne partage pas les idées courantes sur le vol, ni le menteur sur le mensonge, ni même tous deux les sentiments communs sur l'honnêteté en général. L'on aura moins confiance dans la parole d'un assassin que dans celle d'un "honnête homme". Des fautes, correspondant à des actes très différents, paraissent ainsi être en rapport étroit les unes avec les autres. — "On vole un œuf, puis on vole un bœuf et puis l'on assassine sa mère" — sans doute pour leur qualité commune de fautes. Il y a quelques années, un maître d'hôtel fut acusé d'avoir assassiné son patron, et passa devant la cour d'assises. Il n'y avait contre lui que des preuves assez vagues. Cependant l'on apprit, au cours des débats, qu'il était pédéraste et ce fut là la principale raison, sans doute, de la condamnation qui suivit. Ses dénégations , en tout cas, prenaient moins d'importance. Il n'y avait guère à discuter avec lui, pas plus qu'avec un voleur sur le vol ou avec un menteur sur le mensonge, car toute discussion suppose un fond d'idées morales communes. B. pouvait répondre à un adversaire parce que tous deux admettaient qu'il est bien d'être un bon Français, de respecter la liberté, de participer à l'ordre social. Cependant, s'étant retranché dans ces opinions solides et couramment admises, chacun voulait en chasser l'autre et lui disait : "Je suis seul à croire qu'il convient d'être un bon Français, de respecter 'ordre et la liberté".
Et dès lors l'argument : "Vous en êtes un autre" prend un sens nouveau. Il signifie : "Vous ne pouvez pas me juger. Etant menteur vous-même, vous ne pouvez pas parler de mensonge. Etant un mauvais Français vous ne pouvez parler de patriotisme. Les mots n'ont pas pour nous deux le même sens. Vous êtes en dehors de la conscience commune".

L'on pourrait rappeler ici un vieux raisonnement, de ceux que l'on a coutime d'appeler sophismes : "Apollodore de Crète dit que les Crétois sont menteurs ; mais il était Crétois ; donc il a menti ; donc les Crétois ne sont pas menteurs ; donc Apollodore n'a pas menti ; donc les Crétois sont menteurs..." Et il n'y a là qu'une forme amusante donnée à cette idée très banale qu'un menteur doit toujours mentir. "Vous en êtes un autre" c'est à dire : "Vous êtes un menteur. Donc vous mentez. Donc je ne suis pas un menteur". — Ou bien : "Vous êtes un mauvais Français. Donc il n'y a pas à tenir compte de vos opinions. Donc je suis un bon Français."

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En réponse à l'accusation : "Vous êtes un menteur", une auttre attitude serait possible. Elle consisterait à montrer que le reproche est mal fondé et nous ne atteint pas (3). L'on peut imaginer une des jeunes filles, qui ont répondu à M. de Tréville, analysant avec patience ses sentiments, nous racontant longuement l'emploi de sa journée, pour conclure qu'elle ne trouve vraiment rien e pervers dans sa conduite. Mais une telle réponse nous serait suspecte. Il est dangereux, parfois, de si bien montrer que l'on est innocent : l'on paraît trop connaître la faute dont il s'agit. En tout cas, se défendant contre elle, on reconnaît l'accusation, et qu'elle ne manquait pas de fondement. Il est telles discussions d'où l'on ne peut sortir vainqueur, aux yeux du plus grand nombre, quelle que soit le finesse et la vérité des arguments imaginés ; c'est que dès l'abord elles étaient placées sur un mauvais terrain : un accusé apparaît ainsi un demi-coupable ; même si, dans la discussion, il a su convaincre le jury de son innocence, il reste, après le verdict d'aquittement, un peu suspect. Il est le "monsieur qui a eu une vilaine histoire". C'est lui, et non pas le juge d'instruction, ni l'avocat général, qui est malgré tout le véritable vaincu.
Si je suis traité de menteur, mon adversaire aura déjà de son côté, avant toute discussion, avant ma réponse même, les gens qui pensent avec lui que le mensonge est un défaut. Il fait à ces gens une politesse en m'accusant. Il leur dit : "Je ne mens pas. Je suis comme vous. Nous sommes tous honnêtes. Mais celui-là ment".
Et si j'accepte de me défendre sur ce terrain, si je cherche patiemment à montrer que je n'ai pas menti,,je reconnais d'abord que l'accusation était en partie fondée, ou pouvait paraître telle, puisque je la discute ; et j'attire en même temps l'attention, en les critiquant, sur les raisons qui pouvaient la fortifier. En tout cas je reconnais que mon adversaire est honnête, qu'il est dans le même groupe que tous les honnêtes gens, et je cherche seulement à rentrer, moi aussi, dans ce groupe ; j'accepte d'être seul contre eux tous, et je leur demande de me prendre parmi eux ; je les reconnais pour mes juges. par là je m'avoue inférieur à eux, je suis déjà à moitié vaincu.

Mais si, au contraire, refusant de me défendre, j'accuse immédiatement mon adversaire de la même faute qu'il me reprochait, j'égalise les chances ; le même soupçon est contre chacun de nous. La lutte devient égale.
Il disait simplement : "Vous êtes un menteur". La première partie de son raisonnement : "je ne mens pas", il la cachait avec soin paraissant la considérer comme une chose si évidente qu'il était même inutile de la rappeler. Il se constituait ainsi une position inexpugnable d'où il partait en guerre pour venir m'attaquer. Et moi, l'accusant à son tout de mensonge, je vais donc le chercher jusque dans ses retranchements. Je me crée, à mon tour, une position inexpugnable : "Puisque je vous attaque aussi, c'est donc que je suis sûr de moi et que je juge inutile de me défendre". Et l'art de discuter consiste ainsi, très souvent, à passer sous silence, à considérer comme évident le point en réalité le plus discutable, pour porter l'effort de la discussion sur une question secondaire où une défairte possible présente de moins grands dangers. Ainsi du voleur qui s'enfuit criant lui-même : "Au voleur !" et ameutant la foule. Il imagine la personne qui l'accuserait : "Vous avez volé !" et lui répond par avance : "C'est vous le voleur !" Il affirme ainsi son honnêteté avec adresse. S'il criait, même avec la plus grande conviction "Je n'ai pas volé !" il serait vite suspect.
Car il est délicat et dangereux de justifier sa conduite. Le moyen le plus sûr de ne pas être vaincu est ici de refuser le combat. Et c'est bien à refuser un combat, dans les conditions où l'adversaire voulait l'engager, que va tout l'effort dialectique de l'argument : "Vous en êtes un autre".

Jean Paulhan


    1 - L. de Montesquiou, dans l'Action française.
    2 - O. de Tréville, Les jeunes filles peintes par elles-mêmes, Ollendorff, 1901.
    3 - Ce serait l'argument : "Je n'en suis pas un".