Une opinion au sujet de l'accord franco-allemand
Jean PaulhanArticle paru dans Le Spectateur, n° 31, janvier 1912.
Un conte populaire dit que Rabbe, ayant échangé son cheval pour la voiture de Verdier, fut longtemps inquiet sur la justice d'un tel échange. Se croyant volé, il examinait avec soin la voiture et lui cherchait des défauts. Mais il entendit un jour Verdier dire du cheval : « Cette rosse.... » Dès lors il fut rassuré et connut qu'il avait gagné au change. Au lendemain de l'accord franco-allemand l'opinion publique a été dans une hésitation pareille. L'on avait parlé, comme choses également possibles, du départ de M. Lebrun, ministre des colonies français, et de celui de M. de Lindequist, ministre des colonies allemand, M. de Lindequist ayant démissionné, l'opinion courante décida que la France gagnait au traité et que l'Allemagne y perdait. Nous avons tous entendu, dans un café, dans une réunion politique : « D'abord, moi je ne sais pas ce que vaut le Maroc. Je n'y suis pas allé. Je ne connais qu'une chose: c'est que les Allemands se plaignent, et par conséquent nous les avons roulés. » L'on trouverait, dans les journaux français de novembre 1911, le reflet d'un tel état d'esprit. En voici un exemple récent, entre bien d'autres: « Les protestations qui se sont élevées en Allemagne au moment de la publication du traité prouvent surabondamment que les intérêts de la France ne sont pas lésés, et qu'au contraire la prise de possession du Maroc apporte des avantages considérables... » (Le Rappel, 5 décembre 1911). Et l'on résumerait ainsi les raisons d'une telle opinion : toutes les fois qu'un marché est conclu, l'un des deux contractants y gagne, l'autre y perd. L'on peut reconnaître celui qui perd à ce qu'il se plaint, celui qui gagne à ce qu'il est joyeux. Que ces raisons soient entièrement valables, l'on peut en douter.
Tout d'abord un marché peut décevoir sans pour cela que l'on y perde : c'est le cas dans lequel on attendait de ce marché de très grands avantages; il suffit alors qu'ils se trouvent légèrement inférieurs à notre attente pour nous donner du mécontentement — plus peut-être que si, attendant peu du marché ou n'en attendant rien, nous nous trouvions y perdre un peu. Les déçus sont ceux qui obtiennent moins qu'ils n'espéraient et non pas ceux qui perdent plus qu'ils n'étaient décidés à perdre. Une des grandes déceptions semble être celle du voleur qui trouve vide le porte-monnaie qu'il vient de prendre. De plus, le marché conclu, chacun des contractants a intérêt à se plaindre. Et c'est tant mieux pour lui, s'il se plaint le premier — se croyant d'ailleurs victorieux ou vaincu, il importe peu ; il se ménage ainsi une revanche prochaine. Ou bien, il peut faire valoir sa générosité et son désintéressement. Il sera le vaincu magnanime qui a accepté une humiliation par amour de la paix. Il y a sans doute une autre erreur dans l'opinion qui nous occupe. L'on imagine trop volontiers les discussions préliminaires d'un accord pareilles aux hésitations d'une balance. M. Cambon jetait dans son plateau un léger avantage et, pour rétablir l'équilibre, M. de Kider-len-Waechter jetait un autre avantage dans le sien. A la fin des négociations, de quel côté penchait la balance ? Il serait facile de critiquer le rôle excessif joué par l'idée d'une balance dans notre conception d'un accord ou d'un marché. Deux nations peuvent gagner à cet accord, elles peuvent aussi y perdre toutes deux. Les plateaux de la balance fantastique peuvent se trouver au même moment à leur plus haute comme à leur plus basse position. Chaque nation à ses qualités propres, sa méthode particulière de colonisation. C'est peut-être de ce point de vue qu'il eut fallu envisager le protectorat de la France sur ces côtes barbaresques, où les civilisations phénicienne, grecque, romaine, arabe et turque se sont succédé depuis des siècles sans avoir su laisser une trace de leur effort.
J. P.